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VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE

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DES ANIMAUX

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PAR GRANDVILLE.

ÉTUDES DE MCKtRS CONTEMPORAINES

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sous LA DIIIEGTION DE M. P.-J. STAHt,

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MM. Dl RAI.IAC, L'HIRITIBK (Ul L' A I (l) , A LPR KD DK HU8SBT, FAUI. DK NU8SBT, OBARLES KODIIB. IIADANI H. NBIIR88IIR NODI IR, 1.01)18 VIARDOT.

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PARIS,

J. IIEÏZKL, ÉDITEUR,

RI K IIK SKI^K-NAIIHT-Gl'iRNAlN. 33.

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ÉTUDES DE MClCtKS CONTEMPORAINES

sous LA DinECTION DE M. r.-J. STAHI.,

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J. HETZEL, ÉDITEUR,

RI K IIK SIcnK-KAnTGI-HMAiN, 33.

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«onslituliim, quanti dos signos (pii n'annonconl, hélas! rien lie Ihui, vinrent nous effrayer pour les dpslint^es de noire s»i- i-iété animale.

Au moment on s'y attendait te moins, des nuages noirs et épais s'étaient montrés à l'horizon, et, se répandant à tra- vers le ciel, avaient, en un instant, fait du jour la nuit.

Nos savants astronomes, qui déjii sont venus à bout d'é<-lair- cir fR point très-obscur de la nàrmtntf'n-, qui consistai! à dé- montrer que les jours se suivent cl se ressemblent, saisirent avec empressement cette occasion de faire faire un nouveau pas à la science, et, munis de leurs lunettes d'approche, ils grimpèrent sur la ptiinle du paratonnerre dtmt ils ont fait leur observatoire.

Là, aidés de tout ce qu'une eupérience consommée ajoute Ji beaucoup de sagacité naturelle, iïs étudièrent pendant plu-

ËNCOBi: UNE KËYOLUTIOM :i

:$Î6un> beuro8 ces winbTes phénomènes ; mais il leur fut im- possible d'y rien comprendre ; et. telle est la conscience de ces illustres savants, que, de peur de se tiH>mper, ils ont mieux aimé se taire, n*osant hasarder aucune conjecture. Nous attendons.

Veuillent les Dieuii que rien ne vienne justifier nos appiH)- tensions !

Par». 27 nonrmbrt IMI.

Nous cecevons de l'Observatoire l'avis suivant :

« Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la na- <( ture du phénomène qui nous a inquiétés. Si nos calculs ne « nous trompent pas, et si nous sommes bien informés, ces <i nuages ne sont rien moins qu'un innombrable amas de « Moucherons et autres Insectes armés de toutes pièces. Celte « prise d'armes serait le résultat d'un vaste complot qui au- « rait pour but de renverser l'ordre de choses établi dans « notre première assemblée. I^ conspiration se serait ourdie u dans un coin du ciel. Pourtant, comme les Moucherons n'ont « jamais passé pour avoir des opinions politiques bien tran- « chées, nous espérons pouvoir démentir demain la nouvelle « que nous vous donnons aujourd'hui comme certaine. En « tous cas : CaveaiU consules! Ne vous endormez pas. »

Non, nous ne dormirons pas, et puisque nous avions trop

* ENCORK UNK RÉVOLUTION'.

préjugé de la sagesse de nos frères, puisque l'anarchie veille, nous veillerons avec elle et contre elle.

Comme première mesure d'ordre, et pour satisfaire au vœu général, nous publierons de jour en jour, d'heure en heure, s'il le faut, et sous ce titre : U lUotùteur des Ammaux, un bul- letin des événements qui se préparent, de façon que chacun puisse se donner le petit plaisir d'en causer avec ses amis, et de les commenter à sa manière.

Le Singe, lk Peurihidet et i>; Ci»q.

MONITEUR DES ANIMAUX.

Nous ravions prévu. Les nouvelles que nous avions re- çues de rObservatoire sont aujourd'hui confirmées. Des déswdrés graves et qui ont le caractère d'une véritable sé- dition ont éclaté cette nuit. Une petite poignée de factieux, détachés au nombre de trois cent mille environ du corps d'armée principal^ et commandés par une certaine Guêpe connue pour l'exaltation de ses principes, vient de s'abat- tre sur le faite du labyrinthe. L'intention hautement avouée des factieux est d'exciter la Nation Animale à la révolte et d'obtenir; le glaive en main^ ce qu'il leur plaît d'appeler une réforme générale.

Quelques Mouches sensées ont vainement essayé de rap- peler cette troupe égarée à de meilleurs sentiments.

Leur voix a été méconnue. Quoi qu'il arrive, nous sau- rons tenir tète à rorage, et nous espérons, avec Taide des

(> E.NCORt: UMi: RÉVOLUTION!

Dieux, repousser ces odieuses tentatives. « Les troubles, a (lit Montesquieu, ont toujours affermi les empires. »

Le capitaine de nos gardes ailés^ le seigneur Bourdon, n'a pu réussir à disperser les factieux. 11 a cru^ avec rai- son, devoir reculer devant l'effusion du sang, et s'est con- tenté de couper les vivres et la retraite aux insurgés qui, dans quelques heures, auront à subir les horreurs de la faim. Cette humanité du seigneur Bourdon mérite les plus grands éloges. Les révoltés, s'étant barricadés sous le cha- piteau du labyrinthe avec des feuilles mortes et des brins d'herbe sèche, sont, dit-on, en mesure de soutenir un siège régulier. L'espace occupé par eux est d'au moins dix-huit pouces en largeur sur dix de profondeur.

Les bruits les plus contradictoires se croisent et se suc- cèdent. On a été jusqu'à nous accuser, par une ridicule in- terprétation de notre précédente citation de Montesquieu, d'avoir sous main fomenté la révolte. « Les tyi*ans, a dit un des plus fougueux orateurs de la troupe, craignent toujours que leurs sujets soient d'accord. » Que répondre à de pareilles absurdités? Si les chefs d'une nation n'a- vaient à craindre quç l'accord de leurs sujets, ils pour- raient dormir tranquilles.

KNIIOUK i .\K hRVOI.UTION:

On assure que les Moucherons révoltés cherchent à or- ganiser l'agitation sur tous les points. Un d'eux, le Clairon, musicien habile, a improvisé une marche guerrière inti- lulée le Rnpffel des Momherons.

Nous entendons d'ici les accents de cette musique im- pie, dont les sons nous tirhvent à lo fois de toutes les hauteurs de Paris, le Panthéon, le Val *- - Grèce , la tour Saint^acques-la-Boucherié, la Salpétriëre, le Père- I^chaise, les colonnes de la barrière du Trône et les buttes Montmartre, sur lesquels des émissaires ont été envoyés par les chefs du mouvement. Quel(|ue8 prison- niers ont été faits, maià il a été impossible de les faire parler. « Nous sommes blancs comme neige, ont-ils dit; nous ne savons pas pourquoi nous sommes arrêtés, mais c'est égal, prenez nos têtes! Vos têtes, Messieurs,

KNCORK IINK ItÈVOLUTIOM

(|uVi» retions-iious? Que peut-on faire de la IMe d'un iVl(Mirliei'Oi)? »

htiirtnnt anus examinerons celte proposition.

Les prétentions des rebelles sont maintenant connues. L'intérêt général a servi de prétexte à des ambitions per- sonnelles et à des haines particulières. C'est d'une révo- lution littéraire qu'il s'agit : on veut nous forcer à donner notre démission!!! Si nous refusons, on nous menace d'une concurrence : nous n* la craignons pas. Man- dataires de tous, nous n'abandonnerons pas le poste qui nous a été confié : on ne nous arrachera noire place et notre traitement qu'avec la vie. Le bien public nous ré- clame, c'est à lui seul que nous nous devons.

Mais que nous reproche- 1- on? Avons-nous été injustes ou partiaux? N'avons-nous pas suivi notre programme cl imprimé tout au long ce qu'on a bien voulu nous envoyer, sans préférence, sans choix, aveuglément, comme doit le faii'e tout bon rédacteur en chef? N'avons-nous pas des papiers par- dessus la tète? de l'encre Jusqu'aux coudes

K.Nt:ORK IINF. BKVOIJITIOM

et à mi-jaaibes? Si nous n'avons pas bien fait, enfin, a-(-iI tenu à nous que nous ne fissions chef-d'œuvre?

ijp rhef de l'insurrection est un Soaral)ée! le Scarabée HBncuLK ! Le beau nom !

Coonaissiez-vous le Scarabée Hehcule? Nous méprise- rions des attaques parties de si bas, si nous ne savions que la faiblesse elle-même a son aiguillon, et que l'es- pace que parcourt son dard lui appartient.

C'est donc dans une intention dont chacun appréciera les motifs, que nous avons ordonné les mesures suivantes :

« V La tête du Scarabée Hercule est mise à prix. Une récompense honnête sera donnée à relui qui nous le livrera mort ou vif (nous l'aimons mieux mort}.

Itl KNCUHK IIM-: UËVULCTIO.N!

" 2" Il sera |noeétlé imnicilialemenl à une levée de trou- pes extraordinaires, et bientôt nous aurons à opposer aux rebelles neuf cent mille Mouches, parfaitement équipées, qui auront à combattre la révolte dans les plaines de l'air ou de la terre, partout enfin l'ordre sera menacé.

« 5" Messieurs les commissaires de police devront tou- jours avoir dans leur poche une écharpe, et même deux écharpes, si leurs moyens le leur permettent.

A" Les rassemblements qui se composeraient de plus d'un Animal seraient dispersés par la force; cet avis con- cerne plus particulièrement les Autruches, les Canards et autres Animaux socialistes qui ont la manie de se réunir en ({roupes.

« 5" Nous engageons tous les Animaux honnêtes à rester chez eux, à ne pousser aucun cri, à se coucher tôt, à se lever tard et à ne rien voir ni entendre. Une pareille con- duite prouvera aux factieux combien leurs projets trouvent

KNCOHE UNK BÉVOLUTIOM 11

peu (le sympathies dans la partie érlaii-ée de la popiiliidon aDimale. >

Uu Cerf-Volant nuus a été uuvuyé en parlemunlairo ; nous avons daigné l'écouter et lui répondro. « Vous avez parlé, nous a-t-il dit, il n'y en a eu que pour vous; à chacun son tour. Nous sommes trente-trois millions là- bas, tous extrêmement las de ne faire aucun bruit dans le monde. Nous voulons tous parler et tous écrire. L'égalité est-elle un droit, oui ou non? •>

» Qu'est-ce qu'un droit? lui répondit un vieux Corbeai que nos lecteurs connaissent ; summum Jtis, aumma injuHii; si vous voulez tous parler, tous les in-folio du monde n'y suffiront pas, dût chacun de vous se contenter d'écrire pour sa part, non une page, mais une ligne, mais un mot, mais une lettre, mais une virgule et moins encore. »

Cette réflexion si judicieuse fut naturellement trouvée absurde.

* laissez iUmc, dit le Ckrf-Volant ; que ne dites-vous

12 ENCOKE UNE RÉYOLUTIOM

tout de suite que le Dieu des Scarabées n'a pas fait assez de terre, et de ciel, et de lumière, et de feuilles d'arbres, et même de feuilles de papier, pour que chacun en ait sa part sur cette terre. Du moment il est juste que tout le monde puisse écrire, cela doit être possible. »

0 folie! va tu voudras, ton triomphe est assuré !

Hélas ! la guerre civile s'avance vers nos vallées pai- sibles ; l'esprit de révolte a passé des Insectes aux Oiseaux et des Oiseaux aux Quadrupèdes. L'alarme est partout. Les portes des cages ont être fermées, ce qui est particu- lièrement désagréable aux Animaux qui se plaisent à pren- dre l'air sur le pas de leur porte pour savoir ce qui se passe dans les cages voisines. Qu'on se rassure pourtant, nous connaissons la sainteté de notre mission, et nous saurons la remplir tout entière. Les Oies n'ont point en- core abandonné la garde du Capitole.

Un nouvel appel a été fait aux mécontents, et nous apprenons que les Chattes françaises se sont définitivement déclarées contre nous. Leur adhésion à la révolte a été long- temps incertaine; entre le oui et le non d'une Chatte fran- çaise, il n'y a pas de place pour la pointe d'une aiguille. Elles

ENCORE UNE UÈVOLUTION! 13

ont été entraînées par une des leurs^ qui ne nous a pas par- donné d'avoir accordé la parole à une Chatte anglaise dans un livre français. Si ce qu'on nous dit est vrai, cette maî- tresse Chatte aurait forcé son honnête mari, qui avait toujours passé pour être le plus saint homme de Chat du quartier, à se mettre à la tête des mécontents de son es- pèce. Elle-même va, dit-on, de Tun à l'autre, exaltant les modérés et miaulant avec les exaspérés une espèce de Marseillaise il n'est nullement question de la patte de velours de la paix. Elle ne s'adresse pas seulement aux Châts, mais bien aux Chattes, ses sœurs, qu'elle invite à suivre son exemple : « Vous que votre sexe semble éloigner des affaires politiques, dit-elle, faites appel à vos maris, à vos frères, à vos amis, à vos fiancés ! ' qu'aucune partie de plaisir sur les toits du voisinage ou dans les gouttières des serres chaudes ne vous arrête. . N'épargnez rien, et ne craignez rien, on vous foulera, on vous écra- sera, qu'importe ! . . . »

On Ta dit, le mauvais exemple vient toujours d'en haut. Les révoltés n'étaient que des instruments entre les mains de personnages haut placés. Qui l'eût cru pourtant? C'est I'Éléphant, un des Animaux les plus considérables et les plus considérés du Jardin, qui n'a pas craint de compro-^

' hf lires de Londreg, pr J. I/**.

Il ENCORE UNE RÉVOLUTION!

mettre sa gravité dans une pareille affaire. Vous êtes bien gros, Monseigneur, pour conspirer. Ne voyez-vous pas qu'on prend pour dupe voire Grosseur, et vous con- vient-il d'apprendre que celui qui vous met en mouvement c'est le Renard?

Animaux! retenez bien ceci : il ne faut pas plus juger d'un Renard par ses paroles, que d'un Cheval par la bride.

À la bonne heure, les révoltés jouent cartes sur table et brûlent leurs vaisseaux ; rien ne manque à cette insur- rection : dans leur stupide confiance, les coupables se char- gent de nous fournir eux-mêmes les preuves des crimes dont ils auront à rendre compte un jour. Les révoltés ont répondu à notre journal par un autre journal. Mais quel journal ! le nôtre est plus grand de moitié.

Nous empruntons au premier numéro de la feuille anar- chique, te Journal libre! (est-ce que le nôtre ne Test pas?) la pièce suivante, qui nous initie aux plus secrets détails de la conspiration. Le bon sens de nos lecteurs fera justice des abominables théories de ces ennemis du repos public. Nous ne changeons pas un mot à ce curieux document, auquel nous nous réservons de répondre.

Voui ttti btcD groi, Honirignciir , pour contpiri'

LK JOURNAL LIBRE.

RE^'UE DE L4 RBFOIHE ANIMALE.

Les amis de la liberté se sont rassemblés hier dans le Cabinet d'histoire naturelle. C'est dans les vastes salles des empaillés qu'a eu lieu cette réunion préparatoire.

Il était très-tard. Le signal donné, les conjurés entrèrent les uns après les autres, puis, s'étant salués du geste sans root dire, ils al- lèrent se ranger silencieusement dans les sombres galeries à côté des froides reliques de leurs aïeux, que Ton eiH dit autant de fan- tômes assoupis.

Il semblait que le silence eût fait un désert de ces vastes cata- combes. L'immobilité était telle, qu'on ne pouvait distinguer les morts des vivants.

L*Éléphant, l'AiGLE, le Bdfflk et le Bison arrivèrent, chacun de son côté, comme si une invisible puissance les eût fait apparaître toute coup. Pour qui ignore que l'amour de la liberté transpor- terait des montagnes, la présence de ces nobles Animaux dans ces hautes galeries eût été inexplicable.

Quand la réunion fut complète, le Bison prit la parole en ces termes :

« Frères, dit l'orateur, en regardant l'un après Taulre tous ceux qui se trouvaient là, nous n'avons encore rien dit, et pourtant nous savons tous pourquoi nous sommes ici.

« Disons-le donc, puisque aussi bien nous sommes tiers de le penser : nous sommes ici pour conspirer, pour défaire aujourd'hui ce que nous avons mal fait il y a un an, et pour aviser à mieux faire; pour abaisser, pour abattre ceux que nous avons élevés; pour agiter enfin la Nation Animale au nom de la révocation des rédacteurs.

16 KNCOKK IINK RÉVOLUTION î

" Je le déc^lare : il ne nous reste qu*une ressource, c'est le renvoi «les rtklaeteurs... Hourra pour le renvoi!

Tonnerre d'applaudissements.

« Frères, il faut que les raots aillent va la pensée, et si désolant qu'il soit pour vous de l'entendre et pour moi de le dire, je le dirai et vous l'entendrez : tout ce qui existe n'est bon qu'à aller en ruines, et ce serait mieux s'il n'existait rien!... Que nous a servi ce qu'on nous a fait faire? Ce livre publié, dites, è quoi a-t-il servi?

Tous : « A lien ! à rien ! »

« Cette lice chacun devait entrer, le plus humble comme le plus grand, pourquoi ne Ta-t-on ouverte qu'aux plaintes isolées d'un petit nombre ? sinon pour éloigner de la tribune nationale les cris de la détresse universelle. Ils n'ont travaillé que pour eux. Ils n'ont songé qu'à eux, et quand ils se sont vus puissants, ils ont dit : Tout est bien.

« Que nous revient-il de leur puissance? Notre terre à nous a-t-elle cessé d'être une vallée de larmes ?

IjC Cerf, VÉlkv et le Veau : « Non! non! »

« Frères, on a étouffé les voix généreuses qui ont voulu s'élever en faveur de la réforme bète-unitairc.

u Frères, notre régénération sociale n'a pas fait un pas depuis l'immortelle nuit les premiers efforts de notre liberté naissante ont été salués par les acclamations de la terre tout entière.

« Frères, nos rédacteurs en chef ont trahi leur mandat ! ils nous ont vendus ! vendus aux Hommes !

Tous : « C'est vrai ! c'est vrai ! on nous a vendus ! »

ENCOUt UNE KEVOLIJTION! 17

« Vendus aux Hommes ! ! ! Mais laissons les Hommes ; les Hommes ne sont aujourd'hui que nos seconds ennemis. Nos trais ennemis, les plus dangereux, ce sont nos rédacteurs !

«- Point de grâce pour ces traîtres qui, pour une caresse de leur gardien, pour une misérable subyention en pommes vertes, en coquilles de noix et en croûte de pain sec, ont trahi la cause sacrée de rémancipation des bétes ! A qui devons-nous d*ètre encore nous sommes? retournerons-nous ce soir? Sera-ce dans nos libres déserts, ou dans nos étroites prisons ? n

Le Tigre, d^une voix sombre : « Ce ne sera jms dans iios libres désntj» ! »

Tous en chœur -. « Helas! hélas! hélas! «

« Les nuages seront-ils notre toit, et la terre notre oreiller? Nom. Nous coucherons sur la paille humide des cachots.

« Hélas ! hélas î »

« Nous y pourrirons... Nous y mourrons... Je vous le dis en vi*- rite, nous tous qui sommes ici, nous mourrons dans les fers. Que nous accordera-t'K)n quand noirs ne serons plus? quand on nous aura rongés jusqu*au\ os ? »

IjC clHsur . « 0 douleur! douleur! »

«

Aloi*s lorateur, se tournant vers les squelettes conservés de dix mille générations d*Animau\ :

« Restes de nos pères! s*écrie-t-il : vous qui avez vécu, répondez, mânes désolés ; étiez-vous donc sortis dos mains du Créateur jK)ur mourir vous êtes?

« L'Animal est-il fait pour être empaillé et mis sous verre comme 11. a

18 ENCORE UNE RÉVOLUTION!

une curiosité, eu pour rentrer noblement, après avoir accompli sa destinée , dans le sein de la terre , sa mère , selon le vœu de la nature?

« Nous tous, sauvages enfants de la plaine ou de la montagne, devions-nous donc vivre un jour la corde au cou, entre quatre planches, et diner à heure fixe d*un diner tiré d'un buffet ?

« Frères, les plaintes ne soulagent pas un cœur oppressé : à quoi bon se plaindre ? Nos plaintes, qui les a entendues ?

« Frères, avez-vous renoncé à échapper aux Hommes? Vous lais- serez-vous arrêter à moitié chemin par la trahison?

]jt Chamois : « Plutôt les avalanches que les Hommes méchants !

« Frères, nous sonunes forts, et la liberté sourit aux braves. Heu- reux TAnimal qui ne dépend de personne.

« Frères, le plus fort, c'est celui qui ne craint rien.

» Frères, quand les lois ne commandent plus au peuple, il faut que le peuple commande aux lois.

r< Frères, la liberté enfante des colosses; mais que faire d'une loi qui d'un Aigle fait un OisoiN, et d'un Lion un bavard ?

« Frères, dût la société tomber en poussière, il faut détruire cette loi mauvaise. »

S'il faut en croire le complaisant rédacteur de cette pompeuse relation^ l'effet de ce discours fut prodigieux Nous ne répondrons qu'à un seul point de ce merveilleux dithyrambe. Vous dites donc^ citoyen Bison^ que nous vous avons trahis, que nous vous avons vendus!... Oui^ nous vous avons vendus^ et nous en sommes fiers; nous vous avons vendus à 20,000 exemplaires ! En eussiez-vous su

tlNCOKË UNE RÉVOLUTION! 49

faire autant? N'est-ce pas grâce à nous que vous avez com- mencé à valoir quelque chose?

Le DOYEN du Jardin des Plantes, un vénérable Buffle, dont nous aimons la personne et dont nous estimons le caractère, sans partager cependant toutes ses opinions, prit alors la parole et répondit en ces termes au discours du BisoN, son cousin :

« Mes enfants, dit le vieillard, je suis le plus vieil esclave de ee jardin. J'ai le triste honneur d'être votre doyen, et, des jours si éloignés de ma jeunesse, je me souviendrais à peine, si Ton pouvait oublier qu'on a été libre, si peu libre qu'on ait été. Mes enfants, c'est en vain que trente tfns d'esclavage pèsent sur mes vieilles épaules : quel que soit mon ège, je me sens rajeunir à la pensée que le jour de la liberté viendra. »

Bravos prolongés.

« Je parle de votre liberté, mes enfants, et non de la mienne, oar mes yeux se fermeront avant que le soleil ait éclairé un jour si beau : esclave j'ai vécu, esclave je mourrai !

Non ! non ! s*écria-t-on de tous côlés, vous ne mouri-ez point ! »

N Mes bons amis, reprit le vieillard, il ne serait pas en votre pouvoir d'ajouter une heure à ma vie. Mais qu'importe? ce n'est pas de ceux qui partent, c'est de ceux qui restent qu'il faut s'in- quiéter ; ce n'est pas la liberté d'un seul ou de quelques-uns, c'est la liberté de tous qui m'est chère, et c'est au nom de cette précieuse lilierté de tous que je vous conjure de iTslor unis. »

Humeur en sens divers.

20 KNCOHt LNk: KKVOLyTION!

« Mes enfaDts, ne vous arracher (N)$, De vous disputez pas les mi- sérables lambeaux du pouvoir. Quand vous aurez changé votre che- val borgne contre un aveugle, croyez-vous que les choses en iront mieux? Pensez aux petits, aux classes faîMes et dépouillées qui souf- frent de toutes ces divisions, et dites-vous, dites-vous à toute heura du jour, que le bien ne saurait s*acheter au poids d'un si grand mal : un ])eu plus ou un peu moins de puissance pour quelques-uns d'entre vous, qu'est-ce à côté de la paix entre frères, et de Tunion de tous? »

La fin de ce discours fui écoutée avec froideur; le res- pect qu'on avait pour l'orateur empêcha seul toute mani- festation contraire. Le vieux Buffle vit bien qu'il n'avait convaincu personne, a La guerre civile mène au despo- tisme, et non à la liberté, » dit le sage vieillard en repre- nant tristement sa place. . Sommes-nous au sermon! s'écria le Locjp-Certusr.

Il va sans dire que Messieurs les conjurés ne s'arrêtèrent pas en si beau chemin. Il n'y a jamais tant d'orateurs que quand les affaires vont mal. Après les discours du Bison et du Buffle, vint celui du Sanglier, qui parla tant qu'il eut de la voix, « et avec une telle éloquence, dit le Journal de la Réfoî^ie, que notre sténographe lui-même, partageant Té- motion générale, se trouva hors d'état de tenir la plume. »

Nous en restons de nos citations; et si Messieurs les révoltés veulent bien nous le permettre, nous allons com- pléter ce récit avec des détails authentiques, que nous tenons d'un Furet de nos amis qui s'était imprudemment

p

KiNCOKE UNE HÉVOLUTIOM 21

laissé entraîner à cette réunion dont il avait été, du reste, bien loin de prévoir le but :

Pendant trois heures, et sans respect pour le lieu Ton se trouvait, sans respect pour les morts, les salles tremblèrent sous un tonnerre continu, incessant, indes- criptible de cris, de trépignements, de grognements et d'applaudissements. Cent cinquante-deux orateurs parlè- rent successivement ! ! ! « On put les voir, mais non les entendre ( Dieu merci ! ). » Notre correspondant ajoute que, depuis la première assemblée, Tart de crier, de siiller et de hurler, a fait des progrès inimaginables, et qu'en Angleterre, même dans le plus turbulent des meetings, on ne trouverait rien qui pût approcher de ce qu'il a vu et entendu.

Un de ces pauvres vieux Chiens, qui n'ont plus guère d'illusions et qui se font un titre de leur indifférence, même, pour entrer partout, se trouvant là, essaya de se faire écouter.

Si nous sommes vaincus? disait-il.

Pense aux coups à donner, et non aux coups à re- cevoir, lui répondit le Sanglier avec cette brutalité de manières qu'on lui connaît.

A la porte, le CmEN! s'écria THyène, en le regar- dant de travers. Il ne s'agit pas d'aboyer ici, mais de mordre : va-t'en !

Monsieur est un mouchard, dit une petite voix flùtée, celle de la Fchjine.

*ii KNCOKE UNE KÉYOLtTIONî

Le prudent Animal n'en écouta pas davantage, il eut le bon esprit de sortir philosophiquement par la fenêtre qu'on voulait bien lui ouvrir. Qu'il arrive par hasard à un pauvre diable d'avoir raison, soyez sûr qu'on ne I écoutera pas.

Mais le peuple aime les rédacteurs, dit le BéuER.

Le peuple les oubliera, répondit le Loup.

Et il les haïra, ajouta THyène.

Et s'il oublie ses admirations, il garde ses haines, dit le Serpent.

Bêh, bêêh, bêêééhhh, bêla le Bélier, sur lequel cha- cune de ces paroles tombait comme un marteau.

Tout le monde parlait, et personne ne se répondait. Maître Renard, voyant que, dans ce touchant concert, chacun s'apprêtait à faire sa partie sans songer à prendre le ton de son voisin, et que les choses allaient se gâter, monta sur un bahut, et parvint, ncm sans peine, à obtenir quelque attention.

« Messieurs,.... dit-il.

Veux-tu te taire, hurla le Loup, nous ne sommes pas des Messieurs.

« Animaux,.... reprit le Benard.

A la bonne heure, dit le Loup. Bravo !

Bravo! répétèrent tous les assistants.

« Animaux, nous sommes tous d'accord....

ENCORE UNE RÉVOLUTION 23

~ Non! dit une voix à gauche.

Si! si! s'écria une autre voix.

«Vous le voyez, reprit le Renard, nous sommes tous d'accord. La question est maintenant nettement po-

«

sée : il s'agit d'un livre à achever, et de savoir qui parlera ou qui se taira, si ce sera une Couleuvre ou un Serpent, une Oie ou un Dindon ?

Très-bien ! s'écria TOie.

Très-bien! dit le Dindon. Le Renard continua :

« Animaux, cette question est si grave, que je suis d'avis que nous fassions ce qu'on a coutume de faire quand on n'a pas une minute à perdre : prenons nos aises et ajournons la discussion. Cette séance, qui d'ailleurs n'aura pas été perdue pour la bonne cause, nous a tous fatigués, et nous ferons bien d'en rester pour aujour- d'hui. Mais jurons que demain, avant que l'astre du jour ait achevé sa carrière, cette grave question aura reçu sa solution.

Nous le jurons! s'écrièrent tous les conjurés.

u C'est bien, dit le Renard ; et maintenant que chacun s'aille coucher, et se demande, au moment de s'endormir, comment il convient que d'honnêtes Animaux s'y pren- nent pour faire une petite révolution qui profite à tout le monde sans gêner personne. La nuit porte conseil, et demain à pareille heure nous prendrons une détermi- nation. »

2^ ENCORE UNE RÉVOLUTION!

L'avis du Renard fut adopté. Le sommeil parlait avec lui et gagnait tout le monde. La séance fut levée..

Notre correspondant prétend avoir remarqué que maître Renard faisait à chacun des saints enflés de magnifiques paroles^ et qu'il abandonna la salle le dernier.

Cela va bien^ dit-il tout bas à une petite Fouine de ses amies^ cette eau coule parfaitement.

Et demain elle coulera mieux encore, Monseigneur, repartit la Fouine en minaudant.

C'est ce que nous verrons, Monsieur le Renard. Nous connaissons vos projets, et nous saurons les déjouer.

Nous laissons aujourd'hui la parole aux événements, chacun fera la part des responsabilités.

La patrie et la publication sont en danger.

Une foule immense se presse aux portes de la rotonde le discours du Bison a été affiché. On ne reconnaît plus les cabanes, tant elles sont chargées de drapeaux et de placards séditieux ; on trouve un cours complet de poli- tique sur les murailles, et le nombre des mécontents s'ac- croît de minute en minute. L'occasion est le tyran des gens faibles : les groupes se grossissent, surtout de Gobe- Mouches, de Bécasses, de Buses, de Gros Becs, de Dindons et autres bêtes altérées d'encre. Des processions de fac- tieux parcourent les allées en chantant, et en sifflant des

-v>sx„.

Un iw ujl il'uu ili >i

KNCOliE UNE liftVOLlJTION! ^5

refrains séditieux. (Jn Singe, indigne de ce beau nom de Singe ^ s'est fait un casque d'une casquette volée à son gardien^ et un drapeau d'un mouchoir à carreaux rouges volé à ce même gardien. Sur cet étendard, on lit ces mots : « Vivre en écrivant, ou mourir en se taisant. » La bande la plus nombreuse est conduite par trois Man- chots qui s'en vont bras dessus bras dessous, guidant l'é- meute, faisant arracher les écriteaux, briser les palissades et forcer les cages des Animaux nés dans la ménagerie, sous prétexte qu'il faut s'assurer de leurs sentiments po- litiques : on fait main-basse sur les mangeoires, et on n'y laisse que la faim. Ces trois Manchots obéissent aux ordres secrets du Renard qui pense (avec d'autres) que le courage de certains Animaux est au fond de leur auge : « Affamez-les, dit-il, et vous en ferez des héros. » Per- sonne, du reste, ne connaît ces trois Manchots; on ne sait ni d'où ils viennent, ni ce qu'ils veulent, mais on les suit. Sainte confiance !

Chacun rendra justice à notre modération : nous avons tout fait pour arrêter Teffusion du sang, et nous avons reculé tant que nous l'avons pu devant les désastres de la guerre civile; mais nous serions coupables et véritable- ment traîtres à notre mandat, si nous ne savions pas op- poser la violence elle-même à la violence.

Force doit rester à la loi, force restera donc à la loi.

II. i

■m KMAiM. UNK ItÉVOUITlON!

En conséquence, nous avons publié l'ordonnance sui- vanle :

» ^* Le jardin des Plantes est déclaré en état de siét;e.

« 2* Le prince Léo, dont on avait à tort annoncé le départ pour l'Afrique, est nommé généralissime de nos armées de terre. Il a juré d'exterminer tous les Moucherons, ces étemels ennemis de sa race et de tout ce qui est grand. Il aura à se concerter avec le seigneur Bodkdon, pour prendre avec lui les mesures qui peuvent assurer le triomphe de l'ordre.

Le rappel sera battu à la porte de toutes les caba- nes. Entre les pattes de notre vieux Liîîvre, le tambour réveillera les mieux endormis.

M ■4° Tout bon citoyen devra quitter immédiatement sa femme, ses enfants, son râtelier, son gobelet, son perchoir et sa litière, s'armer de son mieux, prendre les ordres de ses chefs, pour être de dirigé partout besoin sera, et se tenir enfin prêt à vaincre ou à mourir pour nous. »

KNCOItK UNE RÉVOLUTION! 27

Nous remercions les bons citoyens de l'appui qu'ils veu- lent bien nous donner. De tous les quartiers voisins, des amis dévoués nous arrivent ; nous avons vn accourir sous les drapeaux tous les Animaux qui ont un intérêt direct au maintien du statu quo: nos rédacteurs, nos employés, nos serviteurs, tous ceux enfin qui ont reçu et ceux surtout qui espèrent quelque chose de nous.

Plusieurs buissons d'EcREVissEs, échappés par miracle des prisons de Chevet et conduits par un valeureux Cancre, sont venus nous offrir le secoure de leurs vail- lantes pinces.

Eli avaiii. iiiai'dions Tous à iwuliiiis... 1

Tel est le cri que poussent ces braves auxiliaires en se préparant au combal.

K^-'T. -1. Il ■■■' '■ '.I .v/3.':. •,-^: /',«!^><W

'2H ENCOKE UiNK liÉYOLUTION!

Nous u'atteadioDS pas moins du bon esprit qui anime la population animale^ et nous étions sûrs que notre ap- pel serait entendu.

Pourtant^ nous signalerons à l'indignation publique la réponse des petits Ours de la fosse n^ 2, et celle des Rats.

La réponse des deux petits Ours de la fosse n^ 2 fait bien mal augurer de l'avenir de ces deux jeunes Quadru- pèdes.

-*- Vous êtes de beaux petits Ours, leur dit Téloquent Crapaud que nous leur avons député; chacun se doit à sa patrie : venez vous battre ; si vous n'êtes pas tués^ vous vous couvrirez de gloire. J'aime mieux jouer à la boule, répondit l'ainé. J'aime mieux ne rien faire du tout, répondit le plus jeune ; ou prendre un bain, si maman veut, ajouta-t-il en regardant sa mère. Va, lui dit la mère. Madame, s'écria notre honorable envoyé, à Rome, les mères avaient moins de faiblesse, et leurs enfants n'en valaient que mieux. 0 temps ! ô mœurs ! 0 Cornélie ! o Brutus ! êtes- vous ?

Quant aux Rats, nous ne trouvons pas de termes qui puissent traduire le mépris que nous a inspiré l'égoïste langage de ces misérables.

Pourquoi diable voulez-vous que nous combattions? dirent-ils. Quand on n'a rien à conserver, on n'a rien à perdre. Faites vos affaiies tous seuls, puisque vos affaires ne sont pas les nôtres.

ENCOUF. UNE KÉVOLIJTION! 29

Tout est perdu î s'écria un Blaireau en entrant ce matin dans notre cabinet de rédaction ; les insurgés se sont emparés de la cour de l'amplùthéàtre.

Atterrés par cette funeste nouvelle, nous finies mander le prince Léo.

Ils ont pris la cour de l'amphithéâtre, dit ce grand général ; eh bien^ qu'ils la gardent I

L'attitude ferme du prince uous rassura complètement ; en effets ce profond tacticien avait son idée. A l'heure qu'il est^ les révoltés sont enfermés dans cette cour qu'ils ont prise et qui leur servira de tombeau. Toute issue leur est fermée. L'armée ailée a vainement essayé de les dégager; tous les efforts du Scarabée Hercule ont été repoussés par le seigneur Bourdon.

Nous n'avions jamais désespéré du triomphe de l'ordre.

Parmi ceux qui se sont le plus distingués dans cette circonstance, nous mentionnerons le voltigeur \ le gre- nadier **, et surtout le caporal Trois Étoiles. Ce dernier descendait la garde et rentrait chez lui après un service très-fatigant, quand il s'aperçut, en passant à côté d'un poste, que le factionnaire qui devait l'occuper l'avait abandonné ! ! ! Indigné, et ne dédaignant pas, dans son zèle, de descendre au rôle de simple chasseur, ce ver- tueux caporal prit bénévolement la place du coupable factionnaire, fit, par un froid de quatorze degrés, trois heures de faction, et s'enrhuma... En rorompense de sa

L^CORK. i>L K£\OLlTlli.\!

hf^':U: ojoduite. le caporal Taois Etoiles a ele nufiime

A «fooi auront ^r\\ tous ces grands mouvements^ et qu'aura-t-on gagné à engager cette lutte insensée ? Mal- heur à ceux qui se sont plaints ! Malheur à ceux qui les ont écoutés ! Les insurgés en sont aux expédients ; leur trouble est tel, que les plus exorbitants projets s'agitent, trouvent crédit, et se discutent sérieusement parmi eux. Nous le prouvons.

Une Tacpe aurait proposé d*elever autour de Tannée une enceinte continue de taupinières.

La belle idée ! s*écria le Fcret : ne vous trouvez-vous pas assez enfermée comme cela^ ma commère ?

Je me fais fort de filer un pont suspendu sur le- quel nous pourrons nous évader à la faveur de la nuit, dit I'Araignée.

Merci ! dit la Mocch£, je refuse.

Et moi j'accepte, dit 1 Éléphant ; quand on en est nous en sommes, tous les moyens sont bons.

Un rire homérique accueillit cette réponse.

Cette miraculeuse naïveté de TÉléphant a inspii*é à un de nos amis un couplet de fantaisie que nous donnons ici afin qu'il ne soil pas perdu pour la postérité. Nous rc-

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lllÈli'Hi'i'lK-luliiifnil Sur une loilu il arai^nré; Voyjnt qu'il se ilivcrlimil , ne Muuclif ni fui inillgiiL'i Elr...

INCiMiK UNK HKVOLiniiJN! :il

greltous que Fauteur de cette poésie fantastique s'obstino à garder TanoDyine.

Ail : Femmes^ vouleirvous é/nouvtr.

Un |{lé|ilianl se balançait Sur une loilc (rArnignéf*: Voyant qu'il se divertissait , Une MonHie en fut indignée : Cloromenl poux- tu le réjouir. Oit-elle, en voyant ma sonrfrnnri* 'f Ali ! viens plulôt me serourir, Ma main sera ta récotn|)ense

Au moment le triomphe nous paraissait le plus cer- tain^ la face des choses a changé complètement, et la for- tune s'est déclarée contre nous.

Pouvions-nous prévoir un pareil désastre^ après avoir vu partir notre belle armée équipée avec tant de soin et si bien disposée I Quelques Mouches savantes^ dont les études avaient été dirigées vers l'art de la mécanique^ pour lequel on sait que les Mouches ont d'étonnantes dispositions, commandaient Tartillerie. Les plus robustes traînaient des munitions de guerre dans des petits caissons faits de gousses de pois secs, et d'autres portaient sur Tépaule do petits mousquets faits avec la centième partie d'un fétu de paille, mais qu'elles tenaient d'un air si martial, que c'é- tait plaisir de voir ces braves petites mouches voler à la

H KNClMtt: DKV. ItRVOLU'l'ION!

{{loii'e, coiiimu s'il se l'ùt u{;i d'aller à lu picorée d'une fleur. Les deux armées se sout rencontrées sur les galeries vitrées qui couvrent les serres chaudes. Uans cette fatale journée, une circonstance fortuite fit perdre au prince Bour- don, général en chef de notre armée ailée, le fruit d'une des plus grandes manoeuvres qui aient jamais été essayées.

Il avait partagé son armée en trois masses : la droite. commandée par lui-même entouré de son brillant état- major l'on remarquait, parmi les colonels, des Papillons, le vénérable Priam, I'Apollon, le Paon de joor, le Cqpidon, était forte de sept régiments d'infanterie légère; les Sau- terelles, les Criquets, les Perce-Oreilles, les Ploqdes, les Perles et les Éphémères. Tous pleins d'ardeur.

Et la gauche, commandée par I'Cbocère géant, se com- posait des régiments des Capricornes, des Troglodytes, des Gribouris, des TÉNÉBRiofls et des Charançons.

La droite avait à combattre la gauche des ennemis com- mandée par le chef féroce de la famille des Coléoptères; le Scarabée Hercule, suivi des phalanges redoutables des Goliath, des Boucliers, des Hannetons, des Cousins, des Bombardiers et des Taupins. Que pouvaient faire les troupes légères du prince Kourdon contre cette impéné- trable infanterie?

Sa gauche était opposée aux sections des Andhénes mi- neuses, coupeuses et charpentières, et A la corporation des Rhinocéros, <|ui, n'ayant qu'une corne, obéissent naturel- lement au Cerf-Volant qui en a deux.

ENCOIIE UNK KÉVOLUTION! 33

Son centre avait pour adversaire la foule immense des Moucherons , des Pucerons , des Teignes et des insectes à deux cent quarante pattes.

Le prince Bourdon avait espéré que le Scarabée Hercule commencerait Tattaque et ferait traverser à ses lourdes troupes la distance qui séparait les deux armées ; mais le Scarabée Hercule^ auquel un faux Bourdon déserteur avait dévoilé les projets du prince^ défendit aux siens de bouger, et fit serrer les rangs et ployer les ailes, résolu d'attendre le choc sans Taller chercher.

Les enseignes flottaient au vent, le soleil dardait sur les étincelantes armures des insectes rangés en bataille. Des Cigales , dont on vante avec raison l'aptitude pour la musique, placées sur les limites des deux camps, à l'extré- mité des deux paratonnerres, soufflaient de toute la force de leurs poumons dans des petites flûtes à l'oignon, et cette musique guerrière portait à son comble l'ardeur de nos troupes. De temps en temps une graine de balsamine lan- cée du haut des airs avec beaucoup de précision, par des Cerfs-Volants fort adroits dans ce genre d'exercice, venait éclater dans nos rangs et y laissait des traces sanglantes.

L'armée ennemie ne bougeait pas.

L'impatience gagnait nos braves cohortes. « Dépéchons, nous disaient les Éphémères qui déjà avaient eu, presque

II. 5

34 ENCORE UNE REVOLUTION!

tous^ le temps de blanchir sous les armes^ la vie est courte. » Bientôt^ emportés par leur fougue^ et sans écouter les me- naces ni les prières du seigneur BauRDON^ ils volèrent les premiers à l'ennemi ! ! ! et firent ainsi tourner contre eux- mêmes le plan si bien conçu par leur habile général^ car Tarmée tout entière les suivit. En effet, chacun ayant quitté son rang pour courir selon ses forces^ les nôtres ar- rivèrent en désordre et tout essoufflés devant le front en- nemi^ qui s'ouvrit tout à coup et laissa voir les gueules menaçantes d'une double rangée de canons d'une in- vention nouvelle. Ces canons étaient si petits^ qu'on les voyait à peine ^ et nous ne savons comment on avait pu les faire. Ils étaient charmants^ mais ils tuaient beaucoup de monde. Pendant plus d'un quart d'heure, ils écra- sèrent nos troupes. Bientôt on en vint à combattre à l'arme blanche. On ne saurait croire combien sont terri- bles et acharnées ces luttes d^lNSECTE à Insecte. Tout deve- nait un instrument de mort entre les pattes des combat- tants furieux. Les feuilles de cyprès se changeaient en lances meurtrières, les moindres brins de bois sec étaient autant de massues, et on entendait au loin le choc reten- tissant des cuirasses contre les cuirasses, des corselets contre les corselets et des écailles fracassées.

Des ailes brisées^ des membres épars, des petites mon- tagnes de morts et de mourants, du sang partout, tel est l'horrible spectacle que présentait cette scène de car- nage.

I-:NC0BE une révolution! 35

Et les Fleurs, captives dans leur prison de verre, voyant ce qui se passait au-dessus de leur tête, ne savaient que penser de ces abominables fureurs.

L'aile droite plia la première. Le pied ayant glissé au co- lonel des Hannetons, un des plus braves officiers de l'armée, dans un effort qu'il faisait pour dégager un peloton qui s'était laissé entourer, il roula dans la gouttière d'une façon si fâcheuse, qu'il tomba sur le dos, ce qui est le plus grand malheur qui puisse arriver à un Hanneton. Une Guêpe de l'armée ennemie n'eut pas honte d'abuser de la position d'un adversaire sans défense, et lui passa son dard au travers du corps.

A cette vue, le régiment que commandait le colonel se débanda. Le prince BotuDON essaya, mais en vain, d'ar- rêter les fuyards. C'était une bataille perdue, le Waterloo

36 ENCOUE UNE UÉYOLUTiON!

de notre cause! Désespéré, et ne voulant pas survivre à sa défaite, le général en chef se jeta au plus fort de la mêlée et y trouva ce qu'il y cherchait, la mort des braves ! Il tomba percé de vingt-deux coups, après avoir fait des prodiges de valeur. La nouvelle de cette mort se répandit en un instant, et la déroute bientôt fut complète.

L'armée victorieuse ne perdit pas de temps; elle alla bien vite dégager l'armée de terre qui, ne pouvant faire mieux, était toujours restée bloquée dans les cours de l'amphithéâtre.

Nous avons la douleur d'annoncer que le prince Léo a été obligé de battre en retraite.

L'armée de terre et l'armée d'air des révoltés ont pu opérer leur jonction. Elles marchent sur nous, le bruit parait se rapprocher, les cris deviennent plus distincts, il nous semble même entendre les mugissements du Buffle et le bruit des pas de TÉléphant. Le prince l^o vient d'être tué ; parmi nos amis, ceux qui ne sont pas morts nous abandonnent. C'est à un gouvernement qui tombe qu'il faut demander ce que valent les dévouements politiques. Entre les mains de Tesprit de parti, tout devient une arme. Le bureau des réclamations ne dés- emplit pas; le moment est bien choisi ! L'émeute est là.

Lr buKiu àft rrclimatinns ne i1r»rm|illl pis.

%

Une bonne pluie pourniteiKOiicuiurvrlc iriouiplK il» bons principe».

ENCORE UNE RÉVOLUTION! 37

à nos portes^ sous nos fenêtres, partout. L'é- meute! Mais est-ce une émeute? est-ce une révolution?

C'est au péril de nos jours que nous informons nos lec- teurs de ce qui se passe.

Hélas I le temps est superbe. Le soleil est- il donc l'ennemi de tous les gouvernements légitimes. Que ne pleut-il à torrents! Une bonne pluie pourrait encore assurer le triomphe des bons principes.

Qui sait à qui nous obéirons demain ? qui sait?. . .

NOTE DU GARÇON DE BUREAU.

Sachant combien mes chefs tenaient à ne pas laisser nos lecteurs le Ijcc dans Tean, je prends la liberté d*écnre à mon tour. Je ne m'arrêterai que quand on m'arrêtera. »

Ces messieurs en étaient quand la porte d'en bas vola en éclats : c'était I'Éléphant qui sonnait. La plume tomba des mains de M. le Perroquet^ ses yeux se fer- mèrent comme s'il eût pensé à dormir^ mais il n'y pensait pas.

M. le Singe courut à la fenêtre.

Que voyez- vous? lui dit le Coq.

Je vois trouble sur trouble, rassemblement sur rassemblement, complot sur complot, répondit le Singe

38 KNCOUE UNE KÉVOLUTiON!

en laissant tomber ses bras en Singe qui n'espère plus rien, et qui ne serait pas fâché de pouvoir s'en aller.

Mille crêtes ! ne cédons pas à la force ! criait ce brave M. le Coq qui ne tremblait que de colère.

Et à quoi diable céderions-nous, si ce n'est à la force? repartit le Singe qui, dans son désespoir, s'arrachait la barbe et se meurtrissait le visage.

Quoi ! s'écria le Coq en lui sautant au collet, vous auriez la lâcheté de donner votre démission ! ! . . .

N'en doutez pas, répondit le Singe qui devenait pâle comme ce papier : refuser ce que tous demandent, c'est remuer un nid de Guêpes. Si l'on m'y force, je ferai tout ce qu'on voudra; je...

Il ne put achever. La porte même du cabinet s'ouvrit brusquement. C'était I'Éléphant qui l'avait ouverte, ce fut le Renard qui entra.

Arrêtez ces messieurs, dit ce dernier aux Dogues qui l'accompagnaient, en indiquant nos trois rédacteurs en chef. Le Perroquet était dans la cheminée, le Singe s'était caché sous son fauteuil, M. le Coq était furieux; sa crête n'avait jamais été si rouge. On les arrêta.

Que fais-tu là? me dit le Renard.

Ce que vous voudrez. Monseigneur, lui répondis-je en tremblant.

Eh bien, drôle! continue, me dit-il.

Je continue donc.

ENCORE UNE RÉVOLUTiOiN ! 39

II était entré beaucoup de monde à la suite du Renard. En entrant^ chacun criait : Vive monseigneur le Renard! Et on avait bien raison, car je n'ai vu de ma vie un prince si affable.

Mes amis, disait-il, rien n'est changé dans ce cabi- net. H n'y a ici qu'un Animal de plus.

Cette belle parole fut couverte d'applaudissements.

Le Renard prit alors une plume, celle-là même qui ve- nait de servir au Singe. Il la tailla avec le canif du Singe, s'assit dans le fauteuil du Singe, devant la table du Singe, et écrivit les proclamations suivantes, avec Tencre même du Singe :

PREMIERE PROCLAM ATlOiN.

« Habitants du Jardin des Plantes!

« Messieurs le Coq, le Singe et le Perroquet ayant donné leur démission, toute cause de désordre a cessé.

a Le Renard,

« Gonverneor et rédaetear en chef proviMire. »

Lisez et signez, dit-il au Coq, au Singe et au Perroqdet. I^s deux derniers signèrent, mais M. le Coq refusa.

Je ne me déshonorerai pas, dit-il.

Nous allons voir, dit le Renard.

Il reprit alors la plume et écrivit une nouvelle procla- mation de laquelle il espérait davantage, à ce qu'il paraît.

40 ENCORE UNE RÉVOLUTION!

Quand elle fut écrite^ il m'ordonna d'en faire la lecture à haute voix. Je lus donc :

DEUXIÈME PROCLAMATION.

« Habitants du Jardin des Plantes !

« Pendant que vous dormiez, on vous trahissait ! ! ft Mais vos amis veillaient pour vous.

« Assez longtemps nous avions courbé la tète sans nous plaindre ; le moment était venu de la relever. « Ainsi avons-nous fait.

Par nos soins, une grande et définitive révolution vient de s'accomplir : les traîtres qui vous gouvernaient et qui vous ven- daient ne vous vendront plus, ne vous gouverneront plus.

« Les fastes de votre histoire apprendront au monde comment se venge la Nation Animale et ce que pèse sa colère.

« A l'heure qu'il est, justice est faite ! l'œuvre est consommée, et les coupables ont payé de leur vie le mépris qu'ils faisaient du droit sacré des Bétes.

« Ils sont pendus.

N. B. Par égard pour ces anciens chefs de notre gouverne- ment, on les a pendus à des potences toutes neuves, avec des cordes qui n'avaient jamais servi. »

M. le Coq écouta cette lecture sans sourciller. Il se con- tenta de croiser ses bras derrière son dos^ comme il en avait l'habitude^ et parut décidé à ne pas plus bouger que s'il n'avait rien à voir dans ce qui se passait.

KNCOIIK liNK HÉVOLIITION! *l

Mais, (lit le Singe en prenant une voix caressante que je ne lui connaissais pas^ Monseigneur assure que nous sommes pendus, je crois que Monseigneur se trompe.

Est-ce que vous songeriez à nous pendre? s'écria le Pehroqdet en sanglotant.

Mon Dieu non, dit le Renard, c'est un précédent que je ne liens point à établir; mais il faut pourtant que vous ayez l'air d'avoii' été pendus.

On. entendait au dehors les cris de la populace. Une foule innombrable, composée en gi'ande partie de badauds, de badaudes et de petits enfants qui demandaient la télc des tyrans, assiégeait l'entrée du cabinet de rédaction. Tons ceux qui n'avaient pu entrer par la porte voulaient entrer parles fenêtres, qu'on fut nièmeoblifjé de fermer.

Ai KNCUIIt UNE ItÉVOLUTIOK!

C'o8l nous qui avons fiait la révolution, disaient-ils; ouvrez-nous.

Patience! leur répondait de temps en temps le Re- nard; patience! si vous êtes sages, on vous donnera de pclites médailles

Ne rien refuser, mais ne rien donner, c'est avec cela qu'on gouverne.

Les cris : * Mort aux tyrans! mort aux rédacteurs! » re- doublaient.

Vous l'entendez. Messieurs, dit le Renard, il faut bien faire quelque chose pour le peuple. Cependant, ajouta-t-il, si vous trouvez le moyen de contenter cette multitude en gardant vos létes, vous les garderez.

Le moyen? s'écria le Singe, je l'ai trouvé! Et, dans sa joie, il sauta trois fois jusqu'au plafond.

M. le Singe s'était jadis emparé, dans l'intention sans doute de lui rendre les derniers honneurs, du corps em- paillé d'un Singe de sa race, dans lequel il croyait avoir reconnu un de ses grands-oncles en ligne maternelle. Il l'alla chercher, et il fut décidé que le grand-oncle ûgure- rait au haut de la potence... à la place de son coquin de neveu f Avant d'pnvoyer au martyre la précieuse momie, et pour mieux tromper la multitude, M. le Singe dut la parer de sa demi-blouse et de son bonnet bien connu, ce qu'il fit non sans verser des larmes abondantes.

ENCOUE UNE RÉVOLUTION! i:)

Et maintenant^ mon cher monsieur^ lui dit le Renard^ si vous voolez m'en croire^ vous vous cacherez^ et si bien^ que pendant quinze jours au moins on ne puisse pas plus vous apercevoir que si vous étiez réellement trépassé; après quoi vous serez libre^ je pense^ de reparaître sans danger. Il n'est pas de mort^ dans notre beau pays de France^ qui n'ait le droite au bout de quinze jours^ de ressusciter impunément; le peuple est le plus magnanime des ennemis^ il oublie tout.

11 est aussi le plus infidèle des amis^ murmura le Singe. Puis, jetant un dernier, un triste regard sur ces car- tons! sur ce bureau! sur ce cabinet! il disparut.

Oh! destinée!

M. le Perroquet trouva le moyen d'endoctriner une vieille Perruche qui l'adorait, et qui consentit à se faire pendre à la place de son bien-aimé. Le Perroquet pro- testa qu'il n'oublierait de sa vie un si beau dévouement, et la pauvre vieille marcha au supplice le cœur content et d'un pas ferme. Un quart d'heure après, l'ingrat, rentré incognito dans la vie privée, était déjà dans l'appartement des jeunes Perruches.

Quant au Coq, il répondit que la vie ne méritait pas qu'on fit une lâcheté pour la conserver. Il refusa obstinément de souscrire à toutes les propositions qui lui furent faites, et comme il tenait à être pendu en personne... il le fut.

[N. B. Le jour même on apprit qu'une belle petite

H KNCORE uni: KRVOLUTION!

Poule blanche^ que chacan aimait et respectait à cause de sa douceur et de ses vertus^ était morte subitement eu apprenant la mort de celui qu'elle aimait. )

La foule^ qu'avait attiré le plaisir bien naturel de voir de près de si grands personnages en Tair^ avait eu son spectacle. Quelques anciens admirateurs des rédacteurs pendus ne revenaient pas de leur étonnement. « Est-il possible^ se disaient-ils^ que des Animaux de cette im- portance puissent être pendus comme le premier venul Que va devenir le monde^ qui semblait ne se mouvoir que par eux seuls? »

Un Oiseau^ dont le nom est resté inconnu^ publia à oe sujet un pamphlet dans lequel il développa cette proposi- tion : « Il est bon que celui qui gouverne ne soit pas tout rÉtat; car, s'il lui arrivait malheur, c'en serait fait de l'État. »

Après l'exécution, M. le Renard jugea à propos de rendre publiques les deux proclamations qu'on vient de lire, et, se trouvant en veine de proclamer, il joignit à ces deux premières proclamations, la troisième que voici :

THOISIRME PROCLAMATION.

« Habitants du Jardin des Plantes!

« Investi par votre confiance d'un mandat aussi important que celui de diriger la seconde et dernière partie de notre histoire

ENCOKK UNE URYOLUTION! 15

nationale, choisi par votre libre vœu» je crois inutile d*exposer ici des principes qui m'ont valu vos suffrages.

« C'est à l'œuvre que vous me jugerez ; je ne vous ferai point de promesses, quoique les promesses ne coûtent rien. Je ne vous dirai point que l'âge d'or va commencer pour vous. Qu'est-ce que l'âge d'or? Mais je puis vous assurer que quand vous ne trouverez à mon bureau ni plume, ni encre, ni papier, c'est qu'il n'y aura pas eu moyen de s'en procurer.

« Ifa devise est justice pour tous, et sincérité. Rappelez-vous que si ces mots étaient rayés du dictionnaire , vous les retrouveriez gravés en caractères ineffaçables dans le cœur d'un Renard.

* Votre frère et directeur,

M Lk Renard. »

Ces trois proclarnations remplacèrent avantageusement sur les murs celles du gouvernement déchu. Le dévoue- ment bien connu de rafficheur Bertrand à Tancienne ré- daction le rendait justement suspect à Monseigneur^ et Taffichage fut confié à Pyrame^ ex-employé de Bertrand^ qui promit au gouvernement nouveau des colles encore plus fortes que celles de son maître. Après une révolution^ il est juste que les derniers deviennent les premiers. Les révolutions n'ont peut-être pas d'autre but.

Ces proclamations furent, en outre, lues, criées, chaur tées, aboyées, sifllées partout, et leur effet a été im* mense. L'espoir est rentré dans tous les cœurs. Tout le monde s'embrasse ; le moins qu'on puisse faire, c'est de se serrer tendrement les pattes. Quand on aura jeté un

KNCOIIE UNE KRVOLUTIOM!

peu de (erre sur les morts^ qui pourra dire qu'une révo- lu (ion a passé par là?

Quelques-uDS de ces Animaux qui veulent se rendre compte de tout^ qui fouillent partout, qui trouvent tout mal, ne pouvant nier que Monseigneur le Renard soit ré- dacteur eu chef, se demandent par qui il a été nommé.

Éh! mon Dieu, que vous importe, pourvu qu'il l'ait été. On se nomme soi-même et on n'en est pas moins nommé pour cela.

Monseigneur ayant, ce matin, jeté les yeux sur mon travail, a daigné me dire qu'il était à peu près content de moi et qu'il voulait récompenser mon zèle. Hier encore j'étais garçon de bureau... aujourd'hui je suis secrétaire particulier de Son Altesse 1 Hier on me marchait sur les pattes, aujourd'hui on me les lèche! Évidemment je suis quelque chose, je puis quelque chose.

J'ai profité de l'occasion pour apprendre à Son Altesse que j'avais été Chien de cour dans un collège.

Je vous en félicite, me dit mon maître, c'est encore une des plus profitables manières d*étre Chien qui existe. Au moins, si l'on ne sait rien en sortant du collège, on a l'air de savoir quelque chose : l'important, ce n'est pas d'être, c'est de paraître.

On dit que je me suis vendu, on se trompe : j'ai été acheté, voilà tout ; du reste, la place qui vient de m'étre donnée a cet avantage sur la plupart des autres places,

ENCOlib UNE liÉVOLUTiON! 47

qu'on ne Ta enlevée à personne pour me la donner. Elle a été créée exprès pour moi.

On sonne. Cest une députation des notables Animaux du Jardin.

Nous venons, dit le chef de la députation, représenter humblement à Votre Altesse qu'il manque quelque chose à notre glorieuse révolution.

Quoi donc? dit le Renard.

Sire, répondit monsieur le député, que dirait la pos- térité si elle apprenait que nous avons fait une révolution sans boire ni manger?

Messieurs, leur dit Sa Majesté Renard 1", je vois fivec plaisir que vous n'oublie/, rien, et que la patrie peut compter sur vous. Allons dîner.

I^a prairie qui se trouve en face de rÂmphithéâtœ servit de salle a manger. Il avait été résolu qu'on se passerait de table, pour que chacun pût jouir d'une liberté illimitée dans cette fête nationale, et qu'on mangerait comme on Tentendrait, qui son foin, qui son grain, qui ses végétaux, le repas devant être tout pythagoricien, en dépit des Ani- maux carnassiers, qui ne trouvaient pas leur compte à cette maigre -chair. Mais il eût été dérisoire de s'entre-

iU KNCOUE UNE liKVOLUTION!

manger dans une assemblée il ne devait être question que d*union et de fraternité.

Les honneurs de la réunion furent faits par des commis- saires qui s'étaient choisis eux-mêmes, comme étant les plus huppés. Monseigneur le Renard fut naturellement nommé président du banquet. Comme on connaissait ses goûts, on lui donna pour voisins, d'un côté, un Oison, de l'autre, une jeune Poule d'Inde. Mais ces Oiseaux, qui n'a- vaient pas d'ambition, ne parurent pas très-touchés de l'insigne honneur qu'on leur avait fait, et soit ignorance du monde, soit patriotisme, ils se tinrent constamment à une distance assez grande de leur illustre voisin.

Comme les Insectes avaient joué un très- beau rôle dans cette journée, et qu'on ne pouvait se dissimuler qu'on leur devait tout, il avait bien fallu se résigner à leur faire une petite place. On les avait donc relégués à une des ex- trémités de la salle, en leur faisant entendre qu'on leur donnait la place d'honneur, et de temps en temps on lais- sait passer de leur côté quelques brins de cette mauvaise herbe qui pousse toujours et dont personne ne voulait plus. Au fond, ils n'étaient pas très-contents; mais on leur disait tant de choses flatteuses, qu'ils finirent par se montrer satisfaits.

Du reste, les ingénus qui étaient venus avec l'intention de diner avaient compté sans leur hôte. Ce repas res- sembla à tous les repas de ce genre. Ceux qui n'avaient guère faim eurent seuls assez à manger; mais à l'excep-

KNCORK UNE REVOLUTION! 49

tion de quelque^uns qui prenaient tout, personne ne put se vanter d'en avoir eu à bouche que veux-tu.

On y parla plus qu'on n'y dîna. Les plus hautes ques- tions furent nécessairement mises sur le tapis. 11 fallait entendre tout ce qui se disait sur Tancienne rédaction ! Pauvre vieux Lièvre! de quoi te raélais-tu? Infortuné Pa- pillon, Chatte sans mœurs, orgueilleux Friqcet, et vous, sensible Duchesse, et toi surtout. Lézard inutile! com- ment vous traita-t-on? Combien de vérités vous furent dites! Que n'étiez-vous là? Pourquoi êtes- vous morts? c'était pourtant le moment de vivre et de vous amen- der. « allions-nous! allions-nous! s'écriait-on de tous côtés ; et quelle bonne idée nous avons eue de faire une révolution! Quand ceux qui gouvernent n'en font pas, il faut bien que ceux qui sont gouvernés en fassent, » disait le Sanglier. Et puis chacun faisait ses plans, ra- contait ses projets : « Je dirai blanc. Je dirai noir. Je dirai rouge. J'aurai de l'esprit. Je suis une Bêle de génie, etc., etc. » Voilà ce qu'on entendait.

Le Renard écoutait tout le monde, souriait à tout le monde, avait un mot agréable pour tout le monde, con- tentait tout le monde enfin, ou peu s'en faut. « Vous ne mangez pas, »> disait-il au Glodton. Et à I'Odrs blanc : « Seriez-vous malade? je vous trouve un peu pâle. » Et à son vis-à-vis : « Les Loups n'ont-ils plus de dents? » Et au Pingouin qui bâillait : « Vous amusez-vous? » Et à TAigle BLANC : « Espérez, la nationalité polonaise ne périra pas. »

11. 7

50 KNCOKK UNK RÉVOLUTION!

« Mais parlez donc, » disait-il au Merle. Creusez-voiis toujours? » disait-il au Mulot. Et à tous enfin^ il répétait : « Mes bons amis, vous écrirez tout ce que vous voudrez. »

Enfin le grand moment arriva, le moment de boire et de porter des toasts, et de parler tout seul et tout debout. Vous eussiez vu chacun se prendre la tète à deux pattes, se gratter le front, et remuer les lèvres, et répéter tout bas le toast qu'il s'agissait d'improviser.

Malheureusement, l'ordre des toasts avait été réglé d'a- vance, et non-seulement Tordre, mais encore le nombre* Peu s'en fallut que la chose ne fût mal prise. Passe en- core déjeuner, disait-on, mais on peut mourir d'un toasC rentré. De quoi ne meurt-on pas?

Malgré cette sage précaution, il y en eut encore en si grand nombre, que j'essayerais en vain de les énumérer. Après chacun, des Canes et leurs Canetons jouèrent des aii's de mirliton qui ne contribuèrent pas peu à l'agrément de la compagnie.

Comme on le pense bien, le premier toast fut pour la liberté. Ceci est de tradition, et ce n'est certes pas la faute de ceux qui dînent, si cette pauvre liberté n'est pas en meilleure santé.

Par une courtoisie du meilleur goût, le deuxième fut pour les dames, et il était conçu en ces termes : « Au sexe qui embellit la vie! » Un murmure flatteur ac- cueillit ce toast, qui fut porté par un aimable Hippopo- tame, dont la galanterie était d'ailleurs bien connue.

KNCUKE UINK liEYOLlJ i ION î 31

Vei*b la 6u du repâs^ on vint à bout de s'égayer au moyeu d'uue foDlaine défoncée^ et chacun put non-seulement se désaltérer^ mais encore se mettre en pointe de gaieté.

La joie est communicative^ et bientôt il n'y eut plus moyen de l'arrêter. Toute affaire cessante, on résolut de 86 divertir. C'était un parti pris. Il fut convenu qu'on n'obéirait plus à personne, qu'on dirait tout ce qu'on voudrait, et qu'on ne penserait plus à rien. On en avait assez des intérêts de la nation future, de la politique future et de la rédaction future, et on ne voulait plus que rire et chanter. On s'égosilla; et le repas se termina comme tous les repas l'on se propose de changer la face de l'univers : on s'endormit.

Le lendemain et les jours suivants, les convives s'a- perçoivent que l'univers n'a pas bougé, que ce n'est ni en buvant ni en mangeant qu'on lui imprime une autre direction, et qu'il faut recommencer à vivre comme de- vant, — ce qui n'est pas toujours aussi facile qu'on se l'imagine.

C'était du moins l'avis de Monseigneur le Renard. Il se réveillait avec une espèce de couronne sur la tête, et quoi- qu'il s'en fôt coiffé lui-même en s'appropriant ce mot célèbre : « Gare à qui la touche! »> je crois qu'intérieure- ment il donnait quelques regrets à son simple bonnet de coton. La journée de la veille l'avait un peu dégoûté des grandeurs, et il s'en souvenait comme d'une rude jour-

52 ErSCOKE UNE RÉVOLUTION!

née. Ce n'est pas le tout que de s'emparer du pouvoir, il faut encore trouver le moyen de s'y établir commo- dément^ et Son Altesse, qui ne se faisait pas d'illusion^ trouvait la chose difficile.

« Premièremeist, se dit-il, je fuirai les fêtes populaires, je les fuirai comme la peste.

« Deuxièmement, je cesserai de prendre la patte à tout le monde. Pour une patte propre, combien qui ne le sont pas ! Sans compter, ajouta-t-il en me montrant sa four- rure ensanglantée, que quelques-uns serrent très-fort et à ongles ouverts.

« Troisièmement, comme , à tout prendre, mon sceptre est une simple plume, ce qui ne peut pas être très-lourd à porter, il faut que ma royauté me soit légère tout au- tant qu'aux autres. Â cette fin, je n'en prendrai qu'à mon aise, et tout n'en ira que mieux, et je mettrai tant de per- sistance à ne rien faire... »

Qu'on vous surnommera Napoléon des Renards, Monseigneur, lui dis-je, et qu'on fera bien.

C'est pourquoi, dit Son Altesse, qui fit semblant de ne pas avoir entendu, je vais faire une petite Charte. Une nation qui a une Charte est une nation qui ne manque de rien.

ENCORE UNE RÉVOLUTlOiN! 53

Voici une Charte, me dil-il ; elle n'a que deux articles^ mais s'ils sont bons, c'en est assez :

I.

« Toutes les Bétes sachant lire et écrire^ et surtout « compter, ayant une bonne cabane au soleil, du foin « dans leur râtelier et des amis puissants^ étant égales devant la loi, il est promis justice et protection à « toutes.

« En conséquence, afin que les Grands du Jardin des « Plantes puissent jouir de toutes leurs aises, nous enjoi- ^ gnons aux petits qu'ils aient à se priver du peu qu'ils « ont^ et à se rapetisser au point de devenir imperceptibles « et impalpables. Si bien que les petits ne tenant plus « de place du tout, les Grands puissent avoir, comme c'est u leur droit, leurs coudées franches, ne manquer de rien « et n'être gênés en rien.

II.

«, Gomme il n'est pas possible que tout le monde soit u content, ceux qui ne le seront pas auront tort de s'en « étonner, mais ils auront le droit de s'en plaindre. « Le droit de pétition est donc solennellement reconnu. «t Qu'on se le dise.

(( Mais attendu que les moments d'un rédacteur sont « précieux, et qu'il lui serait impossible d'accorder (outas

4 KNCORi: UNE HÉVOLUTION!

t les audiences qu'on lui demanderait, il est interdit d'ap- ' porter soi-niéme ses pétitions au pied de sou auguste I fauteuil ; les réclamations ne seront reçues qu'au-

tant qu'elles arriveront écrites et franches de port, et

ne seront lues qu'autant qu'il aura été possible de les ' lire. »

Messieurs les Animaux ne se le 0rent pas dire deux fois; et, toute Béte aimant à se plaindre^ les pétitions ar- rivèrent par charretées ; l'air et la terre étaient encombrés de messagers, de porteurs et de courriers de toutes sortes. Chacun avait un petit malheur particulier au bout de la patte pour demander l'aumôue d'une réforme générale en sa faveur ; et ia petite Charte n'était pas promulguée depuis deux heures, qu'il y avait des pétitions plein la maison, plein les caves et les greniers, et encore des mon- ceaux à la porte.

Les grimauds I dit le Renard en riant dans sa barbe de se voir pris au mot; jusques à quand croiront-ils que les gouvernements sont créés et mis au monde pou)f les protéger et s'occuper d'eux?

Voyons pourtant ces pétitions, dit-il, et fermons les yeux pour plus d'impartialité.

Il en ouvrit une, la première venue, au hasard : c'était celle du Butor. Elle était couverte d'un nombre incalcu- lable de signatures de toutes sortes, écrites en toutes

ENCOUE UNE HI^VOLUTiON! r»5

les langues et dans tous les patois^ et de petites croix surtout^ le nombre des Bëtes qui ne savent pas signer leur nom étante à ce qu'il parait, considérable. Elle était conçue en ces termes :

t Nous, soussignés, déclarons que nous en avons assez « â\k tableau de nos discordes civiles. Le présent article <i est si long, que la fin nous a fait complètement oublier « le commencement. Nous demandons à grands cris qu'il « finisse, et que celui du Doyen des Crapauds commence. »

les signatures et les petites croix.

Voilà une pétition que j'aime, dit le Benard, elle nous dispense d'ouvrir les autres. Et quant au reste, ajouta-t-il, ma foi, au diable les pétitionnaires, et au feu les pétitions I

Aussitôt dit, aussitôt fait.

On brûla tout; et jamais, de mémoire d'Hommes ni de Bêtes, il ne s'était vu un si grand feu.

Quand on vit ce feu, ce furent des réjouissances uni- verselles.

C'est un feu de joie, se disait-on; notre gouver- nement est content, tout va bien ! Vive notre nouveau rédacteur en chef!

l

56 ENCORE UMi: HËVOLUTION!

N. B. Les pétilioonaires se réjouissaient plus que les autres.

Et jam ptaudite cives/

Et puisque vous applaudissez, de quoi vous plaignez- vous?

PRRCr.KI NATION MeMORAKLK

DOYEN DES CRAPAUDS

sreNF.!î uv Mr»ni>K iiiiip.hna?«t.

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d'wlonuit. l'iutrfl de prinLi < Qaiàpit éhr.

iin'cna rércnt, miiI ilea llIbenunU ci

D'ilisHNiin: lit t.ictuUmtit tmlrmcu

U Ouinl liilti HeqienI nurlii iliHil 11 Me n'a J

fUyiMagir iIh Camuil,

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U Gol—MaMk,. -

ar une belle matinée de prin- temps, comme j'étais dans ma muraille à récapituler, au fond K, de mon trou, l'élite de mes sou- ^ venirs de jeunesse, un bienfai- sant rayon de soleil pénétra jus- qu'à moi et parvint peu à peu à dégeler une notable portion de mes facultés locomotrices.

■IH l>)vlt£i:illNATI(>N H^MUKAIlLt

Dans un dcmx simtiincnt de bien-être, je me livrai d'abord »u\ délices de la pandiculation : rien ne délasse d'un long repos comme cette molle et nerveuse extension des quatre membres que nous a donnés pour cet usage , et pour bien d'autres, ce Dieu qui mène la France. Je secouai de la sorte un reste d'engourdissement, et, délivré de ma catalepsie, d'un seul bond je quittai mes quartiers d'hiver.

tombai-je? Aux pointes acérées que rencontrait la peau de mon pauvre abdomen, je crus m'êtCe précipité sur un fagot d'épines. Qu'est-ce qu'il vous prend donc de vous jeter ainsi sur les gens ? me dit du ton aigre de la co- lère une petite voix fêlée. La peste soit de vos piquants ! m'écriai-je ; ne bougez donc plus, vous me carderiez les entrailles. En même temps, dans ma frayeur, je lâchai à tout hasard quelques gouttes de ce liquide d'intimidation dont nous a dotés la sainte Providence. Me voilà joli- ment déroidi, continuaï-je en grommelant, miséricorde ! Comment, c'est vous, mon vieux camarade I Que n'avez- vous crié ^ore ? je me serais fait un vrai plaisii'dp couchpi' mes aspérités pour vous adoucir la cliute.

Celui qui me tenait ce laniîa{;(' t'iail mon voisin de cam- pagne, le Hérisson, mauvais courbeur si jamais il en fut, mais garçon d'esprit, excellani, nu besoin, ii se donner ini air de bienveillance et à se fnirc à la superficie un velouté trompeur. C'était, comme il se dit chez nous, nn Porc-Kpir- qui fait le Cochon d'Inde.

Ll' HÛIISHIK, Il

\W DOYEN l>KS CIlAl'AUhS. 59

Voyez, lui dis-je, les accrocs que vous avez faits à mou pourpoint. Ce n'est rien, ce n'est rien, mon gros père, allons, ne nous fâchons pas, reprit-il avec un ricanement grogné et en relevant malicieusement le rebord de sa hure : j'en blesserai bien d'autres !

Comment cela ? lui demandai- je.

Puisque, dit-il, la gent animale a déânilivement con- quis la liberté d'être son Ptutarque à elle-même, moi aussi je me fais biographe : j'écris des vies publiques et privées. Des vies privées ! y pensez-vous ? La vie privée doit être murée, c'est un sanctuaire inviolable, c'est le comité secret du mot; vous allez donc soulever le cou- vercle de toutes les marmites, dire ce que je mets dans mon pot-au-feu ? Et pourquoi pas? souvent la vie pu- blique n'est qu'une conséquence de la vie privée : pour craindre l'ogre et le vampire, il est bon de savoir ce qu'ils se font servir à leur diner. Si l'on n'était au fait des se- crets déportements de vos pairs, les croirai t--on les êtres les plus dangereux pour les mœurs? El puis pensez-vous que les révolutions soient faites pour des prunes? Il est bon que tous les voiles soient déchirés. Alors il m'annonça qu'il préparait une numographie anecdotique du Crapaud, et après m'avoir parlé de notre tendresse pour cet œuf de Coq d'où sort le Basilic au regard homicide, il conclut de mille particularités que nous sommes de profonds scélérats, toujours prêts à abuser de ce pouvoir magnétique qui, en raison de notre repoussante laideur, nous fut départi

(M) i>éké(;kination mémouahli<:

comme une compensation. Nous laids ! merci; Apollonius (le Thyanes^ le plus célèbre des magnétiseurs^ n'était pas beau peut-être?

LE FILS d'une cane DE LA HAUTE VOLÉE.

Ce cher Hérisson se promettait les jouissances d*une impartialité à faire frémir le plus pur des Batraciens. Aussi^ pour m'assurer de sa part des ménagements per- sonnels^ me hàtai-je de lui déclarer que j'allais^ à mon tour, retracer la vie de l'espèce hérissée. Prenez garde, fit-il ; qui s'y frotte s'y pique. Et il me détacha une bour- rade de son velours épingle dont l'atteinte faillit me faire manquer le cœur.

Cette brusquerie, qu'on aurait pu prendre pour une menace, n'était cependant qu'une manière un peu vive d'appeler mon attention sur un incident, véritable aéro- lilhe qui tombait au milieu de cet entretien comme mars en carême, et venait bien mal à propos en changer l'objet. Mon voisin l'Épineux considérait en ce moment deux Bipèdes aquatiques. Voyez, me dit-il, ce bambin qui veut absolument se jeter dans la mare, sous prétexte qu'il y a laissé tomber sa cocote, c'est le comte de Bar- barie ; la grande dame qui s'efforce de le retenir est sa

DU DOYEN DES CIIAI'ÂUDS. 61

mère^ la duchesse du Val-des-Cygnes, autrefois Barbotine, la fille de la mère Canadaqua. Vous devez vous rappeler ce visage de Cane^ vous n'avez connu que ça : a-t-elle bourbeté en son jeune temps I Mais une fois à la ville ^ elle s'est appelée mademoiselle Léda^ et depuis que^ par amour pour le cancan dont elle cadençait les plus dé- licates fioritures, avec une grâce toute pastorale, un duc lui a donné son nom, elle s'intitule madame la duchesse. Aujourd'hui, habituée à la vie de château, aux verdoyants gazons, à l'onde limpide, aux rafraîchissantes cascades, aux brillants feux d'artifice, aux concerts royaux, et à toutes les féeriques symétries des jardins de Lenôtre, elle renie son origine et ne parait pas avoir le moindre sou* venir des simples jeux de son enfance. Elle se désole de ne trouver à son fils que des goûts roturiers ; mais le du- vet dans lequel on est élevé ne fait pas la race ; la plume n'est pas Tédredon ; la caque sent toujours le hareng; qui a bourbeté bourbettera, et rare est l'enfant qui ne tient pas autant de sa mère que de son père. Voilà pourquoi, continua le narrateur, son altesse brûle de se baigner dans la vase, même après déjeuner, car elle digère vite, et si elle méprise la défense d'un médecin trop soucieux de sa santé, elle n'en a pas moins en horreur l'étiquette qui ne permet que l'eau filtrée.

Fi donc! criait la parvenue, quelle bassesse d'inclina- tion ! point de noblesse dans le caractère, aucune poésie dans l'âme, nulle idée de son rang : bon sang ne doit men-

6-i Pl!:iiÉGRINATION MÉMOIIABLE

tir. Vit-OD jamais votre auguste père prendre uii' bourbier pour un océan^ et déployer sa voile d'argent sur un flot immonde ? Qu'il était ravissant quand, sous le souffle em- baumé d'une brise légère, il voguait dans toute l'ampleur de sa majesté ! et qu'avec bonheur je lui chantais : Ah ! petit blanc que j'aime ! Il était superbe, mon duc ! c'est qu'on peut avoir de l'orgueil lorsqu'on est de la race de ceux qui enseignèrent aux Phéniciens la navigation, et à John Bull l'usage de la rame et la musique du God, save the king ! Rengorgez-vous donc et gardez-vous pur.

Ah ! Monsieur le comte, vous seriez bien coupable de nager ailleurs que sur le Poisson rouge de la Chine ou sur les Truites de la Charente. Mais vous adorez la fange, vous

vous mésallierez, j'en suis sûre, vous vous encan vous

vous encanerez, mon cher : et pourtant quelle maison compte autant de quartiers que la nôtre ? qui se couvrit de plus de gloire que les chevaliers duCygoe? y eut- il plus de' chevaliers du Bain que parmi vos ancêtres? combien d'entre eux eurent les honneurs de notre Pan- théon ! Songez, Candide, que presque tous furent empail- lés, et que vous vous devez au procédé Gannal, à cette panacée du mausolée, à cet élixir de longue mort que nous eût envié l'Egypte, et qui va repeupler le tombeau de fa- mille, dernier asile du conservateur.

Le comte de Barbarie traitait de tels discours de contes de ma mère l'Oie. En vain la duchesse le conjurait de subordonner ses actions aux prescriptions de l'hygiène

DU DOYEN DES CKAPAUDS. 63

représentée par Tesculape de la cour^ et aux couveuancos de sa sublime extraction démontrée par le généalogiste des princes^ qui^ en compulsant les archives du firmament^ lui avait découvert un aïeul au rang des constellations les plus brillantes sur le champ d'azur de la voie lactée. Ah bien^ par exemple^ disait-il^ la belle avance d'être un grand seigneur, et d'avoir là-haut mes parchemins et mon étoile^ si j'ai ici-bas moins de liberté qu'un vilain, si tous mes mouvements sont réglés comme ceux d'une machine ! j'aimerais autant être un Canard de Vaucanson.

Vous n'aurez pas cet honneur, lui ripostait sa mère; avec vos idées étroites du positif le plus bourgeois, vous ne ferez jamais qu'un obscur Canard aux navels. Que ne dites*vous aux olives? C'est bien tout au plus. Monsieur l'impertinent ; allez, c'est joli pour un comte de Barbarie ! le dernier des Canards musqués aurait plus de fierté que vous. Résolu à ne pas écouter la remontrance, Tespiègle fit coup sur coup deux culbutes plongeantes, et l'on n'a- perçut plus à la surface du liquide qu'une queue dont l'agitation moqueuse excitait le dépit maternel. Dès qu'il reparut, afin de montrer combien peu il tenait à marcher sur les traces de ces favoris d'Apollon qui ne chantent qu'à leur dernière heure, il se prit à entonner à pleins poumons, et de sa voix perçante de clarinette éreintée, ce refrain des ombres chinoises dans le drame puéril du Pont CASSÉ : Les Canards l'ont bien passée, tirelire lire, tirelire lire.

Vous portez Taiguillette, reprenait la duchesse, mais

»4 PEUÉGRINATION MÉMOKABLK

c'est Taiguillette du laquais. Vous n'avez pas de cœur, vous n'êtes qu'un croupion ! Allez vous faire... député du centre dans notre parlement Animal. Plutôt avoir couvé vingt Caniches plongeurs et dix caboteurs hollandais qu'un halebran de votre espèce !... Elle écumait de rage, cette tendre mère, mais lui, bravant sa colère, poursui- vait le cours de ses évolutions nautiques en s' animant par cette rengaine : Quand, quand, quand, quand Irais Canes vont aux champs. I^ malheureux, criait la duchesse, manquer ainsi au respect qu'il me doit! Voilà, voilà le fruit des révolutions : nos enfants s'émancipent ! Lais- sez donc, disait le principicule, la septième épouse d'un Coq gaulois serait une mère moins sévère que vous. Ne voudriez-vous pas me persuader que je descends du fémur de Jupiter? Ingrat^ soupira- t-elle, va, tu ne mourras que la tète sur le billot ! Et sans s'inquiéler plus de cette prédiction culinaire que du lis de son blason, le comte de Barbarie nageait en répétant : Quand, quand, quand, que l'écho allait redisant.

La duchesse s'éloigna, et soudain parut la ci-devant ber- ceuse de Candide. Venez donc, mein ptiau Canard^ lui cria-t-elle; je savons morgue bein, mon gentil gars, que Tiau sale elle est prope, mais pisque madame ne veut pas, pourquoi la contrarier? Allez, le dicton n'est faux : Mauvais fieu qui chicane, pire enfant qui ricane .

Toute Cauchoise qu'elle était, elle avait raison, la ber- ceuse; mais le gentil gars ne l'en écoutait pas davantage.

DU DOYEN DES CRAPAUDS 05

Va-rcn revoir ta Normandie, C'est le pays qui l'a donné le jour,

se prit-il à chanter tout gambadant et déployant ses ailes.

Quand mon voisin eut assez de cette scène, il chercha une autre distraction. Vénérable Crapaud, me dit-il, est-il vrai que vous naquîtes avant le déluge, et que, par suite de ce cataclysme, vous fûtes incrusté dans un bloc de marbre au moins pendant une demi-éternité? Je lui répondis que rien n'était plus authentique. Il voulait que je lui contasse ma vie de cénobite, mais il y aurait eu trop à faire pour mettre en ordre mes nombreuses réminiscences, et je me bornai à lui apprendre sommairement comme quoi, me nourrissant de ma propre substance, au sein de laThébaïde du monolithe, me macérant, me conBsant, m'immergeant, m'infusant dans mon 7noiy j'y confectionnai à loisir une mirobolante doctrine à l'usage du futur Néonébulisme.

Je traînai ce dernier mot à travers un bâillement à me démancher la mâchoire; car j'éprouvais des tiraillements d*estomac. Quand, durant des siècles, on n'a fait ordinaire qu'avec son moi, l'estomac se débilite, et Ton a souvent be- soin de prendre. J'étais affamé; mais il me fallait quelque chose qui passât facilement, et pût en même temps me ré- conforter. J'avais ouï parler du racahout des Arabes; j'en avais môme lu la pompeuse annonce dans mon journal; mais je préférais un mets plus succulent, capable de me

ragoûter. Sans être sensualiste, on peut être sensuel. II. î)

66 l>KKI^:(:iiLNATI().N MËMOUAliLE

Les Abeilles sont un manger exquis. J'en ai beaucoup croqué en ma vie, et je m'en suis toujours trouvé fort bien. Pris sous cette forme, le miel est à la fois tonique et ra- fraîchissant. Aussi, tout vieux que je suis, je me porte à ravir. La chair de TAbeille est délicieuse ; la cire ou le pollen est un corps neutre qui n'incommode point, le miel vous fait un velours sur la poitrine ; et quand par hasard j'ai la migraine, les picotements de Taiguillon produisent loin du siège endolori de la pensée une déri- vation des plus salutaires. Voulez-vous avoir la tête libre, croyez-m'en, avalez des Abeilles : ce n'est pas du tout à comparer , avec les autres Mouches. Oh! que j'en ai pipé l'an dernier 1 C'est ce que nous appelons engoulever. Elles ont beau se débattre, il faut qu'elles viennent, fût-ce en travers. Pour les attirer irrésistiblement, je n'ai qu'à re- tirer mon souffle, la bouche ouverte, elles s'y enfournent, c'est une bénédiction. Y en a-t-il assez, je la referme. Voilà la manière de s'en servir; ça n'exige pas de sauce, et c'est simple comme bonjour.

Je m'informai il y avait quelque essaim à décimer. Gare aux indigestions, me répondit le Hérisson : de la viande et des confitures, débauche de gloutonnerie alle- mande! Modérez-vous; à votre âge, tout excès peut être funeste. Je lui rappelai que j'étais de la Société de tem- pérance et de celle de la morale batracienne. Mais plus j'insistais pour qu'il me fournît une indication précise, lui exprimant combien il y avait urgence, allant même

DU DOYliiN DES CRAPAUDS. 67

jusqu'à le menacer de tomber en défaillance devant lui^ plus il éludait ou se perdait en objections.

Décidément j'avais affaire à un franc égoïste, non moins friand que moi d'Hyménoptères sucrés. Désespérant d'ob- tenir de lui le moindre renseignement, je me déterminai à entreprendre au hasard ma promenade alimentaire. Je le quittai en lui disant : Au revoir ! et il me cria : Bmne chance! mais d'un ton goguenard qui me déplut.

LES TRIBULATIONS DE LA MARMOTTE.

11 me souvint d'un rucher que j'avais beaucoup fré- quenté; mais 1 unique ruche à laquelle je l'avais réduit existait-elle encore? Et puis le trajet pour y arriver était si long ! Je m'efforçai de prendre la ligne droite. Oh I que dans ma gastrique impatience les bottes de sept lieues du Petit Poucet m'auraient divinement chaussé ! Mais, pauvre con- valescent, à son réveil un Batracien l'est toujours, je che- minai cahin-caha, me bousculant au moindre obstacle, il était nuit close quand je retrouvai mon cher rucher; j'étais tout en nage, et pour comble il faisait noir comme dans un four. Le fumet du gibier remplissait mon organe oléfacteur, mais, dans cette obscurité, c'était tout ce qui pouvait m'en revenir; je dirai même que ce fumet, joint à l'influence du grand air, me creusait comme la sonde

('>< PÉUKGUINATlOiN MÉMOUABLE

d'acier d'un puits artésien. J'étais eu proie à une hor- rible fringale : les ruisseaux de ma sueur se glaçaient^ et mes jambes se dérobaient sous moi ; il me semblait que j'allais passer. Mourir pour un quart d'heure de famine quand on a vécu des siècles sans manger^ oh! ce serait par trop bête! Si du moins j'avais entendu au-dessus de ma tête le frôlement ailé de quelque Abeille retardataire, mais rien, absolument rien, personne n'avait manqué à l'ap- pel : elles sont si rangées ces Abeilles!

Il se fit un sourd bourdonnement dans la seule ruche qui fût debout : j'écoutai, on se tut, et cette noble harangue fut prononcée du ton majestueux et doux d'une maternelle autorité :

« Que je suis heureuse aujourd'hui ! Le travail s'est fait dans la perfection, tout est en ordre, la récolte a été des plus abondantes, » nous n'avons à déplorer aucune perte, pas de cellule vacante, à « l'exception de celles de ces incorrigibles Bourdons que nous avons chassés et mis à mort. (Avec une émotion profonde : ) Hélas I ces ri- « gueurs nécessaires ont été bien pénibles à mon cœur. En d'autres « temps, ces messieurs nous avaient rendu quelques services ; mais, « sans manquer à la reconnaissance, nous ne conserverons jamais u notre faveur à des bouches inutiles. (Murmures d'approbation.) « J'ai jugé, comme vous, qu'ils ne devaient plus vivre : tel est le « sort réservé chez nous è quiconque consomme sans produire. « Ah ! si jamais nous pouvions avoir compassion des oisifs et des parasites, nous ne serions plus dignes de ce bon gouvernement de « nature, qui, en dehors des rares et grandes circonstances,

1)1] DOYKN DKS CUAI»Alll>S. 69

H c'est pour tous un devoir de s en mêler, ne laisse a personne le « besoin de s'occuper de politique.

« Nous avons eu des guerres civiles ; mais mon avènement et la « mort de ma compétitrice ayant amené la fusion des partis, j'ai « la satisraclion de vous annoncer qu'elles ne se renouvelleront « plus. (Tonnerre d'applaudissements.)

« L'an dernier, le choléra, sous la forme du Papillon tète de « mort, étendit ses ravages sur nos populations ; de grands travaux « sanitaires, exécutés avec entente et intelligence, nous offrent « aujourd'hui une garantie suffisante contre le retour d'un pareil N fléau.

« Une effroyable Musaraigne avait poussé l'uudace jusqu'à s'in- « troduire au cœur de la cité; le monstre a péri sous vos coups. « Rouler aux gémonies ce cadavre gigantesque était une tâche au- « dessus de vos forces; vos chimistes, dans l'intérêt de la salubrité « publique, l'ont momifié et couverl d'un transparent et impéné- « trahie enduit. Nous devons féliciter les âmes héroïques qui, dans « la périlleuse surprise d'une attaque imprévue, se sont dévouées « pour conserver intacts le trésor de notre indépendance et Thon- « neur nalional. L'armée a bien mérité de la patrie.

« En ce moment, un redoutable ennemi rôde autour de cette «enceinte. (Stupeur, exclamation d'effroi.) Mais rassurez-vous. « avec de la prudence et une fermeté inébranlable , nous déjoue- « rons ses noirs desseins.

« Congratulons-nous, mes soeurs et mes enfants, de cette sainte « harmonie à laquelle notre société doit d'être si forte et si pros- « père; unissons -nous pour rendre ensemble grâce h Dieu qui « nous fait jouir de ce bienfait, à Dieu qui nous donne la vie du (' jour et qui entretient l'espoir des fleurs du lendemain. Vous « savez, mes compagnes, qu'à l'aube naissante, le premier soin

70 l'ÊKÉGKlNATION MEMOKAnLE:

» de la communauté doit être d'éloigner les corps des suppliciés. « Justice est faite, écartons de notre vue un si douloureux spec « tacle. »

Ce superbe discours de la couronne en faveur du peuple confiseur ne mettait aucun formidable budget en regard du tableau de la prospérité publique; il n'appelait que moi seul à la curée^ et quelle curée encore, une curée de morts, ce qui n'était pas de mon goût. Et puis je ne la tenais pas, et, tout résigné que je fusse, faute de mieux, à faire chère de Bohémien, je dus, pour me la procurer, me mettre en quête à tâtons.

Cette maudite venaison était introuvable, et les an- goisses du famélique augmentaient. Par bonheur, j'aper- çus un Ver luisant; je me dirigeai sur lui et le priai de me prêter sa lumière. Cela ne se prête pas, me dit-il ; mais, si vous voulez, je vous accompagnerai. Comme il allait trop lentement, je le pris avec précaution de peur de réteindre, et le posai sur mon front, il resplendissait comme la flammette du génie; peut-être, en imitant un peu ma commère la Grenouille, aurais-je alors assez bien figuré ce Taureau des chalets qui précède le troupeau, la cloche au cou et le flambeau sur la tête.

Enfin, je découvris le précieux gibier. Quand je me fus suffisamment repu, n'éprouvant aucun besoin de faire ma sieste, en attendant le déjeuner, pour lequel je voulais être tout porté, je me livrai à quelques réflexions sur l'étal des

DU DOYEN DES CIUPAUDS. 71

dmes, en même temps que j'épiais les mouveraen(s qui pourraient se manifester chez le peuple bien-aimé dont Todeur m'alléchait. A certains bruits qui se faisaient dans la ruche, je compris que personne n'y pouvait dormir : on s'y tournait et retournait, on s'y détirait, c'était un concert de soupirs et de bâillements! Était-ce ma présence qui les agitait? je l'ignore; mais de toutes parts on se plai- gnait de ne pouvoir fermer les yeux. Madame Galand ! fit tout à coup une voix partie du rez-de-chaussée, si vous ne dormez pas, contez-nous un de ces contes que vous contez si bien. Lequel voulez-vous que je vous conte, mes enfans? répondit la Reine, dont le nom venait d'être prononcé. Celui que vous voudrez, et puis nous aime- rions mieux une histoire : les contes, ça fausse l'esprit. En ce cas, je vais vous dire l'histoire de la Marmotte; vous savez bien, cette Marmotte dont je vous ai parlé quelquefois. Ahl oui, c'est cela! Et après une vive suc- cession de chut! chut! qui finirent en mourant, chacun se tut. Il me semblait les voir tendre le cou et pencher en dehors de l'alcôve hexagone leur petite tête qui ne voulait rien perdre de ce qui se dirait. On aurait entendu voler une Mouche. Ohl oh! pensai-je, il paraît que cela va être intéressant : si je recueillais ce récit, afin d'en faire part à mes amis et connaissances. Je m'approchai le plus possible; et, après avoir trempé dans ma liqueur intime une plume de Corbeau dont le Hérisson m'avait gratifié, je dis au Ver luisant de se moucher pour que je visse

7-2 PKUÉGKINATION M ÉMOH A»LK

plus clair, parce que j'allais sténographier les paroles de la Reine.

Ah! s'écria l'auguste princesse, elle a passé par bien des étamines, cette bonne Marmotte 1 figurez-vous que tout près d'ici, sur le flanc oriental de la montagne, vivait la plus honnête famille de Marmottes que l'on pût voir. Elle se composait du père, de la mère, de trois filles et d'un Marmot. Catarina, l'ainée de cette progéniture, était idolâtrée de ses parents, et elle le méritait bien. Elle était si intelligente, si affectueuse; et puis, que n'eût-elle pas fait pour se rendre utile? Une année, qu'ils étaient malades, elle avait à elle seule tapissé du plus fin four- rage la triple galerie bifurquée de leur spacieux souter- rain. Il fallait voir comme le marmoutier était tenu pro- prement et la marmaille soignée. Chaque matin le cloaque était nettoyé et le réduit parfumé de baume et de thym. Chaque soir les lits étaient faits dans la perfection. C'est qu'on est difficile sur le coucher quand on est exposé à dormir cinq grands mois. Aussi les Marmottes connais- sent-elles tout le prix de cet adage Comme on fait son lit on se couche. Le père et la mère de Catarina n'avaient ja- mais reposé plus mollement. Elle était si pleine d'atten- tions, cette bonne fille, qu'à vingt lieues à la ronde on n'eût pas trouvé sa pareille, et avec ça laborieuse : une fois éveillée, elle ne chômait pas; toujours, toujours à la besogne, ne se dérangeant jamais plus à, une heure qu'à

DU DOYEiN DES EKAPAUDS. 73

l'autre; et pourtant il ne manquait pas de galants pour lui faire la cour : c'était à qui aurait voulu Tépouser.

De petites voix demandèrent : Qu'est-ce que ça veut dire, l'épouser? Mais aucune réponse ne pouvant être à leur portée, la Reine continua sans s'interrompre :

Catarina était sage au delà de toute expression ; par- tout on la citait comme un modèle aux jeunes personnes de son sexe : Voyez, disaient les mamans à leurs filles, comme elle a de l'ordre, comme elle est réservée, con^me elle est prête à bien faire, et toujours serviable.

Ses parents n'avaient pas de voiture. Eh bien, s'agis- sait-il de rentrer le foin dont elle avait coupé sa bonne part, pendant que les autres se faisaient tirer l'oreille pour faire la charrette, elle se mettait sur Téchine comme un petit ange, dressait ses pattes en ridelles pour recevoir la charge, ne se plaignait jamais qu'elle fût trop forte ou que le sol fût raboteux, et, quand elle était à comble, elle allon- geait gracieusement, en guise de timon, sa queue à ses compagnes, qui la tiraient en veillant à l'équilibre. A ce métier si rude, son dos s'était pelé; mais elle était la pre- mière à en rire, tant elle était d'humeur enjouée et s'in- quiétait peu du lustre de sa robe de tous les jours, qui était aussi celle des dimanches.

Aux derniers feux du mois d'août, on achevait la fenai* son. Catarina s'affaissait sous le poids de toute une meule de verdure, tandis que son frère était en sentinelle sur la pointe d'un rocher. Le malheur voulut qu'au lieu de son-

II <o

7i IM'HÉGIllNATJOiN MÉMOUABLE

yer à crier : Qui vive? il s'amusât à se faire grelot en agi- tant à son oreille une noisette ; des chiens et des chasseurs passèrent sans qu'il les vît, et fondirent sur les travail- leurs. Les moins embarrassés parmi ces derniers étaient ceux qui tenaient la queue de Catarina; ils détalèrent : mais elle, pour fuir ou se défendre, était dans une posi- tion trop difficile : elle fut prise, jetée dans un sac, et portée au prochain village, l'attendait un de ces né- griers de montagne en possession, depuis des siècles, de faire la traite de petits blancs qui seront bientôt noirs comme des nègres, et de Marmottes qui n'auront presque rien à faire pour le devenir.

Ces gens-là, fit une questionneuse, n'ont donc pas de reine pour qu'on les traite de la sorte? Ils ont un roi, le roi des Marmottes. Et qu'est-ce, un roi? Pour vous l'apprendre, il faudrait vous dire ce qu'est une liste civile, et il est à souhaiter que vous ne le sachiez jamais. Mais poursuivons. Catarina se fondait en larmes, elle se désolait. Ses parents n'étaient pas moins chagrins, car ils avaient à déplorer aussi la perte de Léonard, cet écervelé qui lès avait laissé surprendre. Hélas! il n'y avait plus que des regrets en la rustique demeure; plus de jeux désor- mais, plus de conversation, plus de repos, plus de goût à entreprendre quoi que ce soit. Après avoir bien cherché, bien crié, s'être bien lamenté, on n'eut plus le courage de profiter de ce reflet d'été qui, parfois, dore Tarrière-saison . On s'enferma coriime au cœur de l'hiver, et on ne cessa

DU DOYEN DKS CHAPAUDS. 7:i

de yéinir. Ah I disait cette mère dont l'àme était na- vrée, n'est-ce donc pas assez pour les Savoyards de vendre leurs petits? faut-il encore qu'ils nous enlèvent nos en- fants! Quel mal leur avons-nous fait? Nous attaquons- nous à leurs récoltes? Au contraire, quand fond sur elles, vivant incendie, TAttila des campagnes, le Hanneton, in- satiable mangeur, qui dévore le capital avec le reveuu, le fruit avec la fleur, les naissants ombrages de l'orme avec ce pain quotidien dont le tendre vert a pour lui tant d'at- traits, ne faisons-nous pas une guerre d'extermination à ce terrible pondeur d'une race non moins destructive que lui? Oh ! les Savoyards sont des ingrats, et ils n'ont pas d'entrailles !

Mère, demandèrent des voix enfantines, vous avez donc vu et entendu cette triste Marmotte au fond de son trou?

Mes enfants, reprit la Reine, tous les voyants ne sont pas en Ecosse, vous êtes trop jeunes pour ne pas ignorer un des principaux attributs de notre royauté : c'est que nous sommes douées de cette seconde vue dont l'horizon est sans bornes, et pour laquelle les montagnes elles- mêmes n'ont pas d'opacité. Le Crapaud dans la pierre qui Ta moulé, le Canard hyperboréen figé dans la daube de son glaçon d'où mars le fera sortir, l'Escargot en sa conque tectile, mystérieux laboratoire il prépare son vernis, aucune de ces existences n'échappe à l'œil de notre esprit; point d'arcane de la nature, point de secret do la vie qui

•i

70 l»ËUÉGIilNÂTION MÉMOKABLE

nous soit caché. Nous pourrions dire l'origine des Ma- creuses et indiquer se dépose le frai d'Anguille; nous entendons recroître entre deux briques la queue amputée du Lézard. Notre regard plonge au fond de la souche ca- verneuse où s'est oublié sous nos climats le Coucou, mes- sager de la Primevère, et nous frémissons lorsque, jeté dans l'àtre avec la bûche de Noël, il plonge, en s'envolant, ses ailes au brasier. Nous^ avons la perception de ce qui va s'accomplir. Si nivôse n'eût pas été un mois de frimas, j'aurais sauvé le Savoyard qui, pour trois francs, lâcha la détente de l'effroyable machine infernale avec laquelle il devait sauter.

Mais, mère, vous êtes donc bien vieille?

Toutes les traditions de nos devancières sont abso- lument comme si elles nous étaient personnelles : nous héritons de leur passé : voilà pourquoi je suis à la fois votre histoire et votre autorité. Se médite-t-il quelque crime, nous en sommes averties; que n'avons-nous, hélas! la puissance de l'empêcher I Nous délaissons notre maître du moment que la vertu a fui de son cœur, car nous ne saurions prospérer sous un tel patronage. Est-il honnête, nous nous intéressons à tout ce qui l'entoure. Nous res- pectons, nous aimons qui il aime. Chaque calice du bou- quet qu'il va cueillir pour sa fiancée, nous le purifions et nous y mettons le don de plaisance; nous saluons son mariage d'un épithalame, nous fêtons le baptême de son premier-né, et en ce ménage^ que Dieu bénisse! y a-

On T TOTiIt dct TorltMi tqullibrtim.

DU DOYEN DES CKAPAUDS. 77

t-il quelqu'un de malade, nous souhaitons notre savoir au médeein; d'agonisant^ nous nous prosternons devant le saint viatique; de mort, nous prenons le deuil... Sou- vent je vois d'ici une douleur de mère penchée sur la bière de son enfant, et bien vite j'envoie lui bourdonner à l'oreille un de ces évangiles de paradis, douce cantilène qui calme comme un Népenlhès. Nous portons des con- solations et des pressentiments, et la nouvelle des absents, si on la rêve, c'est nous qui l'avons donnée. Maintenant, mes enfants, ne m'interrompez plus; en étais-je?

Cette bonne mère Marmotte disait que les Savoyards n ont pas d'entrailles.

C'est cela. Le convoi dont faisait partie l'infortunée Catarina était destiné pour la France... Il était bizarre- ment composé, et, à la première halte, elle fut bien hu- miliée de se trouver en compagnie avec des saltimban- ques de tous les pays et de toutes les couleurs. Le même imprésario avait rassemblé toute une ménagerie artistique. On y voyait des Tortues équilibristes, des Singes funam^ bules couverts d'oripeaux, et des Chiens empanachés, piétinant, gambadant, se juchant, l'un portant l'autre sur les gibbosités omnibus d'un de ces quadrupèdes en zigzag qu'on appelle des Dromadaires.

Catarina sentit tout son poil se dresser à l'aspect de la race canine, et il s'en fallut bien peu qu'elle ne s'évanouit en apercevant tout près d'elle, faisant des ronds de jam- bes, un grand coquin d'Ours, probablement quelque des-

7H PEItKGKINATIOIN MI^MUit ABL K

ceiidant de ce voleur de {fàleaux que nos {glorieux ancê- tres firent mourir à force de le chatouiller.

Ces acteurs n'eurent pas plutôt mis pied à terre, que Catarina fut assaillie par une nuée de Puces joyeuses <|ui, dans l'accès de leur délirante gaieté, fol&traient de la faroii la plus étourdissante. Ce qui les ravissait d'aise, c'était de retourner à Paris. Vive, s' écriaient-elles, le jardin des Tuileries, malgré le cerceau du gamin, les prétentions de la bonne qui gronde, et les soins de propreté de la nour- rice sur lieu 1 Oh ! le bel endroit pour sauter à la corde en mangeant du plaisir; c'est ça un bonheur! On voit les toilettes, et l'on est regardé, admiré pour les doubles tours, et puis on est applaudi. On dit: Celle-là est bien maigre, mais c'est une sylphide, agile et svelte. . ,

Catarina était fort incommodée des jubilations sautil- lantes de cette légion de petits angles aigus... Elles lui parurent moins insupportables pourtant, lorsqu'on l'eut attachée à l'ombre d'une haie pour qu'elle y prit quelque rafraîchissement. Sur le même rang qu'elle étaient pelo- tonnées dolentes, quelques-unes de ses compagnes, égale- ment emmenées en esclavage par une brigade de ces petits Savoyards qui, à les voir grimper entre deux parois d'un rocher, avaient appris d'elles l'état qu'ils allaient exercer.

Tout ce monde ne tarda pas à s'assoupir. Catarina seule veillait; tout auprès dans la broussaille, parmi les feuilles mortes qu'il faisait bruire, sans doute de vieux journaux qu'il n'avait pas lus, frétillait un gentil Saurien.

\t Jardin ilrii Ttiilrrin'. , .

DU DOYKiN DKS CRAPAUDS. 79

Il s'approcha pour lui montrer son œil vif et sa fringante désinvolture. En la voyant, le visage inondé de larmes, il fut un peu moins satisfait de lui-même, et comme il avait un cœur excellent, tout freluquet qu'il fût, il cessa sur-le-champ de faire le joli cœur. Il était hibernant comme elle, et Ton sait que souvent il suffit d'une in- firmité commune pour établir des rapports de sympathie entre deux êtres parfaitement étrangers l'un à l'autre.

Vous pleurez, belle Marmotte, lui dit-il, serait-ce du passé ou du présent? Des deux, soupira la Catarina, et encore de l'avenir 1 Ahl c'est trop, l'avenir est pres- que toujours une chimère. Mais, écoutez : pour peu que vous souhaitiez le connaître, il y a ici derrière vous une gracieuse petite fée, la dona Esméralda, qui prédit bien des choses, et qui ne demandera pas mieux que de vous dire votre sort.

En se retournant, la montagnarde vit une charmante et vive Emeraude qui montait, montait sans échelle ni esca- lier, et qui, au terme de son ascension, alla délicatement se percher sur la mousse mordorée de la plus haute houppe d'un églantier.

L'Esméralda est à son belvédère, dit le Saurien; vou- lez-vous que je lui parle pour vous? Je n'ose, mon brave Lézard.

Le Saurien appela la magicienne, qui, ayant deviné quel service on attendait d'elle, adressa directement la parole à la Catarina. La vie, dit-elle, en lui regardant fixe-

80 PÉKËGKINATION MÉMOUAHLl!:

ment dans les yeux, est semée de bien des traverses : au- jourd'hui malheureuse, demain encore plus, puis un peu moins^ et des peines toujours. Armez-vous de courage, ma belle enfant : tout tourne à mal à qui fut détourné ou s'est détourné lui-même de ces instinctives propen- sions que Dieu a mises en nous. Cependant vous reverrez votre pays. La plus élégante des Batraciennes avait rendu son oracle, il permettait un espoir; mais quand se réaliserait-il?

La Catarina et le Saurien s'entre-regardaient tout con- sternés. — Enfin, dit-elle avec l'accent bourrelé d'une incomplète résignation, il ne m'arrivera que ce qu'il plaira à Dieu. L'imprésario fit claquer son fouet, et le Saurien s'enfuit effarouché. Allons, en route, mauvaise troupe ! venait de crier le brutal directeur des ambulants, et toute la caravane fila en se frottant les yeux.

La Catarina fut confiée à Pierre, sorte de manant bien sournois et bien dur. Pierre, qu'il était bien nommé ! Non content de la faire jeûner, il la rouait de coups pour qu'elle dansât. Sans cesse il l'irritait, au point qu*elle, qui n'au- rait pas donné une chiquenaude à un Puceron, eut vingt fois l'idée de lui croquer le nez. Si elle s'abstint de le faire, ce n'est pas que la force lui manquât : quoique trapue, elle était bien prise, et dans sa taille ramassée, la vigueur se joignait à la souplesse ; mais elle avait l'âme si bonne, qu'elle se contenait toujours, et Pierre n'en devenait que plus méchant. Une fois, en criant : Hioupe ta Catarina, ta

I.o ninjcn d>;^li.'r funay t»l

DU DOYEN DES CRAPAUDS. 81

soupe à la farine ! il l^eoleva si brusquement par la corde qu'elle avait au cou, que la langue sortit. (Cri d'horreur. ) f^ Catarina en était bleue, tous les spectateurs la crurent étranglée. Pierre ne se doutait pas que le maître était der- rière lui. Âh ! ah ! mon drôle, dit celui-ci, en lui admi- nistrant la correction, c'est comme ça que tu tutoies ma marchandise; tu vas remettre ta Marmotte à Bastien, et demain tu ramoneras, mon cher; si tu es trop gras pour passer dans la cheminée, je te ferai maigrir... Va, tu lécheras les murs...

Bastien était le plus aimable de ces enfants que la mi- sère ou la cupidité de leurs parents condamne, au profit d'une exploitation souvent barbare, à ne plus respirer un air pur que dans la haute région des fumées de ce monde. Sous lui la Catarina devint docile, et quoiqu'il dût l'in- struire en sens invei*se de ses véritables dispositions, elle fit pour lui complaire tout le progrès dont elle était suscep- tible. Quand on a la panse large, la cuisse courte et le pied volontiers plus long que la jambe, moyen d'égaler jamais Taglioni ou Fanny Essler? niais si on y met de la bonne grâce, on peut toujours danser comme un Ours. Ainsi s'en tirait la Catarina, et même Bastien, lorsque jouant de la vielle et chantant : EscoiUa Djaaela, il lui mon- trait à relever sa jambe en manivelle de tournebroche. Si elle avait eu moins de modestie, il lui aurait fait croire qu'elle dansait.

Bastien en usait tout à fait fraternellement avec elle. 11. 11

82 rKUKGRINATION MKMOUAHLi:

Avai(-il (le la miche, c'était du pain de fine Heur de fro- ment, il lui donnait de sa miche; alors, pour la grignoter, elle se plaçait debout devant lui comme un Écureuil, puis à la dernière miette elle commençait comme un doux jap- pement étouffé de petit Chien qui rêve. C'était sa manière de lui témoigner sa reconnaissance et de s'attirer des caresses qu'il lui prodiguait toujours. Elle était si sensible à ce procédé, qu'elle se serait fait un scrupule de ne pas essayer à la minute de faire tout ce qu'il lui commandait. Aussi fut-elle bientôt la première des Marmottes pour saisir un bâton, gesticuler, saluer et remercier l'aimable compagnie.

Quelquefois, oubliant que, faute de la moindre pièce de monnaie, il ne rapporterait pas la somme qu'il devait rendre chaque soir au patron sous peine de la baston- nade, le pauvre petit se risquait à la régaler d'un sou de lait ou à lui acheter du beurre pour des tartines qu'ils mangeaient ensemble. C'était le plus grand plaisir qu'il pût lui faire ; mais tout cela ne valait pas la liberté, la montagne et le ciel de la Savoie. La Catarina, après cha- que extra de ce genre, ne manquait jamais de lui exprimer sa satisfaction par un de ces ronron prolongés qui imitent si bien le bruit du rouet de la fileuse. Ohl elle le portait dans son cœur, ce cher enfant. J'ai écorné la recette, disait-il, cha me vaudra ouna raclée, à moins que quelque caporal bourgeois que j'appellerai mon général ne me la sauve. Ce sauveur, qui devait remplacer la dépense, il était

DU DOYEN DES CRAPAUDS. 8J

rare qu'il ne le rencontrât pas. Lui làchait-il la pièce blanche^ il achetait des raisins dont iT détachait des grains pour la Catarina^ ou des noix quil avait soin de lui éplucher. ...

Cependant l'hiver commençait à se faire sentir, la Cata- rina éprouvait un sommeil invincible; ot, quoique Bas- tien ne cessât pas d'être excellent pour elle, il fallait' tou- jours danser, sans quoi la recette aurait baissé; et garo au bâton de Timpresario* Bastien pleurait d être obligé de la tourmenter : il y a conscience à vouloir faire danser (|ui meurt d'envie de dormir. Âh I disait*il, il aurait bien nous laisser nous étions, toi dans ton terrier, et moi dans ma cabane; si pauvre que l'on soit, on n'est jamais à plaindre quand on n'a pas de maître. Oh ! la vie enchah- née est amère comme de la suie !

Plus le froid augmentait, plus la charité diminuait. On y regarde à deux fois avant de délier les cordons de sa bourse lorsqu'on a les mains gourdes; et qui sait si les sentiments généreux ne devraient pas être classés parmi les Hibernants? ....

Bastien se mit à parcourir les guinguettes pour api- toyer les ivrognes; mais que pouvaient lui offrir ceux qui pensent que l'univers entier n'est qu'altéré? Un \érre de vin bleu. Le Savoyard est sobre, et la Catarina avtiit le vin en horreur; une Marmotte qui en goûterait serait désho- norée, jugez si elle buvait du git)g!

Enfln Bastien no savait plus comment s'y prendre pour

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gagner encore quelque argent. Ce cher petit avait unesœur, Fanchon, jolie rose de la Maurienne, dont l'éclat contras- tait avec la nuance sombre et le grossier tissu de sa robe écourtée Fanchon avait appris quelques airs sur la vielle, pour être en état de suivre son frère quand il quitterait le pays. Elle n'avait pas voulu se séparer de Bastien, elle l'ai- mait tant, et lui Taimail bien aussi, et il la protégeait, et il lui payait des beignets sur le Pont-Neuf et des beaux rubans pour mettre à son bonnet. Mais depuis que la sai- son devenait rigoureuse, il n'était plus à même de lui donner de ces gages d'amitié. Pour excuser la Catarina de n'avoir plus le cœur à la danse et faire qu'on fût moins exigeante son égard, il avait beau chanter : Ma Marmotte a mal au pied, pei'sonne n'était la dupe de cette fiction con- stitutionnelle. Cette musicale annonce : Qui veut voir la Marmotte, la Marmotte en vie, n'était déjà plus une précau- tion inutile; s'il n'eût dit qu'elle n'était pas morte, on ne s'en fût pas douté.

Tu vois la Catarina, dit-il à sa sœur, il n'est plus possible de lui faire mettre un pied devant l'autre, elle ne demande qu'à se rouler; je la casserai plutôt que la dé- tendre, tant elle est transie. Oh! j'ai bien froid aussi, disait Fanchon; j'en ai l'onglée à pleurer, et si je mets les doigts sur les touches de ma vielle, je joue tout de tra- vers, ce qui fait qu'on ne me donne plus rien. Oh ! bien sûr que le maitre me battra. Qu'il me batte tant qu'il voudra, lui dit-il, mais toi, je le lui défends; et puis, si tu

DU nOYLlN DES CRAPAUDS. K5

as froid, sois tranquille, je t'achèterai des mitaines. Oh ! non, frère, je ne veux pas, il t'en arriverait malheur.

Bastien lui ayant dit qu'il savait un moyen d'avoir de l'argent : C'est bien, lui dit-elle, mais surtout garde- toi honnête. Oh ! protesta-t-il, je ne prendrai jamais rien à personne.

Ils allaient tout causant : en passant devant la boutique d'une fruitière, Bastien y acheta un balai, et, quands ils furent près d'un pont couvert de neige, il dit à sa sœur : Tu vas prendre ce ramon, fais le chemin propre pour les belles dames qui t'en récompenseront, et moi je vais me coucher sur le trottoir et faire le souffreteux en grelottant. Oh I Bastien, le pavé te glacerait ; laisse-moi y aller à ta place; je suis la plus vêtue. Non, non, lui répliquait- il, ce serait trop dur pour toi ; va, va, avec ton ramon, tu es plus avenante, et les messieurs te donneront plutôt.

Après que sa sœur lui eut bien recommandé de prendre garde aux sergents, Bastien alla occuper son poste. Il était tout blotti, tout ratatiné, n'ayant sous sa tête, en guise d'oreiller, que quelques brins de paille empruntés à la li- tière de sa Marmotte, dont la boite était près de lui. Il se jamassait sur lui-même par secousses, il faisait claquer ses dents ; mais, par un rude vent du nord, tout le monde passait si vite, que personne ne faisait attention à lui. Alors il se dit : Si je pleurais, peut-être réussirais-je à atten- drir quelqu'un. Et, pour pouvoir pleurer, il se mit à pen- ser à sa mère : les larmes lui vinrent; il la songea ma-

86 PÉUKGHINATION MÉMORABLE

lade, il pleura bien fort ; puis morte, il sanglotait à fendre le coeur. Abeilles si pieuses, mais si bonnes, ne lui en veuillez pas d'avoir fait servir au jeu de cette triste co- médie les plus saintes inspirations de l'âme; hélas! vous allez le voir, il en fut cruellement puni.

Pendant ce manège de l'espiègle, un monsieur bien couvert, et menant en laisse une grande carcasse de Lévrier grec, heurta du pied Bastien, en lui disant, avec >raccent britannique : * Petite Savoie, lève 4oi, 5 tiens tma chien^ et ne le laisse pas s'échapper. Il lui mit en même temps une guinée dans la main. . » .

De l'or! Bastien ne pouvait ni en croire ses yeux ni modérer sa joie, et, tout en s'Bttacbant h corde autour du poignet, de peur qu'il ne prit quelque foucade à TAni- mal, il faisait ses projets. Oh! pensait^îl, la belle robe que je vais acheter à Fanchon, le beau devantier rouge que je lui aurai, les belles mitaines, le beau (ichu, pour qu'elle se fasse avec les coins de petites oreilles comme celles de la Catarina; et la Catarina donc, elle aura sa part... Il leur en promettait à toutes deux.

L'Anglais se moucha> ouvrit une boite d'or, respira longuemenf la poudre du régent, puis, saisissant l'instant Bastien détourna la tète, il s'élança par-dessus le pa- rapet en criant : Zépliyr! Et Zéphyr, c'était le Lévi'ier qui; âautant après lui, entraîna dans la rivière le malheu- reux Bastien. ' .

Fandion, voyant de loin sa chute, jeta les hauts cris. A

I>IJ DOYKN DES CRAPAUDS. 87

sa voix, des mariniers accoururent, on repêcha le Chien, le maître etBastien, qui, ne nageant pas mieux les uns que les autres, furent trouvés au fond de Teau. Milord, secouru le premier, fut rappelé à la vie ; c'était un steeple racer, coureur au clocher, ruiné par un dernier pari. Zéphyr revit aussi la lumière, un membre du Jockey's-Club avait offert cent livres sterling aux fumigateurs, s'ils parve- naient à le remettre sur pied : Zéphyr était un pur sang.

Quant à Bastien, on s'occupa de lui trop tard. Il n'y eut que sa pauvre sœur qui cherchât à le réchauffer de son souffle. Quand elle s'aperçut qu'il était roide sa tête se perdit ; dans l'accablement de sa douleur, elle se sauva par les rues et oublia d'aller reprendre la Catarina. Croi- riez-vous qu'elle fut battue pour cela! Oh ! mon Dieu, oui, battue ! mais elle ne le sentit pas, elle avait trop de cha- grin.

La Catarina, ramassée par un de ces voyous, grands écu- meursde pavé qui ont l'œil à tout ce qui traîne, fut vendue à un physiologiste anglais, venu en France pour se sous- traire au bill du parlement, qui .défend d'exercer des cruautés envers les Animaux. Comme il avait été question de la conduire chez un docteur, elle s'était imaginé qu'on la menait dans une maison de santé. Voyez un peu l'illu- sion ! On allait étudier sur elle les phénomènes de la vie animale dans le sommeil d'hiver. Elle fut placée parmi d'autres Hibernants dévoués au scalpel. C'étaient la Chauve- Souris, appelée à rendre compte de la circulation dans

88 PÉRÉGRINATION MÉMORABLE

les capillaires ; le Loir, la Grenouille, le Lézard, le Serpent à sonnettes, qui devaient faire aussi leurs révélations; TEscargot, dont on attendait la solution de quelque grand problème, et le Morio, joli papillon, le seul qui survive à l'automne. Au milieu de ces martyrs endormis de la science, circulait son plus habituel souffre-douleur, rinof- fensif et très-éveillé Cochon d'Inde; l'égrillard stoïcien allait et venait, les flairant et reflairant tous.

Le supplice de la Catarina ne tarda guère à commencer ; comme on la supposait insensible, il n'y eut sorte d'expé- riences qu'on ne tentât sur elle ; mais, pour ne pas re- muer, l'infortunée n'avait, hélas 1 que trop la conscience de ce qu'on lui faisait... Ces incisions dont on la criblait; ce fer rouge qui lui parcourait le corps ; cette eau dans la- quelle on la faisait se congeler; ces aiguilles qui s'enfon- çaient dans sa chair; cet ammoniaque maintenu sous son nez; cette commotion électrique qui la forçait à s'étendre et à ouvrir les yeux; ce galvanisme qui la convulsionnait; cette main qui la laissait tomber ou qui la jouait à la balle : toutes ces souffrances, elle se les traduisait comme les phases d'un affreux cauchemar. Oh! pensait-elle, quand finira cet horrible sommeil? Mais parfois, en doute du rêve ou de la réalité, elle craignait de se réveiller morte ou estropiée, ce qui est encore pis.

Enfin, aux premières chaleurs, la Catarina ouvrit les yeux, elle était toute courbaturée et sillonnée de plaies encore saignantes, mais elle avait l'usage de ses membres.

DU DOYIliN des CliAPAUDS. m

et elle se promit bien de s'en servir à la prochaine occa- sion. Tout à coup elle entendit sur la vitre comme un rou- lement de tambour; c'était le Morio qui, prenant le verre pour une lame de jour solidifié, le battait de ses ailes afin de le briser. Une porte grinçait, c'était le serpent à son- nettes qui décampait. La Catarina n'hésita pas à faire de même; mais au bord de Tescalier, comme elle le vit des- cendre en suivant la rampe, par prudence elle prit du côté du mur. A peine touchait-elle la seconde marche, qu'à la vue du reptile deux dames jetèrent un effroyable cri, en menaçant de faire donner congé au docteur. La Catarina remonta rapidement, gagna le toit et s'introduisait, par une lucarne, dans un cabinet où, pour attendre la nuit, elle se tapit au fond du carton à manchon d'une modiste, qui avait sans doute perdu sa clef, puisque le Coq chantait la première heure qu'elle n'était pas rentrée. La Catarina sortit alors, et, grimpant sur la plus haute cheminée, elle jeta de son dévolu sur les chantiers de Tile Louviers, vaste cimetière des forêts mortes, l'herbivore peut pres- que aussi bien prendre le vert que dans les rues les plus populeuses du Marais.

Après avoir évité l'écueil des patrouilles, des Chiens, des ravageurs et des chiffonniers, la voilà installée dans son île comme un autre Robinson ; elle s'y logea plus à l'aise, mais avec moins de sécurité que n'avait fait jadis la clandestine imprimerie des jansénistes : à chaque instant c'étaient des dégringolades de rondins dont les tonnerres

11. 12

<J0 rKUÉGUlNATION MÉMORABLE

roulants venaient lui donner des souleui's; à peine osait- elle quitter sa cachette. Un matin qu'elle avait cru pouvoir s'en écarter sans danger, pendant qu'elle broutait, elle se vit tout à coup entourée par une meute de débardeurs qui la pourchassaient en criant : An Bal! au Hat! Ne faites de mal à personne, vivez à votre guise, et tout de suite on vous prend pour un méchant. A travers la grêle de cotrets qu'on lui lançait, une blouse étant tombée sur elle, elle s'embarrassa dans une manche et y devint la capture du propriétaire de ce vêtement. Pendant qu'il la considérait, dans l'espoir de se faire lâcher, elle fit son sifflement le plus aigu. Ce n'est pourtant pas une Perruche, dit cet Homme sans se déconcerter. La Catarina le regarda : il avait une bonne figure. Alors, au lieu de siffler, elle prit sa voix la plus douce, et commença le ronron sentimental de l'amitié. Tiens, c'te farce ! ça fait comme un Chat ; oh ! la drôle de Bête! Il la caressa, elle se laissa faire. Par- bleu, dit-il, il faut que je la montre à notre femme.

Celle-ci était une rousse acariâtre qui donnait des coups de sabot à la Catarina, et qui riait quand ses enfants lui jouaient à la bille sur le nez. La chanceuse Marmotte avait encore rencontré une bien triste condition.

On la mit coucher dans l'unique chambre de ce mé- nage; mais comme elle avait une faim excessive, elle mangea. Le lendemain, la femme trouva des débris du repas nocturne.

Tiens, tiens, dit-elle, ta vilaine Bête : elle a mangé

DU DOYIi:N 1U:S CKAPAUDS. 01

un soulier du petit; je ne veux plus la voir. Emporte-la, ou je Tassassine.

La Catarina se fit bien petite, en s*aplatissant pour se sauver sous un meuble auquel elle était attachée. Allons, femme, dit le mari, ne te fâche pas, vois-^tu comme elle te demande pardon. Elle se repentait en effet bien sincère* ment. Son nouveau maître protesta que cela ne lui arrive- rait plus. Non, dit la mégère, si tu m'en parles davan- tage, je lui tords le cou comme à un Lapin ; encore si c'était bou à faire une gibelotte, ton vieux Rat tout pelé ! Pas de symptôme ou de stigmate de la misère que le plus pauvre ne saisisse comme un sujet de mortification, et dont il ne fasse l'expression de son mépris.

Le bon Homme^ désespérant d apaiser sa femme, prit la Catarina dans ses bras^ et sortit. Singulier Animal, se dit-il, il n'a peut-être pas son pareil à la ménagerie, je vais Ty présenter; si l'on en veut, on me la payera, ça sera pour ravoir des souliers à Fanfan.

La Catarina fut achetée vingt francs^ et ordre fut donné de la mettre du côté des Castors. L'employé chargé de l'y conduire, sachant combien un des plus illustres profes- seurs était passionné pour les généralisations, les croise- ments et les monstruosités, prit sous son bonnet de déci- der que les Marmottes sont des Castors de montagne, comme les Castors sont des Marmottes fluviales. Ce butor adulateur la mit avec ces derniers. Malgré leur truelle, qui leur donnait un aspect un peu limousin, la Cat<u*ina

92 PÉURGRINATiON MÉMOHABLE

trouvait qu'ils avaient avec elle un air de famille ; elle leur parla allobroge ; mais à tout ce qu'elle pouvait leur dire ils ne répondaient que par celte question : Whal do y ou say? (Que dites-vous?)

Cependant, au bout de peu de temps, elle parvint à les comprendre et à se faire entendre d'eux, quoiqu'elle ne mordit que difficilement à la prononciation. Comme elle était en peine de savoir la signification de l'outil qu'ils portaient, ils lui apprirent que c'était la marque distinc- tive des francs-maçons du rite canadien. Leur vanité ne lui laissa pas non plus ignorer qu'ils étaient sujets de Sa Majesté Britannique. Et dans leurs rares conversations, car ils étaient habituellement taciturnes, elle put prendre une idée de leur caractère... Race d'utilitaires à outrance, l'ap- portant tout à leur profit, s'immobilisant dans leurs lois, dans leurs mœurs et dans leurs pratiques ; n'admettant le progrès que dans leur envahissante industrie; aspirant sans cesse à étendre leur domination , projetant des co- lonies et des établissements sur tous les rivages, convoi- tant jusqu'aux montagnes, ils lui parurent des êtres dé- testables.

L'un d'eux, qui lui avait fait la pompeuse description des biens immenses qu'un de ses oncles possédait en Amérique, se fourra dans la tête de l'épouser, précisé- ment parce qu'elle lui avait raconté sa vie de danseuse. Elle reçut froidement cette ouverture, sans toutefois le décourager. 11 crut qu'il avait été bien accueilli, et pour

DU DOYEN DES CRAPAUDS. 93

première familiarité, il lui proposa d'entrer avec lui dans la môme baignoire. Sont-ils cocasses ces Anglais 1 La Cata- rina se fâcha : Milord, lui dit-elle, pour qui me prend votre seigneurie? Et elle tourna le dos à ce gentleman, ce qui ne l'empêcha pas, dès le soir même, de demander la main de la Savoisienne en lui jetant de Teau au visage, pour Taccoutumer, disait-il, à son élément et neutraliser l'incompatibilité d'humeur.

Cet excentrique était un magnifique parti, mais la Cata- rina n'était pas assez extravagante pour faire un mariage de raison. Elle refusa net; il voulut s'imposer, et comme elle lui reprocha l'indélicatesse de ses procédés, il se porta à des voies de fait; mais elle n'était pas une Marmotte alle- mande : jamais elle n'eût idéalisé en preuve d'amour des brutalités de goujat.

séjour avec les Castors n'était plus tenable. La Cata- rina combina une fugue; mais l'inadvertance d'un gar- dien, qui oublia de fermer le guichet de sa loge pendant qu'il allumait sa pipe à celle d'un vétéran, la servit mieux que sa propre imaginative. Elle se glissa furtivement dans un des bosquets du jardin et s'y blottit dans un fourré de lilas, d'où elle pouvait découvrir une partie de ce qui se passait. Ce qu'elle y vit de plus curieux, c'était maman Kangourou qui portait baptiser son enfant, et papa l'Élé- phant qui rejetait le noyau d'une cerise après l'avoir sucé... Il est dans la vie des circonstances l'on porte envie à plus petit que soi. [^ Catarina s'applaudissait bien

n i'ItIKÉGHINATION MÉMOUAIILli:

de n'être pas aussi grosse que ce dernier; mais elle, re- grettait de ne pouvoir s'amoindrir jusqu'à la petitesse du Ciron. Quoi qu'il en soit, elle se dissimula fort bien, et les ténèbres se firent avant qu'on se fi)t aperçu de son absence.

Elle quitta alors sa retraite, et se dirigea vers la rue de Buffon pour y chercher un asile. L'élégante découpure d'un soupirail elliptique fut l'enseigne qui la séduisit. Elle descendit par cette ouverture dans une cave elle fit choix d'un coin pour dormir; mais il n'y avait pas moyen d'y reposer. A chaque instant, au bruit d'un nom- breux orchestre de Cris-Cris, des galops lui passaient sur la figure : c'était le bal des Rats de la douzième légion, dont plusieurs poussèrent la plaisanterie jusqu'à prendre sa queue pour un rafraîchissement. Les cannibales! se dit la Catarina ; et^ comme avec les Castors elle avait pris des idées de construction, afin de s'isoler, elle rassembla des plâtras dont elle fit son enceinte continue. Conçoit -on l'audace? des élèves d'Amoros, intrépides gymnastes, ve- naient encore la troubler. Alors, elle qui Toulait de la paix à tout prix, hérissa son rempart de débris de bouteilles; et cette fois, vraiment inaccessible, il ne lui restait plus qu'à fermer les yeux. Hélas 1 de bien cruelles incertitudes sur son avenir la tinrent longtemps éveillée. Après son hivernage qu'allait-elle devenir dans ce monde, sans ap- pui, sans capitaux, sans industrie qu'elle pût faire valoir? Croiriez-vous qu'elle, si simple, si timide, eut jusqu'à des

U'^Uil combal à ofitrancf ie ik

nu 1)0 YKN DRS CKAPAUDS. 95

velléités d4iitiM{jue. Oh ! rien ne pervertit coninio le be- soin d'arranger sa position pour un milieu contre nature. Tout à coup, à travers les projets vagues et ridicules qui se croisaient dans son esprit, un éclair sembla jaillir : elle se rappela avoir entendu raconter dans ses voyages qu'un drolatique de fonctionnaire avait proscrit en masse les Hannetons ; c'était miracle que, leur tète mise à prix, un seul eût échappé an massacre. Si cependant, pensait- elle, quelques-unes de ces tètes si chères avaient pu passer à travers les mailles du filet, si j'avais le bonheur d'en posséder une couple, ce serait à faire ma fortune et celle de mes pauvres parents.

La Gatarina se crut riche, elle s'endormit au milieu des centimes, et cette fois n'eut pas de cauchemar ; mais sa paupière à peine était close, la petite couleuvre bario- lée rose- et noir de la fantaisie se mit à parcourir les cir- convolutions de son cerveau, et un enchanteur, qui a opéré dans sa vie les plus capricieuses métamorphoses, lui fit présent d'un orgue de Barbarie en même temps qu'il Taf- fubla d'un joli costume de petit Savoyai*d. Elle était dedans à ravir. Ce n'est pas tout : elle avait un beau gagne- pain, et de belles Dames, des plus huppées, avec de beaux Messieurs, prenaient plaisir à regarder la représentation qu'elle leur donnait. C'était le combat à outrance de deux Hannetons castillans armés jusqu'aux dents. Pendant que ces Don Quichotte de la Manche s'escrimaient avec l'im- pétuosité convulsive de rivaux qui se sont rencontrés sous

% PÉHÉGKINATIOIN MÉMOKAIILI*:

la fenêtre d'une môme Dulcinée, elle chantait, sur Tair de la Cachucha : Vole! vole! à un troisième Espagnol lancé et tenu comme un ballon captif au bout d'un fil assez long pour qu'il put présenter à tous les étages sa petite sébile de quêteur. Les morceaux de sucre et l'ar- gent y pleuvaient.

Mais il est si peu de rêves agréables qui ne se dénouent par une vive contrariété! On lui enviait le bonheur de ses postiges, et cette maudite concurrence, qui grouille partout, était toujours sous ses talons. Les champions étaient-ils au plus beau de leurs exercices, vite, sous la figure trompeuse du chantre ailé des Canaries, une vilaine Pie-Grièche italienne, se campant à côté d'elle avec sa se- rinette, venait lui brailler aux oreilles, et il n'y avait plus d'attention que pour la signora cantatrice, dont la voix gutturale, métalliquement accentuée, écorchait cette di- vine barcaroUe de Mosca : Ninella il mio cuore! La Catarina en avait la fièvre, elle se mourait de soif; devant elle était une fontaine, mais un Serpent à sonnettes se dressait dans le robinet dont il formait la clef, et puis, ce qui achevait de la mettre sur les épines, c'est que, d'un œil avide, la signora couvait ses Hannetons, elle n'osait la perdre de vue, de crainte qu'elle ne les mangeât. Elle qui s'en privait! Ensuite cela tournait à Timbroglio, la Ca- tarina en voulait singulièrement à Tenchanteur qui avait donné à la Pie-Grièche cette collection de sifflets qu'elle nommait son instrument ; elle le soupçonnait d'être le

DU 1)0YE.>« DES CRAPAUDS 97

moitié clans lo méchant tour que lui jouait lllalieinie. Le bienfait en regard de la pcrGdie, ô Méphistophélès!

La Catarina avait si mal dormi chez le docteur^ que, dans sa cave personne ne la tourmentait, elle s'oublia malgré son rêve, et fit oc qu'on appelle la grasse matinée. C'élail presque Tété quand eut lieu sa première sortie, à rheure sont encore couchés ceux qui morcellent leur sommeil afin d'en avoir pour les quatre saisons.

Son appétit naissant la conduisit droit à une borne elle s'attabla jusqu'au menton en un monceau de succu- lentes épluchures. Elle était là, bien actionnée, se traitant à bouche que veux-tu, lorsqu'elle sentit une griffe s'appe- santir sur sa nuque et la serrer vivement. Celui qui, si mal à propos venait troubler sa réfection, était un chif- fonnier ivre; la prenant pour un Chien, il la porta à la fourrière, dont le geôlier rit beaucoup de la méprise, mais n'en écroua pas moins la Catarina, en vertu de cette maxime : Ce qui est bon à prendre est bon à garder. Sans regarder aux conséquences d'une détention arbitraire, ce Cerbère monocéphale la jeta de suite dans un bouge in- fect où étaient attachés par le cou une foule de prévenus à qui l'on escomptait en mauvais traitements le sort des condamnés. Dès qu'elle entra, chacun d'eux supposant qu'on venait le réclamer, tous se dressèrent au bout de leur ficelle en se donnant les plus aimables airs de petits saints qu'il fût possible devoir. Cette mimique, sur l'effet de laquelle ils comptaient, était un agréable talent de so-

II. 13

98 l*KKÉ(;iUiNATIOiN .>ll£MOHAhLK

riclé qu'ils tenaient de Vétéran, Caniche qui, à tout venant, faisait le beau. Ils croyaient que celte gentillesse lui avait valu sa liberté et qu'on les élargirait comme lui ; mais ce qu'ils ne soupçonnaient pas, c'est que Vétéran était un mouton et qu'il rapportait.

La porte refermée, la Catarina fut toute bouleversée des indiscrètes questions de plus de vingt museaux qui se ten- daient vers elle; tous, pour l'engager à leur conter sa més- aventure, s'empressaient de lui dire la leur. Toxirnebroche avait été pris en flagrant délit de chiffonner sans médaille. Biclionnt, au sortir de la messe, avait été cernée dans un rassemblement suspect; avec une mine hypocrite, elle jurait ses grands dieux qu'il n'y avait pas de sa faute. En tout, grosse comme le poing, elle estimait sa peau cinq cents francs de récompense, vu que sa maîtresse avait pris rhumanité en grippe, et que de sa vie elle n avait donne un sou à un pauvre. Soldat, avec son œil provocateur et sa tournure un peu crâne, avait été arquepincé pour tapage nocturne. Friteuse, demoiselle Levrette, idole et commensale d'une reine de comptoir, s'était perdue, en plein midi, au milieu des embarras du carrefour que décorait l'enseigne de son magasin. Bonliomme, bâtard de llasset, s'était laissé amener en douceur par un sergent de ville en bourgeois dont il avait caressé les talons dans l'espoir de se faire inviter a dîner. Cartouche, soupçonné de faire la saucisse à l'étalage (n'équivoquons pas sur le mot, il s'agit d'improbité), et Fidèle, convaincu d'avoir

Frilruir, JpiToiM'IlïLon

DU DOYEN ORS CUAI>AtJl)S. 99

traité sous jambe un pain de sucre qu'il prenait pour une borne, avaient été livrés, Tun par un charcutier vindicatif, l'autre par un épicier barbare. VFfflanqué, le cas était plus grave, jeté dans les vitesses du mors aux dents par la peur d'un sabot qui, en divaguant à ses trousses, avait brisé la tempe d'une vieille femme, était accusé de meur- tre par imprudence. Les coupables étaient les grands de l'école des frères. Oh ! justice humaine! Médor, blessé en défendant la liberté individuelle de son maître, pauvre vieillard aveugle, contre les limiers de la philanthropie administrative, s'absorbait dans cette lugubre et généreuse pensée, qu'après lui (il s'attendait à mourir) l'ami dont on l'avait séparé se trouverait sans guide.

 cet endroit de son récit, la Reine fut obligée de s'inter- rompre pour réprimer la mauvaise humeur d'une Abeille qui cherchait noise à sa voisine, dont la respiration trop bruyante Tempéchait d'entendre. Laissez-la donc dor- mir, cette pauvre Ursule! Elle ronfle. Eh bien, les opinions sont libres; on peut môme bâiller, d'après la Charte. Et d'ailleurs, ajouta Sa Majesté d'un ton touchant et passablement mielleux, le sommeil l'accable, cette chère enfant; elle en a eu tant de mal à dégager ses petits mem- bres d'un de ces perfides flocons de laine que la pétulante innocence des folâtres Agneaux attache comme autant de pièges à toutes les ronces de la montagne. Mais je touche à la fin de mon histoire, achevons la revue de la fourrière.

100 PÉUÉGlilNATlOiN MÉMOliAKLK

Écoulez! écoutez! répétâ-t-on de toutes parts;ot elle reprit :

Parmi les délinquants^ la Catarina fit une singulière rencontre : c'était mistriss Alalina, petite brune anglaise, qu'elle reconnut à ses taches de rousseur, et Farfadet, le dernier des Carlins/ dont elle avait aperçu la trompette. Ils s'informèrent de sa santé. Chez l'imprésario, elle les avait vus, ils n'auraient pas daigné lui adresser la pa- role, car ils la considéraient comme un artiste du dernier ordre; mais ici ils n'étaient pas fiers. Leur troupe avait été congédiée, et ils n'avaient pas trouvé à contracter un nouvel engagement. Il y avait, dans cette réunion, une bien grande diversité de caractères. Riz-de-VeaUy prolé- taire blanchi sous le harnais, s'applaudissait de n'avoir plus qu'à se croiser les bras au lieu d'être attelé en con- travention à la charrette de la tripière. Se reposer un peu et être délivré du fardeau de la vie, il n'avait jamais été si heureux. Mais voyez la différence du travail répulsif au travail attrayant : Rustique, aide de camp oublié sans mu- selière dans un cabaret de faubourg par un berger de la Bjie, se mangeait les sangs d'être sans ouvrage : Les Brebis mangent le blé, marmonnait-il, même en dor- mant. L'évaporée Fotlichonne, Chienne de loisir, gorgée de friandises, riait aux éclats, tandis que l'affectueuse Zer- fnne, frugalement nourrie par une ouvrière en dentelles, dont elle était l'unique compagnie, pleurait comme une Madeleine. Dans une salle voisine, on ohantîiit : c'était la

DU DOYDN UlùS CKAPAUDS 101

pistole réservée à messieurs les Épagneuls longue soie. A côté, on hurlait : c'était le confinement solitaire un Bouledogue qui avait voulu s'ériger en prévôt devenait enragé. Dans une autre partie de cet enfer, Tombre qu'on eût en vain cherchée était celle de la Subsistance, rinanition était représentée par la face émaciée d'un Ane qui s'épuisait à braire devant un râtelier sans foin, et par les hennissantes hoiTipilations d'un Limonier, ennuyé de lire la gazette dans une crèche vide. Tout cela sonnait le creux à fendre le cœur.

I^s prisons, c'est la perdition des détenus. Jamais le chaste moral de làCatarina n'avait eu autant à souffrir. Elle était révoltée du cynisme de quelques-uns de ses compa- gnons d^nfortune. Tape-à-l'œil, gros boucher sans éduca- tion, mettait à la tourmenter un acharnement incroyable; plus elle se montrait scandalisée, plus il ^obsédait. Vingt fois elle fut tentée de lui imprimer sur la figure le cachet de ses quatre dents; mais, pour ne pas s'attirer une affaire, elle préféra grimper à son pilier aussi haut que pouvait aller sa corde : là, du moins, si elle était encore dans une atmo- sphère de Puces travailleuses qui s'ennuyaient de n'avoir rien à faire, elle n'avait plus à craindre les importunitos.

Le troisième jour était celui des morts. Un sinistre Vautour, après avoir examiné les prisonniers d'un air froidement équarrisseur, les classa par catégories: Les peaux fines pour les bas lacés, les gros os pour la gt^latine et le noir animal, les dodus pour l'adipocirc et la stéa-

lOi PÉKÉGIUNATION MÉMORABLE

rine^ les étiques pour le docteur Magendie^ qui tient à compléter son trente- cinquième mille; le reste pour Montfaucon. La Catarina fut désignée pour faire de la bougie. Industrie assassine ! s'écria la Reine. Naguère on nous tuait aussi; mais la science marche^ et nous pouvons vivre en travaillant. Après cette simple remarque sur le progrès dont pouvait s'applaudir la classe ouvrière, la Reine continua :

On avait emmené une première fournée de victimes, et déjà fonctionnait au dehors le tourniquet strangulateur. I^ Catarina, marmottant avec ferveur une touchante oraison, recommandait son àme au Dieu de ses pères, lorsque, sur le signe d'un honnête Griffon qu'attendait la voirie, et qui semblait lui dire en soupirant : Si j'étais à votre place/ elle vit un carreau de papier à une petite fenêtre. Il n'y avait pas une seconde à perdre : couper sa corde, crever la feuille, sauter dans une cour, gagner les toits, s'introduire dans une cheminée, fut l'affaire d'un instant. Mais ne voilà-t-il pas qu'en y descendant elle se trouve nez à nez avec ce scélérat de Pierre, qui, croyant voir le diable, dégringole de peur, tandis qu'elle remontait train de poste sous le coup de la même impression.

11 fallait cependant se gtter quelque part, et Catiairina n'était pas moins embarrassée de sa liberté qu'un nègre du Congo à deux mille lieues du climat*qui l'a vu naître. Elle regarda dans un des nombreux tuyaux qui ne fumaient pas, et après s'être bien assurée qu'elle ne courait pas cette

DU DOYl!;iN DES GKAl'AUDS. 103

fois le risque d'y rencontrer quelque Allobroge, elle par- vint^ par cette voie^ dans une chambre étaient béantes sous leur couvercle plusieurs caisses de marchandises. Elle entra dans la plus grande^ y fit son creux^ et s'y roula douil- lettement dans un foin des plus parfumés. Bientôt^ en s'en- tendant clouer, elle dut se dire : Peut-être est-ce mon cercueil. On remua les caisses, et sous elle ne tarda pas à se faire comme un bniil de roues sur le pavé. Il cessa un instant et recommença plus rapide en se continuant pen- dant plusieui^ jours. La Catarina rongeait sa litière et res- pirait comme elle pouvait à travers les fentes.

Knfin, on s'arrêta, les caisses furent ouvertes et visitées; mais pendant cette opération, la voyageuse de contrebande, devinant la Savoie à la pureté de Tair qu'elle respirait, glissa entre les jambes des douaniers, et se dirigea vers ses pénates en suivant la vallée de la Maurienne. Son premier soin fut de s'informer de ses parents. Hélas ! son père et sa mère n'étaient plus; son étourdi de frère avait été mis à la broche pour le festin de noce d'un peigneur de chanvre : on avait croqué le Marmot^ ce qui ne se fait que dans Thi- ver. Ses sœurs avaient disparu on ne sait comment, sans qu'on en pût jamais avoir ni vent ni nouvelle. Toute sa fa- mille était morte ou dispersée. Oh! c'était pour la Cata- rina un poignant retour. Ses amis et connaissances eurent une peine inGnie à la remettre. Elle leur raconta ses in- fortunes, et comme on se ressouvint de ses vertus, pour subvenir à ses premiers besoins on ouvrit une souscrip-

104 rRKËi^KlNATION M ÉMU UADL II

lion. Elle aurait pu encore être heureuse^ mais tous ses penchants naturels avaient été faussés. Elle ne retrou- vait plus les inspirations de cet instinct qui n'égare jamais ; ce guide si sûr, cette si précieuse faculté, n'existait plus en elle : elle avait été dépravée, pervertie, étouffée. Le fan- tastique aspect de la roche la plus pittoresque, le vert si doux des mélèzes de la plus belle venue, lui paraissaient plus tristes que sa truandique auberge de la rue de la Mor* tellerie, ou la façade dégradée du plus mince théâtre. Tout lui était monotone au sein de cette nature pourtant si riche et si variée; mais elle ne savait plus y voir ce qui charme, et elle n'y avait plus de goût. Le trèfle ne lui souriait plus malgré sa délicate saveur; la senteur du serpolet et les mignonnes fleurettes de l'eufraise n'avaient plus le don de lui plaire. Tout l'ennuyait : elle regrettait l'enseigne du Clieval blanCy et aurait voulu mâcher du tabac. Partout et toujours, elle était mal à l'aise. Elle était rendue pour la plus petite coufôe, harassée pour le moindre des agrestes labeurs, et puis elle ne s'y connaissait plus. Elle, aupai^a- vant si robuste, si alerte, si agile, si adroite, était devenue si faible, si lourde, si gauche, si empruntée. On la trou- vait d'une maladresse et d'une paresse sans égales; pour tout ce qu'elle entreprenait, on la tournait en ridicule : on rappelait la Parisienne; et comme elle grasseyait, elle n'ouvrait pas la bouche qu'on ne se moquât d'elle. C étaient surtout les jeunes Marmottes qui ne pouvaient pas digérer ses manières. Elles étaient sans cesse à en

1)U DOYEN DES CRAPAUDS. 105

faire leurs gorges chaudes. Oh I il s'en dégoisait sur son compte!

La Catarina n'ignorait pas qu'elle passait par leurs langues. Elle s'en affligeait^ mais elle sentait elle-même qu'elle n'était plus bonne à rien^ et qu'il y aurait trop à faire pour revenir à ces habitudes natives dont l'aban- don forcé lui avait fait perdre le vrai sens des choses. Elle se jugeait incurable et elle se consumait dans cette désespérante pensée. Il y avait bien un mois qu elle ne se montrait plus nulle part. Cette disparition commençait à devenir inquiétante : on alla visiter son terrier. Elle était morte. Le chagrin l'avait tuée. Elle avait eu tant de tribu- lations!

Par le récit que je viens d'en faire^ poursuivit la Reine des Abeilles^ vous pouvez vous convaincre que la petite fée avait bien raison de dire que tout tourne à mal à qui a été jeté hors des voies tracées par la nature. Vous avez vu com- bien il est difficile d'y rentrer. L'Homme n'y reviendra ja- mais. Otez-lui tout ce qui lui fait satiété ou privation^ tout ce qui le broie, le brise, le tue, le brûle, le ruine, l'em- poisonne; ôtez-lui ses vaisseaux, sa vapeur, ses canons, ses chemins de fer, son argent, ses procès, son opium, son cigare, son Champagne frappé de glace; ôtez-lui ses ca- chots, ses supplices, ses spectacles, rendez-lui en échange le paradis terrestre, et il y mourra du spleen, comme la ))auvre Catarina. Retenez bien cela, mes enfaftts, afin de n'avoir jamais l'idée de vous détourner de TOUs-mémes

II. u

106 PÉRËGRINATION MËMORABLK

du chemin de votre vocation. Et^ maintenant que j'ai dit^

Dormez, mes chères amours, Pour vous je yeillerai toujours.

Mais, mère, demanda doucereusement une petite Toix^ vous ne nous avez plus parlé de Fanchon, la sœur de Bastien. Ah, oui! cette malheureuse enfant, sa beauté lui a été bien fatale. Oh! qu'il eût été à désirer pour elle qu'elle n'eût jamais quitté nos montagnes ! . . . Sortie, par un coup de tête du désespoir, de chez Fimpresario qui la bru- talisait, jetée sans guide au milieu des périlleux hasards de la vie, séduite, emmenée, puis abandonnée par un lord qui voulait, disait-il, la poussera TOpéra; après avoir eu des équipages, et s'être indûment appelée milady, elle est à cette heure, sous le nom de la Rosalba, gisante sur un grabat d'hôpital. Que ne viendraient-ils pas à botit de cor- rompre, les Anglais? Mais elle se meurt, priez pour elle. . .

On bourdonna un peu, et tout rentra dans le silence.

LE LEVER d'un PHALANSTÈRE D'ABEILLES.

Le jour ne tarda pas à poindre -, il se fit un branle-bas dans la ruche. Alerte, alerte, les travailleuses! En moins de rien, elles furent sur pied. L'Alouette chante, l'aurore blanchit l'horizon, le ciel est serein, leur dit la

DU DOYEN DES CRAPAUDS. 107

Reine : volez dans la plaine^ parcourez la montagne et re- venez^ comme hier^ chargées de butin. Méfiez-vous du gros Crapaud. Dès votre sortie, prenez à gauche, en vous élevant bien haut, bien haut, sans regarder derrière vous; et quand même on vous dirait tout bas, du ton le plus bénin : Petites! petites/ faites la sourde oreille; filez, filez rondement; filez votre nœud sans détourner la tète.

Cette instruction détruisait l'effet de mon charme ; j'at- tendis que sortit la nichée des élèves, qui, sans doute, de- vaient se lever un peu plus tard. Je présumais que la Reine les accompagnerait, et comme j'ignorais si elle avait un costume particulier ou quelques signes naturels de sa royauté, j'étais bien aise de la voir^afin de graver ses traits dans ma mémoire. J'avais écouté avec tant de plaisir ce qu'elle contait, que je n'aurais pas voulu être exposé à la croquer. Savez-vous qu'elle était la Shir-Zad d'un autre Haroun-Àrrashid, et que, si je souhaitais ne pas manquer mon déjeuner, je n'étais pas fâché non plus d'avoir, comme le calife de Bagdad, mes mille et une nuits.

Au premier coup de V Angélus, les espoirs de la ruche,

qui étaient aussi les miens, car j'aime ce qui est tendre^ s'avancèrent sous la conduite d'une personne qui, à sa tournure campagnarde et à la simplicité de sa mise, me parut être une nourrice. C'était une bonne grosse mère, bien arrondie, bien potelée, et qui parlait comme un livre; tout l'essaim se rangea autour d'elle, en sautant d'aise et disant : Ah ! c'est maman Gâteau ! voilà maman Gâteau !

108 PËUKGUINATION MKMOKAULE:

Bonjour^ maman Gâteau! Comment vous portez-vous, maman Gâteau? Bien, bien, mes enfants. Ah ça, voyons, leur dit-elle, vous avez bien écouté, vous n'avez pas interrompu la Reine, vous n'avez ni toussé mal à pro- pos, ni reniflé, ni sucé votre pouce, ni rongé vos ongles; vous ne vous êtes pas fourré le doigt dans le nez ; vous vous êtes laissé débarbouiller sans pleurer, je suis bien contente de vous, aussi allez-vous avoir des tartines. Et elle se mit à les tailler et à les couvrir. . . Elles n'étaient pas épaisses, mais eussent-elles été comme une pièce de six liards, pourvu qu'elles fussent assez longues, personne ne les aurait trouvées trop minces; quant à ce qui s'étalait dessus, c'est autre chose.

Est-elle chiche ! se récriaient de gentils Larvons avec de petites moues fort amusantes. Ah bien! ajouta un de ces mutins, si c'est ça, j*en veux pas, j'ai pas faim.

N'espérez-vous pas manger le miel à la cuiller? vous saurez un jour combien cela coûte. Faites bien attention de ne pas le lécher... C'est à vous surtout que je m'a- dresse, dit-elle, en faisant ses gros yeux à un petit fripon qui déjà ne s'en acquittait pas mal. Tiens, tant pis, dit-il, du miel c'est trop bon. C'est joli, petit raison- neur" vous êtes un gourmand, je vous donnerai à Cro- que-Mitaine. — Croque-Mitaine, il n'y en a pas. Voyez- vous, dit-elle en se tournant vers les grandes, il n*y a plus d'enfants. Ah! petit athée. Et, prenant son ton le plus sévère : S'il n'y a pas de Croque-Mitaine, il y a cent

hU DOYEN DES CRAPAUDS. \0\)

fois pis : il y a le père Goriot^ ce gros Crapaud^ qui est bien plus à craindre; de dix comme vous^ il n'aurait pas pour une bouchée. Je dis cela pour les grandes comme pour les petites, bien mieux les grandes le tenteraient da- vantage : aiuisi^ ne vous mettez pas dans son chemin^ et, quand vous apercevrez sa redingote grise, soyez sur vos gardes. 4 cet extérieur si modeste qu'il en est terne, on dirait un philosophe, un sage ; mais méfiez-vous de ces mines austères, de ces aspects rigides, évitez constamment de vous mettre dans le courant de son haleine , vous se* riez perdues : il vous engoulèverait... Tenez, tenez, en voilà une qui a déjà sa blouse toute salie I Démons d'en* fants! mettez«les donc proprement! Avec ça que Tépicier donne le savon !

De notre temps, reprit maman Gâteau, un bizarre génie qui a voulu persuader aux Hommes qu'ils feraient bien de se mettre en ruches, a enseigné à ses disciples que les attractions sont proportionnelles aux destinées; n'en croyez rien : dans notre phalanstère, Ton compte peu sur une future création d'Ânti-Crapauds, il est, au con- traire, admis que ce sont les destinées qui sont propor- tionnelles aux attractions. Malheur souvent 9 qui s'écarte de la picorée par attrait pour Técole buissonnière! N'imi- tez pas ces coureuses de Guêpes à la ceinture dorée, à la taille coquette, à l'allure dévergondée; paresseuses, gour- mandes, effrontées, méchantes, voleuses, mangeuses de tout bien, elles ont tous les vices, et tout le monde les

110 PËRÉGRINATION MÉMORABLE

abhorre ; aussi quelle est leur fin ? On les écrase^ ou bien elles s'en vont périr dans Torgie de la vendange.

Après une pause assez courte^ pendant laquelle^ la main sur le front^ elle semblait chercher dans son esprit quelle recommandation elle avait encore à faire, elle ajouta : C'est un doux murmure que celui du ruisseau qui ser- pente sous les silencieux ombrages de la saulée; cepen- dant ne vous y fiez pas. Il y a là, je ne dirai pas le Martin du Nord, mais le Martin-Pêcheur, ce chatoyant Bédouin, cet hameçon ailé, cet Oiseau-Brochet, qui ne vous ferait pas plus de quartier qu'à un Goujon. Vous seriez frites, hélas! et sans beurre. Sans beurre! ô mère! Elles se pressaient avec effroi comme pour se fourrer sous ses co- tillons, c'est-à-dire sous la pelure d'oignon de son aile. C'est pour nous faire peur que vous dites cela. Non pas, non pas, c'est un goulu, un maitre goinfre; ne vous avi- sez pas au moins de lui chanter : Oiseau bleu, couleur du temps, il fondrait sur vous comme un trait, et pour vous croquer, mes enfants ! Miséricorde ! nous ne sortirons plus; nous voulons rentrer, reprenaient-elles, le visage tout bouleversé et en se serrant contre elle de plus en plus. Ah ! bien, c'est du beau! n'allez-vous pas faire les bê... bê... les petites filles? Je voudrais bien voir ça. La vie, il est vrai, est un guet-apens perpétuel, mais quand on est averti et qu'on y fait attention, il n'y a pas de dan- ger. Puisque je suis venue à mon âge, que j'ai bon pied, bon œil, et que me voici, n'ai-je pas traversé ce réseau

DU DOYEN DES CRAPAUDS. III

d'embûches? Vous ferez comme moi, mes toutes belles. Dieu nous fit légères, mais ce n'est pas pour agir en écer- velées qu'il nous a donné la bosse de la circonspection. Ces paroles les ayant rassurées, elle leur dit : Vous voyez qu'on prépare le diner, tâchez de ne pas faire attendre votre cordon bleu. Lorsque vous entendrez le rappel sur la petite pincette^ le potage sera servi. C'est en maigre aujourd'hui, car nous sommes encore dans le saint temps de carême, et nous n'avons pas de dispense de Monseigneur; mais soyez sages, et je vous réponds qu'à Pâques on mettra les petits plats dans les grands. Mainte- nant, continua-t-elle, mes petits ou petites amies, car vous n'avez pas de sexe, et c'est à cette intention qu'on vous élève , vous pouvez partir ; mais, je vous le répète, ne vous écartez pas trop, faites en sorte surtout de ne pas mouiller vos plumes, vous trouveriez rarement une âme charitable pour vous faire sécher sur une papillote devant un bon feu. Dès que vous verrez la dame Rainette, ce vivant baro- mètre du pèlerin, descendre de son observatoire, en se lais- sant glisser le long de la magique baguette de coudrier, rentrez bien vite vos suçoirs et revenez à tire-d'aile; il y a de la pluie en l'air. Évitez de passer au-dessus des maisons, la fumée vous suffoquerait; n'approchez des étangs ni des mares, leurs exhalaisons vous seraient mortelles ; ne vous hasardez pas à franchir les rivières. Et puis, mes petits Jésus, n'allez pas trop près des champs plantés de petites croix, ce sont des cimetières; redoutez l'amertume du buis,

11^ ' l'ÉllËCItlNATIOM DU DUYEN DES CltAPAUUS.

l'enÏTrant arôme du muguet, les émanations nauséabon- iles (lu bois gentil et les pernicieuses influences du noyer, c'est le manglier de ces contrées ; vous avez assez de quoi vous promener sur la fleur suave des espaliers, sur les nappes jaunes des col2a8, sur les neiges de l'épine noire et sur les roses du pécher. Allez, votez et recoi'dez-vous ce que vous venez d'entendre.

Elle avait dirigé leur essor avec tant de prudence, que ce jour-là je ne pus pas tâter de la plus mince Abeille. Fasse le ciel que le Martin-l'ècheur n'ait pas été plus heu- reux que moi I

L'ancien des Crapauds.

l'tmr copie conforme.

Miérillrr (d« l*Aln].

LES SOUFFRANCES

DUN SCARABÉE.

iolette^ qui est la Colombe la plus aimable et la plus raisonnable du monde^ portait l'autre jour une jolie épingle à sa collerette. Un Hibou phi- losophe et Oiseau de lettres lui en fit compliment.

C'est, répondit Violette, un ca- deau de ma marraine la Pie voleuse. Cela représente un Insecte sur une feuille de Pivoine. Au moyen de ce talis- man, on a toujours son bon sens; on voit les choses

II.

45

lli LES SOUFFUANCES

comme elles sont, et non pas à travers les besicles de la mode.

Le Hibou s'Spprocha pour examiner ce beau joyau, et comme la Colombe vit bien que le cou blanc sur lequel il était posé empêchait le philosophe de regarder avec toute Tattention qu'il fallait, elle détacha l'épingle et la lui donna.

Je vous la rendrai demain, dit l'Oiseau nocturne. L'Insecte me racontera son histoire, et je saurai par lui pourquoi vous êtes si charmante et si sage.

En effet, lorsqu'il fut rentré chez lui, le Hibou mit l'é- pingle sur sa table, et aussitôt la petite Bête marcha sur la feuille de Pivoine. C'était un Scarabée vert qui avait la mine d'un honnête garçon d'Insecte. Il passa une patte sur ses yeux, étendit une aile et puis l'autre; il tourna son nez pointu vei*s le philosophe d'un air intelligent et amical, et consentit à loi raconter son histoire en ces termes :

Je suis sur les bords de la Seine, dans un grand jardin qui a reçu son nom d'un temple consacré h la déesse Isis. Il y avait longtemps que les Charançons fos- soyeurs avaient mis en terre mes parents, lorsque le sen- timent de l'existence me vint à l'ombre d'une Mimosa pigra, la Sensitive paresseuse, dont le suc fut mon premier ali- ment. Une excellente jardinière m'avait recueilli chez elle. Tandis qu'elle s'en allait aux champs sur ses longue.- pattes, j'ouvrais mes ailes, et je m'envolais bien loin dans

àr B^nle. voin poovri me

D'UN SCAUABÉE. 115

les prés. Mes compagnons élaient des Bêles simples. Je n'entrais que dans des Fleurs sans culture. On me traitait en ami chez les Coquelicots^ régnaient la franchise et le laisser- aller. Comme j'étais déjà grand garçon, je cherchais les Roses buissonnières, et je poursuivais les Abeilles laborieuses, qui abandonnaient un moment leurs ménages pour rire avec moi. Hélas I ce beau temps a passé comme un rével Le besoin de l'inconnu me dévora bientôt et me fit prendre en dégoût les mœurs paisibles de la campagne.

L'envie me vint de faire tirer mon horoscope par un Animal savant. Il y avait dans le pays un Capricorne qui passait pour sorcier et qui habitait un endroit sauvage. Malgré les cris et l'effroi de la bonne jardinière, je me fis conduire dans la retraite de ce magicien. Le Capricorne portait une robe rouge couverte de signes cabalistiques. Il me reçut poliment, et, après avoir décrit des courbés bizarres avec ses antennes, il s'écria en regardant le creux de ma patte :

Oh! ohl voilà un Animal qui a de la race. Est-ce que nous serions échappé d'une ancienne collection? Que diable viens-tu faire dans ce jardin? Tu n'y seras pas à la noce, mon ami.

Monsieur le Capricorne, répond is-je, si je suis une Bête de génie, vous pouvez me l'apprendre ; cela ne me fera pas de peine. Si je dois jouer un rôle considérable dans le monde, je suis prêt à m'y résigner.

116 . LES SOUFFAANCBS

Voyez-vous cela ! reprit le sorcier ironiquement. Tu serais volontiers un don Juan Papillon ; tu consentirais à goûter de l'ambroisie des dieux^ sauf à payer ce régal par les souffrances de Tantale ; tu déroberais le feu céleste comme Prométhée, au risque d'être mangé par un Vau- tour! Tu n'es pas dégoûté I Mais rassure-toi ; il n'est pas besoin de tout cela pour être mal à Taise dans le prin- temps où nous vivons. Tu n'es qu'un bon Insecte qui porte en lui la simple flamme du sens commun. C'est bien suf- fisant. Ahl tu t'avises de vouloir distinguer le vrai du faux, et l'or du clinquant I tu refuses absolument de croire que les vessies sont des lanternes ! Eh bien, mon garçon, tu feras de la belle besogne dans ce pays-ci I Va, ton sort est inévitable : ta vie ne sera qu'une attaque de nerfs.

Je me retirai un peu déconfit par le pronostic du Ca- pricorne, mais toujours brûlant de me lancer au milieu du vaste jardin d*Isis, des milliers d'Insectes fourmillaient et se heurtaient dans un air empoisonné. Un jour que je cherchais à ramener le calme dans mon esprit, je me promenais dans lés solitudes d'un potager, lorsque je fis rencontre d'un vénérable Rhinocéros qui méditait sous l'ombre épaisse d'une Laitue. Je le priai humblement de me donner de ces avis fleuris et précieux que Mentor pro- diguait au jeune Télémaque du temps de madame de Maintenon .

Volontiers, me dit-il : vous avez des devoirs à rem- plir et des droits à exercer. Il faut devenir un Scarabée

Il T ■<» Gu^pn 1 nn« Uillc qui.

1)*UN SCARABÉE. 117

policé. Voyez-vous, là-bas, toutes ces Fleurs de luxe? De- mandez qu'on vous y introduise^ et vous serez admis dans la bonne compagnie. Le jargon en est facile. Vous ferez quelques contorsions de politesse devant la maîtresse du logis. Quand vous aurez prêté une oreille attentive aux balivernes qu'on voudra bien vous dire, on vous régalera d'un peu d'eau chaude, et vous pourrez faire la cour aux Demoiselles. Ayez soin de vous tenir au courant des nou- velles et des méchants propos qu'on débite les uns contre les autres. Il ne s'agit pas de se divertir, mais de pa- raître content; ni d'être amoureux, mais d'en avoir quelquefois l'apparence. Il n'est pas question d'avoir des opinions, des sentiments, des goûts ou des passions, mais d'offrir à peu près le semblant d'un Insecte qui pourrait dans le fond penser ou sentir quelque chose. Ne vous laissez pas voler votre bien, et prenez garde à qui vous donnez votre cœur, car on vous trompera le plus. civile- ment du monde, et il y a des Guêpes à fines tailles qui sont d'un commerce dangereux. Voilà pour l'article de vos plaisirs. Vos droits et vos devoirs sont aisés à com- prendre. Sur le bord de la rivière est un temple des Insectes, choisis à cet effet, abattent des noix, mettent des bâtons dans les roues et s'arrachent des mains la queue de la poêle. Cela s'appelle gouverner l'État. Vous entre- rez parmi eux si l'élection vous y envoie. Sept ou huit fois dans l'année seulement, vous serez invité à vous dé- guiser mililairement et à faire pendant vingt-quatre heures

tl8 LES SOUFFUANCËS

ce qu'il passera par la tête à des Frelons de vous com- mander.

Sept ou huit fois Tan! m'écriai-^e; mais c'est un énorme impôt !

La patrie l'exige. Vous êtes averti : allez mainte- nant, et jouissez de vos privilèges.

A cette peinture noire de ce qui m'attendait à mes débuts^ un Scarabée moins vert et moins intrépide que moi aurait bien pu s'effrayer. La fougue delà jeunesse me réconforta. Je considérai le Rhinocéros comme un vieux Misentome cornu et désabusé dont il ne fallait pas prendre les avis chagrins au pied de la lettre. J'écartai de son discours tout ce qui me semblait menaçant^ pour me sou- venir de ce qui flattait mon imagination. Des amis me promirent de satisfaire mon désir d'être admis dans cette société délicieuse l'on buvait de l'eau chaude en cau- sant avec les Demoiselles. Je me liai intimement avec un Hanneton fort répandu dans le monde, et qui voulut bien me servir de guide.

Venez avec moi, me dit-il un jour. Les arts et la bonne compagnie vous réclament. Je vous mènerai au théâtre et dans les réunions choisies. Venez, venez : je vous promets une soirée agréable.

Après avoir compté nos écus, nous partîmes ensemble à tire-d'aile.

Aimez-vous l'opéra? me demanda le Hanneton tout on voltigeant.

l'n Hinnclon fiirl rr|iinilu Htn» If mnnilc.

D UiN SCAKAUÉt:. \\\)

Oui*-(]a! pourvu que la musique soit d'un {rrand maître et que les chanteurs soient excellents.

Nous avons ce qu'il vous faut; je vais vous conduire dans une Académie : ce sera bien le diable si nous n'y entendons pas de bonnes choses.

Mon compagnon rajusta ses antennes et redressa son col noir pour se présenter à l'entrée d'une vaste Fleur d'Acanthe. Un Cloporte lui passa deux billets par un petit trou^ et nous nous élançâmes dans la salle. F^ réunion était d'un aspect agréable. Des Paons du jour placés aux avant-scènes^ les moustaches cirées^ les manchettes re- troussées, lorgnaient avec cet air nonchalant que donnent le raffinement de l'esprit et l'habitude des plaisirs recher- chés. Des Guêpes élancées, des Demoiselles à pattes fines, formaient des groupes charmants. Quelques innocents Pucerons sortaient leurs têtes carrées par les lucarnes du paradis. I^es Mouches noires, arbitres du bon goût, se te- naient en silence au parterre. Tout ce monde paraissait Jeune, poli et connaisseur.

Ce public, dis-je à mon guide, a une mine qui me revient. Il est beau de voir la jeunesse accourir avec cet empressement dans une Académie.

Ne vous trompez pas sur le mot, répondit le Hanne- ton. Les Paons du jour viennent ici pour les Sauterelles du théâtre, qui cachent avec soin leurs fémurs sous une gaze transparente. Les Guêpes viennent pour chercher for- tune, et les Demoiselles pour se montrer; mais on fait

iiO LKS SOUKFItANCES

tout cela 011 écoutant le meilleur chant du monde entier. Nous avons un maestro italien qui tâche d'imiter la mu- sique allemande pour plaire à des Insectes français. Il n'a jamais eu de sa vie une idée; mais on en dit beaucoup de bien. Chut! voici la première Cigale qui commence son grand air.

J'ouvris mes oreilles à deux battants. La première Ci- gale^ vêtue avec luxe, poussait des cris dramatiques dans un beau jardin de papier peint. L'orchestre accompagnait comme s'il eût assisté aux débuts de Stentor, cette basse- taille vantée des anciens, et pourtant la prodigieuse Cigale trouvait encore moyen de le surpasser et de me perforer le tympan. Il eût été malhonnête de ne pas écouter lors- qu'on faisait tant de bruit pour me divertir. Le morceau charmant était d'ailleurs cette cavatine qui se trouve en tête de tous les opéras nouveaux et qui a la vogue depuis nombre d'années. Impossible de ne pas être satisfait. Pour nous reposer du vacarme aigu de cette cavatine, par un ingénieux contraste, on introduisit sur la scène trois cents Grillons qui entonnèrent un chœur à faire crouler la salle, et le rideau tomba en attendant de nouvelles merveilles. A l'acte suivant, la Cigale recommença d'autres bruits no- tés par le maestro, et non moins aigus que les premiers. Tout à coup elle s'arrêta au milieu d'une roulade, et rentra dans la coulisse, au grand émoi des spectateurs. Un Bom- byx noir, orateur de la troupe, vint faire les trois saluts, et nous adressa ce discours :

D'UN SCAHAHËE. 121

Messieurs, la première Cigale ayant chanté tout Tété, se trouve dépourvue de voix pour le quart d'heure. Il lui semble que vous ne Tapplaudissez pas autant qu'elle le mé- rite. Vous vous êtes permis de donner des encouragements à sa voisine. Elle ne veut plus jouer d'aujourd'hui. En vain le directeur s'est jeté à ses pieds; son dépit est au comble : voilà ce qui l'enroue. Cependant on ne veut pas vous pri- ver de la ration qu'on vous doit. Cn rond de jambe vaut une roulade. Nous vous proposons de remplacer le restant d'opéra par un morceau de ballet.

Le public ayant agréé cette proposition, la première Sauterelle parut. Elle rajusta merveilleusement un bout d'entrechat au brin de cadence que la première Cigale avait laissé en suspens, et tout le monde parut content.

Ouais 1 dis-je à mon compagnon, est-ce que ces in- terruptions sont fréquentes?

Non, répondit-il ; trois ou quatre fois par mois seu- lement nous jouissons des relâches, des bandes sur l'affi- che et des remises par indisposition, grâce à l'exquise sen- sibilité de la première Cigale. Elle ne permet pas qu'une autre étudie ses rôles, de peur que la doublure ne soit meilleure que l'habit, et comme le public est souvent froid, cela lui donne des rhumes. A cela près, tout va, comme vous voyez, le mieux du monde. Mais que vous semble de notre Académie?

Il me semble que si l'Athénien Académus, qui ouvrit son jardin aux artistes et aux philosophes, eût reçu chez lui

II. Ki

1-22 LES SOUFFRANCES

cette troupe de chanteurs, il eût ordonné le lendemain à son concierge de leur fermer la porte, et n'eût pas laissé son nom au séjour des lettres et des arts. Menez-moi, je vous prie, dans un autre endroit, Ton ne fasse pas de la musique à grand renfort d'épées et de flambeaux, avec des ]>aillettes sur toutes les coutures.

Je vous ai gardé la meilleure pour la dernière. Je vous avertis qu'il faut être connaisseur et avoir l'ouïe délicate et exercée pour goûter ce que vous allez entendre.

A force de méditation, j'en comprendrai bien quel- ques petites beautés.

Je n'en répondrais pas. Moi-même qui suis au courant des modes, il y a des moments je perds le fil de mes idées. 11 faut savoir trouver le fin des choses, comme un gourmet découvre la langue de la Carpe, tandis que le vulgaire s'égare dans les arêtes. pensez- vous que soit le mérite d'un morceau de musique instru- mentale ?

Pardieu ! comme pour tous les morceaux de musique du monde, il est dans le choix d'une mélodie agréable, dans les développements heureux que le compositeur sait lui donner, et dans le travail d'harmonie dont il l'accompagne.

J'en étais sûr ! vous n'y êtes pas du tout, mon cher Scarabée. Ces idées-là sont arriérées de deux siècles au moins. Le charme de la musique consiste uniquement aujourd'hui dans la prestesse des pattes de l'exécutant.

D'UIS SCAKAUÉË. 123

dans la NÔgétatiou poilue de Tlnsecte qui lape sur roulil sonore, ou qui souffle dans le tube creux. Le fin de l'har- monie, les délices de la mélodie sont dans le nez de l'Ani- mal qui remue ses articulations sur Tinstrument, dans la couleur de ses écailles, dans la manière dont il courbe les nodus de son épine dorsale à Tentour d'un violon- celle, dans le roulement de l'œil au fond de son orbite. Nous allons voir de ces artistes profonds qui donnent à la pensée une forme mystique, et néanmoins très-lucide pour celui qui est initié au langage chromatique des ob- jets, à la vague harmonie des passions et aux rhythmes divers de la nature morte.

Peste 1 dis-je en ouvrant de grands yeux, je vois, en effet, que ces belles affaires pourraient bien n'être pas à ma portée. N'importe : conduisez-moi toujours. Ma curio- sité est extrême, et je grille de connaître ces rhythmes que vous venez de me dire.

T^ Hanneton m'introduisit dans le vaste calice d'un Dalura fastuosa richement décoré pour un concert instru- mental et vocal, dans lequel on n'entrait pas sans payer fort cher. Le public en était plus élégant encore que celui de l'Académie.

Un cercle de Cantharides à couleurs changeantes mur- muraient à demi-voix. Elles étaient rangées autour d'un ustensile à queue très - perfectionné , d'où les prodiges d'harmonie annoncés devaient s'élancer bientôt sous les doigts d'un Millo-Pattes fameux. Apres sélro fait attendre

124 LEI» SOUKtlIANCES

pendant deux petites heures, les artistes arrivèrent enfin. Le Scolopendre s'assit devant son instrument. Il promena ses regards sur l'auditoire, et un silence profond s'établit aussitôt.

Le morceau débuta par trois accords foudroyants qui partaient de la note la plus basse du clavier jusqu'à la plus baute. Ayant ainsi commandé le sérieux et l'attention par cette entrée imposante, te virtuose se décida, quoique à regret, à poser ses doigts dans le médium de l'instrument. Alors commença un adagio lent et vague, d'une mesure insaisissable, et que les fioritures rendaient encore plus confus. Le motif en était pauvre; mais qu'importe la mi- sère d'une étoffe lorsqu'elle est si chargée de broderies qu'on ne peut plus la voirl Ce n'était d'ailleurs qu'une introduction pour donner un avant-goùt du morceau, et comme il y avait force roulements de grosses notes, je pensai qu'il ne s'agissait pas d'un badinage. Cependant ce fut le contraire qui arriva. Le nuage sombre et mysté- rieux de L'introduction s'ouvrit bientôt, et de son sein jail- lit un pont-neuf de ballet, un air de danse tout guilleret qui semblait relever gaiement sa robe des deux mains pour folâtrer sur l'herbe courte. Le petit coquin avait paru su- bitement comme ces bonshommes qu'on met dans les" faux pâtés de carton, et qui sautent au nez de l'imprudent qui découpe. Ce trivial et badin motif avait croupi depuis dix ans dans les jambes des plus vieilles Sauterelles de l'Opéra. On en é(ait rassasié de toutes les façons, mais l'auditoire,

D'UN SCAHARÉE. 125

flatté de le recoûnaitre^ le salua de la tête comme un an- cien ami.

A la suite de ce thème anodin^ la chaîne sans fin des variations déroula ses anneaux étemels comme un Serpent à sonnettes. Le Scolopendre jouait son air de danse au fin fond des basses du clavecin avec une seule patte^ tandis que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres pattes vol- tigeaient du haut en bas en agréments furieux; et puis le motif passait à droite et cédait la gauche à la nuée des triples croches. Ces évolutions se répétèrent indéfiniment^ au plaisir toujours croissant de l'assemblée. Tout à coup il y eut un temps d'arrêt. Le virtuose compta quelques me* sures avec l'air terrible de Thoas s'écriant : « Tremble ! ton supplice s'apprête ! » Il prit alors son motif innocent par les cheveux ; il lui arracha un bras^ lui coupa une jambe, lui aplatit le visage, le tordit entre ses doigts au point d'en faire un six-huit d'un simple deux temps qu'il était de nais- sance ; puis il le jeta sur l'enclume fumante de son cla- vier, et se mit à forger dessus outrageusement avec ses mille pattes. C'était le finale, ou comme qui dirait le bou- quet du feu d'artifice.

Et le Scolopendre forgea de plus fort en plus fort sur le pauvre motif estropié. Il forgea cinq minutes; il forgea dix minutes durant. Et par moments il forgeait si vite, qu'on ne pouvait plus le suivre ; puis il forgeait tout à coup si len- tement, que l'on restait malgré soi la bouche ouverte et la patte en Tair à attendre qu'il reprit un train plus rapide.

126 Lb:s SUUt'ntANCKïl

El il revenait à ce train rapide peu à peu ; el il le dépassait encore par une vitesse terrible. La mesure devenait ce qu'elle pouvait au milieu de ces fluctuations. Et à force de voir ce Scolopendre forger ainsi, les Caotharides comraen- eèrentà marquer insensiblement le mouvement de la forge par de petits signes de télé; et puis les signes de tète de- vinrent plus sensibles; et bientôt tout le corps marqua la mesure ; et les pieds, les maius, les éventails des Canthari- des, tout forgeait à la fois avec un ensemble qui témoignait assez le plus haut degré do l'émotion et du plaisir. Les unes avaient l'œil flamboyant, les autres en coulisse, et d'autres encore n'en montraient plus que le blanc; de sorte que ce fut comme une ivresse générale qui ressem- blait à de 1 epilepsie. Et comme j'échappais à la conta- gion, je rentrai en moi-même au milieu du bruit et des explosions, tandis que le morceau se terminait par une interminable pétarade de ces accords auxquels on recon- naît la rare fécondité des Scolopendres.

Oh I disait une Cantharide à sa voisine, puissance de la musique! Mon àme, remplie, harcelée, tiraillée, déchirée, a parcouru les sphères lumineuses du firma- ment. Elle s'arrête enfin, brisée, éperdue, et retombe a moitié morte dans cette odieuse vie réelle. Je voudrais une glace à la vanille.

Ah I disait une autre Cantharide en se pâmant d'aise, j'ai monté en quelques minutes l'échelle entière des pas- sions : l'amour, la jalousie, le désespoir, la fureur; j'ai

D'UN SCARABÉE. 127

tout souffert en un clin d'œil. Par pitié! de Tair. Ouvrez une fenêtre.

Eh! murmurait une troisième Cantharide, affreux tyran, harmonie que j'adore et que je redoute, ne peux- tu laisser en paix mon imagination? J'ai vu des bois de citronniers passaient des Capricornes mouchetés; j'ai vu des convois de Fourmis défiler sous les arceaux noirs d'une cathédrale ; j'ai vu des prairies verdoyantes de jeunes Charpentiers gravaient leurs chiffres sur l'écorce des bouleaux ; j'ai vu des Blattes qui dévoraient un pain de sucre; j'ai vu des feuillages d'un vert très-sombre dans

ê

lesquels s'enfonçait un beau Papillon, qui se transformait subitement en Araignée pour s'évanouir au fond d'une caverne obscure.

Aïe! hélas! holà! criait une Cantharide d'un âge mûr; quelle ivresse! quelles délices! quel bonheur! quel génie! Ce Scolopendre est immense!

Je me tournai vers un gros Taon qui me parut avoir du bon sens, et je lui demandai timidement si ce n'était pas par ignorance que je n'avais su rien voir de toutes les merveilles qu'on débitait sur le pont-neuf varié que nous venions d'écouter .

Imprudent ! répondit le Taon en m'entrainant dans un coin; si on vous entendait, vous seriez déchiré par les Cantharides. Il faut bien que tous les prodiges dont on parle soient en effet dans cet effroyable morceau, puisque la mode le veut ainsi. Ne savez-vous pas que la mode

128 LES SOUFFRANCES

change les cailloux en diamants^ et qu'elle fait sortir Teau d'un pavé comme la baguette de Moïse? La mode est un despote auquel on ne résiste pas; c'est elle qui faisait bour- donner les Insectes du temps passé en fades madrigaux. Aujourd'hui l'air à variations est le poteau sur lequel on a planté ce formidable bonnet de Gessler ; il faut s'incli- ner avec respect sous peine d'être honni.

Merci de l'avertissement! dis-je à ce Taon bienveil- lant ; mais est-ce qu'on est forcé de venir entendre ces torrents d'harmonie que les Mille -Pattes déversent sur leurs contemporains?

Il est difficile de s'y soustraire ; cependant on ne peut obliger personne à sortir de chez soi.

Dans ce moment^ l'émotion causée par Teffroyable pont- neuf étant un peu calmée, on réclama le silence pour écou- ter un Perce-Oreille qui jouait du violon. C'était encore une introduction nébuleuse suivie d'un air de danse. Il y eut la chaîne sans fin des variations^ de sorte que le Perce- Oreille me parut, à peu de chose près, racler tout ce que le Mille-Pattes venait de forger tout à l'heure; mais il n'avait pas le privilège de troubler l'auditoire au même degré que son rival. Trois ou quatre Cantharides seule- ment^ et des plus surannées^ montrèrent un peu le blanc de leurs yeux; encore disait-on que l'une d'elles avait des motifs particuliers pour être touchée de ce racle- ment. Après le Perce-Oreille, un célèbre Grillon italien vint chanter un morceau de basse-taille. Il avait inventé

D*UiN SCARABEE. 129

une façon nouvelle de scander le récitatif, qui offrait de grands avantages. On pouvait, par sa méthode, avaler un verre d'eau ou faire un aparté entre la dernière et la y)énultième syllabe de chaque phrase musicale, il en usa de la manière suivante pour dire le récitatif si connu de Don Juan, dans la scène des paysans :

Caro il mio Mazel.... (Bonjour, Rubini. ) ..,.<o,

Cara la mia Zerli, . . . (Comment te portes-tu?) . . . .na,

lovi estais.,.. (La répétition a-t-e!le bien été) ....co,

La mia prolezio . . , . (ce matin?) ....ne.

Ces parenthèses, parlées en français au milieu du chant, ajoutaient un intérêt puissant à Tillusion du sujet, et il était impossible de ne pas reconnaître le libre et léger Don Juan à cette noble aisance. Le Taon me dit à Toreille que cette diction était commandée impérieusement par une mode toute nouvelle, et je saluai encore le chapeau de Gesslei*.

J'espère, s'écria le Hanueton triomphant, que voilà une douce soirée!

Surprenante, en vérité, répondis-je. C'est assez pour un jour; allons dormir là^dessus.

Le lendemain, mon guide me fit comprendre qu'il était nécessaire de visiter plusieurs Sphinx tête-de-mort qui regardaient la nature du haut de leur belvédère, et tâ- chaient d'en imiter les formes et les couleurs. La plupart II. n

130 LES SOUFFUAINCES

de ces infortunés n'avaient plus que des tronçons à leurs épaules pour avoir entrepris trop jeunes de voler de leui's propres ailes. Us se traînaient à Taveugle comme s'ils eus- sent encore vécu à Tétai de nymphes^ et ne savaient quelle route suivre, faute d'avoir été mis dès leur enfance dans le droit chemin. Les uns grimpaient au sommet d'un sapin, et s'étonnaient de n'y pas recueillir les fruits de l'arbre de science. D'autres, plus heureux, étaient bien tombés sur l'arbre véritable, mais ils tournaient autour de la tige sans pouvoir atteindre les premiers rameaux, et se retrouvaient, après cent évolutions, au niveau du sol. Le premier de ces Sphinx que nous visitâmes nous parla passablement de son métier.

On ne fait rien de bien sans art, disait-il, et il n'y a point d'art sans règles. Il faut donc suivre les préceptes des maîtres. Nulle composition ne saurait être heureuse sans l'ordre et la régularité. Nous devons reproduire de belles images, choisir dans la nature ce qui flatte les yeux et rejeter le grossier ou la laideur. C'est ce que j'ai cherché à faire dans le tableau que vous allez voir.

Et, en parlant ainsi, le Sphinx nous .montra une toile qui représentait une bataille de ces larves que le micro- scope solaire découvre dans une goutte d'eau.

Le second Sphinx nous déroula d'incroyables systèmes qui ressemblaient fort aux divagations d'un fou.

Quand je fais le portrait d'un Insecte, disait-il, je ne m'endors pas à copier les couleurs que je lui vois.

I'i.c luili- qui iriin'Knliil une bataille dp «■< lirvit iji» lu m Milrcd^oiivri'iljiii une goût ir d'i-iu.

D'UN SCAIUBÉE. 131

Je cherche une plante qui ait quelque rapport avec le mo- dèle; j'imite cette plante, et non pas l'objet que j'ai sous' les yeux. C'est d'après ces idées que j'ai mis sur la toile le Lépidoptère que voici.

Je m'attendais à voir une drogue, et il se trouva au contraire que le Sphinx nous présentait une charmante figure de Religieuse à ailes grises. Le Hanneton m'apprit que ces contradictions entre le dire et le faire étaient choses communes en ce temps-ci. 11 me conduisit ensuite dans une réunion de Cochenilles infatuées du rouge ar- dent, qui étalaient gauchement leurs couleurs crues sur des feuilles mortes.

C'est ici, me dit mon compagnon, que nous jouirons de la joyeuse conversation des artistes, pleine de pitto- resque et d'originalité.

Mes arais, criait une de ces Cochenilles, il n'y eut jamais qu'une belle époque pour les arts.

Je me hasardai à dire qu'on avait toujours cité quatre grands siècles, mais que j'accorderais volontiers la préémi- nence à l'un d'eux sur les trois autres. Je croyais émettre une banalité pour amener un sujet quelconque sur le ta- pis, et lorsque j'eus prononcé le mot d'antiquité, une cla- meur m'apprit que je venais de lâcher une sottise.

L'antiquité ! reprit la Cochenille, c'est une époque d'enfance et de misère. Les Insectes n'étaient alors que des Chrysalides aveugles.

Vous donnez donc l'avantage au siècle d'Auguste?

n

t3-2 LES SOUFFRANCES

Un nouveau cri plus ironique que le premier me coupa la parole.

Le siècle d'Auguste! qu'est-ce que c'est? Nous ne connaissons pas le siècle d'Auguste.

Peut-être avez-vous raison de croire que la renais- sance

La renaissance est un temps de décadence.

Excusez-moi, je n'y songeais pas. Le mot l'indique assez : on comprend que renaître veut dire décroître.

Sans doute. Cela est clair.

Reste donc le grand siècle dix-septième.

A ces mots, un hourra général d*indignation couvrit ma voix.

Quel est ce Coléoptère iroquois? s'écrièrent en chœur les Cochenilles. Vous avez donc vécu dans un trou ? Ap- prenez que tout ce qui est connu, admis, sanctionné par la postérité, nous le méconnaissons, nous le démolissons, nous le réduisons à zéro. Tout ce qui est, au contraire, ignoré, obscur, plongé dans la poussière de Foubli, nous le nettoyons, nous le ressuscitons, nous Texaltons, nous le restaurons du vernis de notre enthousiasme. Comme on vous le disait donc, il n'y eut jamais qu'une belle et grande époque; elle a duré vingt ans et trois mois; ce fut vers Tan 402>l , et chez les Sarrasins, du temps d'Averroès. Les arts ont extrêmement fleuri alors dans un petit bourg de l'Afrique septentrionale. En comparaison do cette épo-

D'UN SCARABÉE. 133

que-là^ il n'y avait que des Punaises dans les quatre siècles qu'on cite éternellement.

Vous pardonnerez mon erreur, Messieurs les Coche- nilles, si vous voulez bien considérer que Ton m'a élevé, dès mon bas âge, à croire que deux et deux font quatre. Ce faux point de départ m'est tellement ancré dans l'es- prit, que, malgré vos doctes entretiens, je doute encore si deux et deux ne persisteront pas à faire quatre pendant un certain temps.

Je me penchai vers mon guide.

Allons voir d'autres Animaux, lui dis-je à l'oreille.

Bien volontiers.

Le Hanneton prit son vol à travers le jardin, et me con- 4iuisit dans un endroit que je ne connaissais pas. Son nom lui venait d'une ancienne chaussée sur laquelle on Tavait établi. Mon compagnon entra dans une belle Tulipe riche- ment tendue à l'intérieur, j'aperçus une foule d'In- sectes variés.

Vous voyez, me dit le Hanneton, toute la race ento- mique. 11 y a des Paons, des Amiraux, des Maréchaux, des Princes, des Comtes, des Caniculaires, des Pouparts, des Satyres, voire même des Vulcains et des Argus.

Je regardais avec curiosité. Les mâles étaient capable- ment dressés sur leurs ergots; les femelles, rangées en cercle, se parlaient tout bas. Tout le monde avait un main- tien étudié qui me parut signifier à peu près ceci :

Pour l'instant, nous voulons avoir l'air de ne nous

I3i LKS suufkkan<:es

soucier de rien. Quelles sont les choses qu'où souhaite? RlrCj causer, mauger et boire? Nous n'avons pas la moin- dre envie de rire, nous causons le moins possible, nous ne mangeons rien et ne buvons guère.

Et d'où vient, dis-je à mon guide, cette horreur qu'on témoigne pour rire, causer, manger et boire?

Cela vient de ce qu'il faut avoir de la tenue, du ton, du quant-à-soi. Mais cela ne durera qu'un moment. Tout à l'heure peut-être on voudra, au contraire, paraître se passionner pour quelque chose. Cherchez fortune dans ces groupes; si vous parlez, on vous répondra.

C'est un grand malheur, pour un Insecte qui aime à vivre en compagnie, que d'avoir le nez trop pointu, et de reconnaître, sous les écailles de ses semblables, les pen- sées secrètes et les intentions qu'ils ne disent pas. Je des- cends apparemment d'une famille de Scarabées égyptiens, habitués de longue main à déchiffrer l'hiéroglyphe de ta physionomie, et malgré moi je mêle à ce que la bouche exprime l'idée que je vois sur l'almanach du visage.

Pour suivre le conseil de mon ami le Hanneton, je m'ap- prochai poliment d'un jeune Poupart, et je lui demandai, par manière de conversation, s'il avait voyagé. Aussitôt ses yeux brillèrent d'un éclat singulier; et, tandis qu'il me parlait, je lus clairement ce qui suit sous l'épiderme transparent qui recouvrait sa chétive cervelle.

Si j'ai voyagé I Monsieur le Scarabée. Non-seulement j'ai voyagé, mais je ne l'ai fait que pour pouvoir le dire.

D'UN SCARABÉE. t35

Je me suis empressé de voir Rome> Florence et Naples^ afin d'être certain que j'aurais bien l'air de les avoir vues. \je Poupart causa ainsi pendant cinq minutes avec moi, et s'éloigna eu murmurant ces mots :

Dieu soit loué! j'ai paru avoir visité l'Italie.

Je demandai à un Frelon s'il connaissait une Belle- Dame que je lui désignai .

Quelle occasion 1 s'écria le Frelon. Je la connais beau- coup. Je puis même à la rigueur dire que je suis de ses amis. Je connais aussi ce Prince qui est là-bas, et ce Maré- chal qui nous tourne le dos. Je suis lié intimement avec ce Comte sur la patte duquel vous venez de marcher.

Grand merci, répondis-je en passant d'un autre côté. Le Frelon partit en répétant plusieurs fois :

Ma journée n'est pas perdue; j'ai semblé connaître une foule d'Animaux importants. Combien je viens de gagner dans ma propre estime en captivant celle de cet étranger !

Un jeune Bourdon avait longtemps bourdonné entre quatre Demoiselles.

 la bonne heure I lui dis*je, vous avez su au moins vous divertir.

0 Ciel I répondit-il, j'ai réussi à souhait^ puisque vous l'avez remarqué. Ah ! voilà un heureux jour I On s'est aperçu que j'avais l'air de m'amuser! Cet inconnu me re- gardait I Je dormirai bien cette nuit.

13<i LlîlS SOUFtUANCES

Deux Insectes assez laids devisaient ensemble dans un coin.

Qui sont ces ôtres-là? demandai-je au Hanneton.

Ce sont, me dit-il, des Fourmis-Lions de finance. Leurs mœurs sont bizarres. Us s'assemblent le matin dans un temple consacré à leurs exercices, et ils creusent des trémies souterraines sous les pas les uns des autres, ce qui rend le terrain de ce temple mouvant et dangereux. Les maladroits et les innocents trébuchent dans ces trémies, ils sont à l'instant dévorés. Quand le Fourmi-Lion a sucé quelque bonne proie dans la journée, il se pavane volontiers le soir. Sa femelle est une Libellule dorée fort couverte de bijoux.

Je laissai les Fourmis-Lions parler ensemble de leurs trémies, et j'écoutai de préférence le chuchotement des Libellules.

Ma chère amie, disait l'une d'elles, vous avez un jeune Cousin chanteur qui voltige autour de vous, sur le- quel nous pourrions jaser si nous le voulions. Il fera l'un de ces jours une morsure au front de votre vieux Vulcain.

Bahl comment voulez-vous que nous nous enten- dions? Nous n'avons pas les mêmes goûts. Il me reproche de ne chercher dans les arts que le côté qui parle aux sens. Il se moque de moi quand je roule mes yeux en écoutant les Scolopendres varier leurs ponts-neufs sur le clavecin; et, par une inconséquence d'idées inexplicable, il me querelle quand je mange des pastilles pendant qu'on

D'UN SCAHARÉË. t37

joue (les sonates ou des qualurtrs de Hayda ou de Mozart. Ce n'est pas ainsi qu'il s'emparera de mon cœur. Mais^ ma chère amie^ nous aurions bien plutôt à jaser sur ce vieux Grand'Paon qui vous conte des douceurs.

J*avoue que j'ai un faible pour lui. Sa position d'ad- ministrateur lui donne droit à des loges dans les théâtres. N'est-ce pas éblouissant? Rien ne frappe mon imagination comme de voir toujours ce Grand-Paon aux places les meilleures. Quand je pense qu'il pourrait^ dans une seule soirée, aller à tous les spectacles sans payer ! . . .

En effet, dit une autre Libellule, c'est une chose qui séduit. Chacun a son point vulnérable comme le talon d'Achille. Pour moi, ce qui me touche le plus, c'est de voir un jeune Corydon ouvrir ses ailes et arriver le pre- mier au clocher, par-dessus les fossés et les haies.

Vous êtes faciles à émouvoir, s'écria une Libellule qui passait pour un dragon de vertu. On ne me plairait pas à si peu de frais. Non-seulement j'exigerais qu'on fût toujours aux 'meilleures places et qu'on volât vers le clo- cher avant les autres, mais il faudrait encore deviner, pour ainsi dire, les modes, se fournir de tout en Angleterre, ne pas manquer de se trouver aux eaux dans la saison des bains, et ne pas s'aviser d'aller à Baden quand il est de rigueur d'être aux Pyrénées. Il faudrait encore manger des cerises au mois de janvier, enfermer ses extrémités dans quelque chose de si étroit, qu'on ne puisse plus marcher, et posséder enfin au superlatif ce qu'on appelle le genre.

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138 LES SOUFFRANCES

Tant de perfections réunies est une chimère. Moi, je n'en demande qu'une seule, mais je veux qu'elle soit complète, incomparable. Par exemple, des manchettes d'une beauté incontestable : voilà une spécialité rare qui m'enchante.

Moi, je préfère de beaucoup le talent spécial de sa- voir choisir les bonbons les plus superGns au premier jour de l'an.,

Je le crois; cela est fort difficile.

Ah ! disait en soupirant une Libellule avariée, j'ai connu un jeune Gazé discret et tendre qui savait tout cela sur le bout de sa patte. Il était à la fois bijoutier, connais- seur en étoffes, confiseur étonnant et parfait maquignon. Je ne sais pas d'où il tirait ses dragées au chocolat; mais je n'ai jamais retrouvé les pareilles, et quand il parlait chevaux, c'était à en perdre la tête.

Les avis chagrins du vieux Rhinocéros me revinrent à l'esprit, et je commençais à comprendre qu'ils n'avaient rien d'exagéré. Cependant une discussion assez vive, qui s'était établie entre deux Cerfs -Volants, attira l'attention des voisins, et bientôt la conversation devint générale. Il ne s'agissait plus de paraître ni de feindre ; cette fois cha- cun soutenait son opinion en conscience. On s'anima sin- gulièrement, sans dépasser toutefois les bornes prescrites par la civilité. La controverse fut âpre et dura longtemps. Vers onze heures un quart, les questions étant éclaircies, grâce aux aperçus ingénieux et aux connaissances pro-

D'UN SCÂKAHÉE. 130

fondes des Insectes les plus savanls^ il fut bien démontré, de façon à n'en pouvoir douter :

V Que le thé vert agite plus les nerfs que le thé noir;

2*^ Que Tamour-propre est le mobile de la plupart des actions des Animaux ;

Que la côte de Saint-Denis est à peu près aussi rude à monter que celle de Clichy ;

4** Qu'il fait plus cher vivre en Angleterre qu'en France; 5** Que Tamitié est un sentiment moins vif que Tamour;

6^ Que, depuis la mort d'un grand acteur nommé Tal- ma, les Hommes n'ont pas encore trouvé personne qui pût le remplacer véritablement.

Cette dernière question fut abandonnée comme trop ardue, à la réclamation des Éphémèras de la compagnie. Un Bernard-t'Ermite la nota sur son calepin, pour la mé- diter à loisir dans le silence de la retraite.

Je pris le Hanneton par le coude.

Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen, lui dis-je, dans tout ce grand jardin, de trouver un endroit l'on voulût bien causer sans prétention de quelque chose d'intéres- sant?

Si fait, répondit-il en se grattant la tète d'un air em- barrassé. Suivez-moi : nous allons vous chercher cela.

Nous nous envolâmes bien loin dans la nuit sombre. Le Hanneton faisait beaucoup de circuits, et je voyais qu'il ne savait trop par se diriger.

140 LES SOUFKIIANCES

Je ne vous offre pas, disait-il, de voos mener là-bas dans ce iparais désert l'on vit isolé comme des Rats d'eau. Nous aurons plus de chance de nous amuser en passant la rivière. Il y a sur l'autre rive des Lis je puis vous introduire. Vous trouverez de ces Belles-Dames- Nacrées qui vous accueillent avec une aimable aisance. Quand même vous ne seriez pas un Insecte de bonne mai- son, elles vous recevraient en supposant que vous êtes un Gentil-Entome. C'est vraiment qu'existe le savoir-vivre. On ne médit pas les uns des autres, parce qu'il faudrait insérer dans de vilaines phrases des noms qu'on respecte. C-eux qui n'ont pas de bienveillance feignent obligeam- ment d'en avoir, parce qu'il ne serait pas digne d'eux de parler autrement.

Vous me faites une peinture fort atti-ayante. jMais a-t-on de la gaieté dans ce monde-là? Y soupe-t-on comme autrefois.

Le temps des soupers est passé partout ; et, dans le pays des Lis, on est plus triste qu'ailleurs, pour des rai- sons qu'il serait trop long de vous donner.

Diable! ce n'est pas trop mon compte.

Je commençais à m'ennuyer du Hanneton et de ces voyages inutiles. Je profitai de l'obscurité de nuit pour planter mon guide au détour d'une allée. Une bonne étoile qui brillait au ciel me dirigea comme par hasard au troisième étage d'une Rose trémière, et j'y trouvai enfin ce que je cherchais depuis si longtemps : une honnête

D'UN SCAKAUËE. 141

famille de Bétes à bon Dieu établie dans un local simple et commode; de bonnes gens dlnsectes sans morgue, ayant l'envie de se divertir décemment et sans étalage. La conversation fut animée par une gaieté cordiale^ après quoi nous mangeâmes un petit souper dont la bonne hu- meur fit les frais. Je pris place entre deux jeunes hôtesses qui avaient l'œil éveillé, Toreille fine, de l'intelligence, de la grâce et le rire à la bouche. Je revins souvent dans les Roses trémières, et Ton ne me revit guère dans les Tulipes, les Fleurs d'Acanthe et les Datura.

Ici le Scarabée se tut et remonta sur sa feuille de Pi- voine.

Votre récit ne peut pas finir là, Monsieur le Scara- bée, lui dit le Hibou.

C'est vrai, Monsieur le philosophe, reprit Tlnsecte, j'oubliais la fin de mon histoire. Depuis l'heureux jour oii je me séparai du Hanneton, il ne m'arriva plus qu'une seule fois d'avoir un grand mal de nerfs. Cela me prit un matin que le vent déposa chez moi une feuille volante à mon adresse, sur laquelle étaient écrits ces mots : Un tel jour, à telle heure, vous vous rendrez dans un Char- don^ en vous affublant militairement, pour monter la garde au poste qui vous sera désigné. » 11 fallait obéir sous peine d'être mis en prison. Je me déguisai en Béte guerrière, moi qui suis pacifique par état, pour me joindre à d'autres Bètes aussi paisibles que moi, mais qui sin- geaient les Frelons guerroyeurs, sous prétexte de sauver

4^2 LLS SOUFFIlAiNCES

la patrie, les jours la patrie ne courait aucun risque. Des Calandres à collets rouges. Insectes peu guerriers, qui vivent les uns dans les tonnes de pruneaux, les autres dans les meubles ou les chantiers de bois, avaient quitté leurs retraites pour s'assembler dans un trou malsain. Leur innocent délassement consistait à se croire des héros pen- dant vingt-quatre heures, puis ils retournaient à leurs tonneaux ou à leurs chantiers. Je ne vous répéterai point les lazzis qui se débitaient dans cet endroit-là; je ne vous dirai point quelles idées chétives et vaniteuses se trai- naient dans quelques-uns de ces étroits cerveaux, comme des Têtards au fond d'un bassin. Après un jour et une nuit d'agacements et d'impatience, je quittai enfin les Charançons à collets rouges. Je fus rendu à la liberté avec un rhume et un mal de dents qui m'avaient admirable- ment préparé à la victoire. Je me plongeai dans le sein d un Pavot, j'avalai à longs traits l'opium de la mélan- colie. Le sommeil me remit un peu de mes ennuis, et je songeais à reprendre mon vol à travers le jardin, lorsque la voix d'une Pie voleuse me fit tressaillir. Un bec de fer me saisit par le milieu du corps. La Pie était une vieille coUectionnîste, et, de plus, une sorcière. Elle s'écria en me regardant :

Pardieu ! voilà un petit Scarabée que je veux donner à ma filleule. Je le poserai au milieu d'une feuille de Pivoine, et ce sera un joli bijou sur le cou blanc d'une Colombe. Avec quelques paroles sacramentelles, nous en

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DUN SCAKAUÉE. \'^^

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ferons un talisman qui préservera de l'engouement et du ridicule des modes.

Et comment vous êtes- vous tiré de ce mauvais pas? dit le Hibou en riant.

Vous savez que nous autres Scarabées nous avons reçu du Ciel la faculté précieuse de faire semblant d'être morts. Quand le danger approche, nous rentrons nos pattes et nos antennes; nous nous laissons choir sur le dos, et nous restons sourds et immobiles, nous fiant à la solidité de nos écailles. Je jouai mon jeu selon mes in- stincts, et je ne bougeai plus. La Pie sorcière exécuta ce qu'elle venait de dire. Je me laissai poser sur la feuille de Pivoine et attacher au cou de la Colombe Violette. Ce cou était blanc et gracieusement arrondi ; je m'y trouve bien, et je n'en bouge plus. J'entends les petits propos de Vio- lette. Elle est sage, belle et douce. Je me suis pris d'amitié pour elle, et je crois que je lui porte bonheur. -

Mais, Monsieur le Scarabée, il y a un endroit de votre récit qui est demeuré obscur dans ma pensée. Vous avez interrompu le fil de Thistoire au passage le plus intéressant. Vous n'êtes point arrivé à votre âge sans avoir eu quelque amourette^ et je soupçonne votre cœur de s'être éveillé auprès de ces jeunes hôtesses qui avaient Toreille fine et le rire à la bouche. Contentez un peu ma curiosité.

Le Scarabée vert regarda le Hibou philosophe d'un air narquois; il lui montra les cornes avec ses antennes, et

(14 LES SOIIFFIIA.'ICES D'IJ.-* SCAH^BÊR.

grimpa sur sa feuille de Pivoine à reculons; puis il rentra ses pattes, et fît le mort obstinément, sans vouloir en dire plus long. Le Hibou cbaussa ses lunettes pour examiner l'Insecte de plus près. Il reconnut que c'était une Éme- raude montée sur une feuille d'or émaillé. Le soleil com- mençait à paraître. Une envie de dormir irrésistible s'em- para de l'Oiseau nocturne; il enfonça son bonnet de jour sur ses yeux, et s'endormit. A, son réveil, il crut avoir rêvé ce que le Scarabée lui avait dit; et en rendant l'épingle à Violette, il lui conta l'histoire du bijou transformé comme si elle eût été de sa composition.

TOPAZE,

PEINTRE DE PORTRAITS.

* I e SUIS son héritier, je tus son con- "fidentj personne mieux que moi ne peut conter sa curieuse et in- structive histoire.

■Ui^

dans une forêt vierge <lu Brésil, sa mère le ber- çait à l'ombre sur des lianes entrelacées, il fut pris tout jeune par des Indiens chasseurs, qui le vendirent à Rio-

116 TOPAZt:

Grande, avec une cargaison de Perroquets, de Perruches, de Colibris et de peaux de Buffles. Il vint au Havre en cette compaguie, gambadant sur les haubans et les ver- gues, chéri des matelots auxquels II jouait mille méchants tours, mordant l'un, griffant l'autre, et ne regrettant guère de sa sauvage patrie que ce bon soleil, si brillant et si chaud, sous lequel un Singe même, ta plus friteuse des créatures après l'Homme, n'a jamais ctaqué des dénis. Ije capitaine du navire, qui savait son Voltairej l'appela To- paze, comme le bon valet de Rustan, parce qu'il avait une face jaune et pelée. Bref, en arrivant au port, Topaee avait reçu, outre son nom, une éducation dans le goût de celle qui fut jadis donnée sur le coche d'eau à son compatriote Ver-Vert, quand il revint scandaliser les nonnes par ses propos ; celte de Topaze était même un peu plus salée, comme faite en pleine mer.

Une fois en France on pourrait aisément faire de lui un autre Lazarille de Tormès, un autre Oil Blas, si l'on vou- lait s'amuser à peindre les caractères ou à conter les histoires de tous les maîtres qu'il eut successivement jus- qu'à l'âge de Singe fait. Mais il suffît de savoir qu'en son adolescence, il était logé à Paris, dans un ravissant bou- doir de la rue Neuve-Saint-Georges, et qu'il faisait la joie, les délices, la coqueluche d'une charmante personne, laquelle terminait, eu le traitant comme un enfant gâté, l'éducation si bien commencée par les matelots du Havre. Il menait une vraie vie de chanoine, bien plus heureuse

PKINTRË DE PORTRAITS. 1V7

qu'une vie de prince. Mais qu'y a-t-il de stable en ce monde? Un jour, jour néfaste I il s'avisa, dans un accès de maligne humeur, de mordre au visage un respectable barbon, qu'on appelait M. le comte, et qui protégeait sa gentille maltresse. La colère du protecteur fut si grande, qu'il déclara nettement à la dame qu'elle n'avait plus qu'à opter entre lui et cette méchante Bête, Tun des deux de- vant quitter immédiatement la maison. Le pauvre Topaze n'avait à donner ni cachemires, ni bijoux, ni carrosse. Son arrêt fut prononcé , avec un gros soupir pourtant ; et même, afin d'adoucir cette séparation forcée, on l'envoya secrètement dans l'atelier d'un jeune peintre, où, depuis bientôt trois mois, la dame allait poser régulièrement chaque jour pour un portrait qui ressemblait i la tapis- serie de Pénélope.

Voilà pourtant comme se font les^ vocations ! Assis sur un banc de bois, au lieu d'un moelleux canapé^ man- geant des bribes de pain sec au lieu de macarons, et bu- vant de l'eau claire au lieu de sirop à l'orange, Topaze fut ramené au bien par la misère, ce grand professeur de morale et de vertu, quand elle ne plonge pas plus pro- fondément dans le vice et la débauche. N'ayant rien de mieux à faire, il réfléchit sur sa misérable condition^ si précaire, si variable, si dépendante \ il rêva la liberté, le travail et la gloire ; il sentit enfin qu'il était venu à ce moment critique et solennel il faut, comme on dit, faire choix d'un état. Or, quel état plus beau, plus libre,

us TOPAZE

plus glorieux que celui d'artiste? Le ciel même l'avait couduit à cette école. Le voilà donc, comme Pareja, Tes- clave de Yelasquez, essayant de surprendre dans le travail de son maître les secrets du grand art de peindre ; le voilà juché tout le jour sur le faite du chevalet, guettant chaque mélange de la palette et chaque coup du pinceau ; puis, dès que le peintre tournait les épaules, il prenait à son tour la palette et la brosse, et, d'une main légère, refai- sant Touvrage déjà fait, il doublait par une seconde couche la dose des couleurs. Alors, fier et glorieux, il prenait sa reculée, s'admirait dans son œuvre, et marmottait tout bas entre ses dents le mot du Corrége, répété tant de fois par tous ces naissants génies dont Paris est inondé : Ed io anche son pittore.

Un jour que l'orgueil satisfait lui ôtait toute prudence, son maître le surprit dans cet exercice. Il rentrait lui- même plein de joie et de fierté, car la direction des beaux- arts venait de lui commander un tableau du Déluge pour Téglise de Boulogne-sur-mer, il pleut toute l'année. Rien ne rend généreux comme le contentement de soi- même. Au lieu donc de prendre un appuie-main et de rosser son Sosie : « Parbleu I s*écria-t-il comme un autre Velasquez, puisque tu veux être artiste, je te rends la liberté, et de mon valet je te fais mon élève. » Voilà Topaze devenu rapin.

Aussitôt il rejeta et roula sur ses épaules tous les crins de sa tête, comme ia chevelure poudrée d'un curé de

l'uis, Min rarloii soui le bru cl u boile de couleurs i la m>m

Il *p mil i IrSqui-nlcr le» rroli"*.

Viiil;^ TOFiiK dCTcnii Kapin.

PËIMTKE DE POKTKAITS 1VJ

campagne; il ajusta ses poils du menton en barbe de bouc; il se coiffa d'un chapeau à larges bords et à forme pointue ; il s'habilla d'une redingote en justaucorps^ sur laquelle retombait en fraise son col de chemise; enfin il se donna autant que possible Tair d'un portrait de Van Dyck ; puis, son carton sous le bras et sa boîte de cou- leurs i la main, il se mit à fréquenter les (écoles.

Mais, hélas I comme tant d'apprentis artisles, qui sont pourtant bien Hommes, Hommes faits et parfaits, Hom- mes ayant leurs cinq sens du corps et leurs trois puis- sances de Tesprit, Topaze avait pris pour une vocation véritable, ou les rêves creux de son ambition, ou son in- aptitude à toute autre chose. H fut bientôt tristement dés- abusé. Quand le tracé du maître lui manqua, et qu'il fallut tracer lui-même des lignes; quand, au lieu d'appliquer couleur sur couleur, il fallut couvrir une toile blanche; quand, enfin, d*imitateur, il fallut se faire original, adieu tout le talent de notre Singe. Il eut beau travailler, s'obstiner, suer, pester, se cogner la tête, s'arracher la barbe, la muse ne souffla points comme disent les Espa- gnols, et Pégase, toujours rétif, refusa de l'emporter sur cet Hélicon de fortune et de gloire qu'il avait rêvé. En bon français, il ne fit rien qui vaille, et, d'une commune voix, maîtres et condisciples lui donnèrent le charitable conseil de chercher un autre moyen de vivre :

Soyez plutôt maçon, si c*est voire talent.

Et vi-aiineut c'était dommage j car il s'en fallait bien que Topaze, dans un étroit égoïsme, n'eût envisagé de sa position que les avantages personnels. Ses hauts pensers embrassaient un plus vaste horizon ; il ne voulait rien moins qu'accomplir un rôle grand, noble, généreux, ci- vilisateur, humanitaire. Je lui ai souvent ouï dire qu'à l'exemple des-Juifs du moyen âge, qui allaient étudier la médecine chez les Arabes et revenaient l'exercer chez les chrétiens, il voulait transmettre des Hommes aux Ani- maux la connaissance de l'art, et, éclairant ses semblables de cette lumière nouvelle, en faire presque les égaux du roi de la création, qu'ils touchent déjà de si près et par tant de côtés. Son chagrin fut profond, comme l'avait été son projet, et, tout meurtri de la chute immense qu'il avait faite du haut de son orgueil, honteux, morose, mé- content du monde et de lui-même, perdant le sommeil, l'appétit, la vivacité, le pauvre Topaze tomba dans une maladie de langueur qui fit craindre pour sa vie. Heureu- sement qu'aucun médecin ne fut appelé, et qu'on laissa la nature seule aux prises avec elle-même.

En ce temps-là, un peintre de décorations, un nommé Daguerre, 6t ou compléta ta découverte qiii doit justement illustrer son nom ; découverte importante, considérable, disent ses confrères, non-seulement pour les sciences phy- siques, mais aussi pour l'art, tant qu'elle se contentera (l'en être un utile auxiliaire, et n'aura point la préten- tion de le remplacer. On en fit, comme chacun sait,

l'UNTRi: DK PORTRAITS. 151

(les applications diverses, et peu à peu, après avoir pris Texacte empreinte des monuments, des vues perspec- tives, des objets inanimés, on en vint à tirer le portrait des vivants.

J'ai connu, parmi les Hommes, un musicien fanatique, auquel la nature avait refusé la voix et Toreille, qui chan- tait faux, qui dansait à contre-mesure, qui avait enfin pour cette musique, de lui si chérie, ce qu'on appelle une pas- sion malheureuse. Il prit des maîtres de solfège, de piano, de flûte, de cor de chasse, d'accordéon, même de grosse caisse et de triangle ; il employa la méthode Wilhem, la méthode Pastou, la méthode Jacotot. lUen ne fit; il ne put jamais ni poser un son, ni marquer un rhythme. De quoi s'avisa-t-il alors pour arranger son goût avec son impuis- sance? Il acheta un orgue de Barbarie, et, tournant la ma- nivelle d'un bras infatigable, il s'en donna pour son ar- {{ont, de jour, de nuit, et à cœur joie. Le poignet lui suflSt pour être musicien.

Ce fut un semblable expédient qui rendit la vie à To- paze, avec ses espérances de haute renommée, de vaste fortune et d'insigne apostolat. Comme il est reconnu, de- puis les jésuites, que la fin justifie les moyens. Topaze vola, d'une main dextre, la bourse d'un gros financier qui dormait profondément dans l'atelier de son maître^ tandis que celui-ci, guère mieux éveillé, essayait de le peindre. Muni de ce trésor, il acheta aussi son orgue de Barbarie, je veux dire un daguerréotype, et, se faisant bien ensei-

fM TOPAZE

{Tner la manière de s'en servir, qui n'était pas au-dessus de son intelligence, il devint tout à coup, d'artiste peintre, artiste physicien.

Le talent acquis, et à beaux deniers comptants, comme on vient de voir^ il avait fait la moitié du chemin vers le but grandiose tendaient ses désirs. Pour faire l'autre, il prit la route du Havre, puis passage sur un vaisseau qui traversait l'Atlantique, et, après un heureux voyage, il alla prendre terre à l'endroit même où, peu d'années aupara- vant, il s'était embarqué pour la France. Mais quel chan- gement dans sa situation ! De Singe enfant, il était devenu Singe homme; de prisonnier de guerre vendu comme esclave, affranchi et libre; enfin, de brute ignorante, telle que la nature jette au monde tous les êtres, une espèce d'Homme civilisé.

Le cœur lui battit en touchant le sol de la patrie, si douce à revoir après une longue absence ; et, sans perdre un seul jour, il s'achemina, sa machine sur le dos, vers les lieux solitaires et sauvages l'appelait, avec les sou- venirs de ses premiers ans, la mission civilisatrice qu'il s'était donnée. Il y avait bien aussi, dans son empresse- ment (il m'en a fait l'aveu), certaine envie d'attirer l'at- tention, de faire du bruit, d'être regardé comme une Bête curieuse, de jouir enfin de la facile supériorité que lui donnaient sur les gens du pays son titre de voyageur, ses connaissances et sa machine; mais il aimait mieux se donner le change à lui-même, et se croire simplement

PEINTRE DE PORTRAITS. 153

piqué de cet irrésistible aiguillon qui pousse les prédesti- nés à jouer leur rôle en ce monde.

Arrivé dans la forêt qui l'avait vu naître^ sans recher- cher ni ses parents ni ses amis^ auxquels il ne voulait se révéler qu'après d'éclatants succès^ Topaze alla s'installer dans une vaste clairière^ espèce de place publique ména- gée par la nature au milieu des futaies et des fourrés. IJi, aidé d'un Sapajou à face noire, qu'il appela Éôène comme l'autre serviteur de Rustan, et dont il fit son valet, son Nègre, imitant jusqu'en cela l'Homme, qui trouve dans la différence des peaux une raison suffisante pour qu'il y ait des maîtres et des esclaves, il se construisit une élégante cabane de branchages, bien abritée sous quelques larges feuilles de lotus. Il cloua pour enseigne, au-dessus de la porte, un écriteau qui portait : Topaze, peintre de Paris; et quand il eut expédié, dans toutes les directions, quelques couples de Pies chargées d'annoncer à la ronde son arrivée, sa demeure et son état, il ouvrit enfin boutique.

Pour mettre ses services à la portée de tout le monde, dans un pays l'on n'a point encore battu monnaie, To- paze était revenu au système primitif des échanges. Il se faisait payer en denrées. Cent noisettes, cinquante figues, vingt patates, deux noix de coco, tel était le prix d'un por- trait. Comme lés habitants des forêts du Brésil, encore dans l'âge d'or, ne connaissent ni la propriété, ni l'héritage, ni tous les droits qui découlent des mots mien et. tien, que la terre est en commun et ses fruits au premier occupant, il

11. 20

15i TOPAZfe:

n'y avait^ en vwité^ qu'à se baisser et à prendre pour payer son image au peintre de Paris. Néanmoins^ ses commence- ments furent difficiles; il apprit^ par expérience^ que nul n'est prophète en son pays^ ni surtout parmi les siens.

Les premières visites qu'il reçut furent celles d'autres Singes^ race curieuse et empressée^ mais défiante^ en- vieuse^ maligne. À peine eurent-ils vu fonctionner une fois la machine^ qu'au lieu d'en admirer simplement l'in- vention et l'effet^ ils cherchèrent aussitôt à l'imiter, à la copier; et au lieu d'honorer^ en le récompensant^ celui de leurs frères qui rapportait ce trésor de lointaines ré- gions^ ils mirent tous leurs soins à lui dérober son secret et les bénéfices qu'il devait justement tirer de son indus* trie. Voilà toul d'abord Topaze aux prises avec les contre- facteurs. Heureusement pour lui qu'il ne s'agissait pas de réimprimer un livre en Belgique; le vol était un peu moins facile à commettre. Messieurs les Singes eurent beau ruminer^ s'ingénier^ travailler de leurs quatre mains^ s'associer méme^ car chez eux comme ailleurs^ je crois^ on trouve aisément des complices pour une mauvaise action ; tout ce qu'ik purent faire^ ce fut une caisse en bois^ une enveloppe très-^semblable à l'autre, en vérité, mais à laquelle il ne manquait que le mécanisme inté- rieur : un corps sans Ame enfin. A l'abri de la contrefaçon. Topaze ne le fut pas de l'envie. Au contraire, Tinsuocès des Singes les rendit furieux, et, détestant d'autant plus celui qu'ils n'avaient pu dépouiller, ils n'épargnèrent rien

PEINTRl*: DE PORTRAITS. 155

pour le desservir et le perdre. Tant il est vrai que^ si Ton a des ennemis^ il faut les chercher parmi ses semblables et ses proches^ parmi les gens de la même profession^ du même pays, presque de la même famille et de la même maison. Arafia ^guien te araf^? Otra arana coma yo.

Mais n'importe, le mérite doit se faire jour en dépit des envieux et des méchants, et surnager à la fin comme l'huile sur Teau. 11 arriva qu'un personnage important, un Animal de poids, un Ours enfin, passant par la clairière, et voyant cette enseigne, se prit à réfléchir qu'on n'est pas de toute nécessité un charlatan parce qu'on vient de loin, ou qu'on promet du nouveau, et qu'un esprit sage, mo- déré, impartial, se donne la peine d'examiner les choses avant de les juger. D'ailleurs, une autre raison le poussait à faire Tépreuve des talents de l'étranger ; car, à côté des maximes générales et des lieux communs, par lesquels on explique tout haut chaque action de la vie, il y a toujours un petit motif personnel, dont on ne parle point, et qui est la vraie cause. Nous sommes tous. Bêtes et gens, un peu doctrinaires. Or, notre Ours était le descendant direct de ce compagnon d'Ulysse, touché par la baguette de Circé^ qui répondit à son capitaine, le plaignant de se voir ainsi fait, lui naguère si joli :

Comme me yeilk fait! comme doit être un Ours. Qui l'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre?

Est-ce a la tienne à juger de la nôtre? Je m'en rapporte aux feux d'une Ourse, mes amours.

15fi TOPAZE

11 était uu peu fat et Irës-amoureus. C'était pour en faire présent à sa belle qu'il désirait avoir sou portrait. Il eutra donc dans la boutique, paya double, car il faisait grande- ment les choses, et s'assit sur la place marquée. Très-peu léger, très-peu remuant, plein d'ailleurs de son impor- tance et de l'importance de sa tentative, il lui fut facile de garder l'immobilité nécessaire. Topaze, de son côté, mita son ouvrage tous les soins qu'on apporte d'ordinaire à un début, et le portrait réussit au gré de leurs souhaits. Mon- seigneur fut ravi. L'opération, en le rapetissant, lui avait ôté l'épaisse lourdeur de sa taille, et te gris argenté de la plaque métallique remplaçait avec avantage la sombre monotonie de son manteau brun. Eu0n, il se trouva mi- gnon, svelte, gracieux. Essoufflé de joie et d'orgueil, il courut de ce pas, aussi vile que le permettait ta gravité de son caractère et ta pesanteur de ses allures, présenter à son idole cette précieuse image. L'Oursine en raffola. Par instinct de coquetterie, inné, à ce qu'il parait, chez les femelles, elle pendit, comme une parure, le portrait à son cou ; puis, par un autre instioct, non moins naturel, à ce qu'il parait encore, celui de communication, elle s'en alla chez ses parentes, amies, voisines et connaissances, mon- trer le cadeau du bien-aimé. Grâce à cet empressement, avant ta fin de la journée, toute la gente animale habitant à deux lieues à la ronde connaissait le talent de Topaze et les merveilleux produits de son industrie. Il était en vogue. Dès ce moment, sa cabane fut visitée à toute heure du

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PEINTKE DE POKTHAITS. 157

jour; la place marquée pour le modèle ne désemplissait points et le Sapajou noir avait assez à faire de préparer pour tout venant les plaques iodées. Hors les Singes^ qui gardèrent rancune et se tinrent à l'écart^ il n'est pas une espèce animale de la terre, de l'air et de l'eau, qui ne vînt bravement s'exposer à la reproduction de son effigie. Je me rappelle que l'un des plus empressés fut l'Oiseau- Royal, souverain d'une principauté étrangère toute peu- plée de volatiles. 11 arriva entouré d'un brillant état- major et de ses aides de camp, le général Phénicoptère, dit Flamant ou Bécharu, le colonel Aigrette, le major Toucan, flatteurs et fâcheux, qui, penchés sur le dos de Topaze, ne cessaient, pour louer le prince et lui jeter de l'encens au nez, de faire des critiques saugrenues et d'indiquer d'absurdes corrections. Le portrait s'acheva, en dépit de leurs remontrances, et, tout fier de sa cou- ronne ducale en forme de huppe panachée, l'Oiseau-Royal était ravi de se mirer et de s'admirer comme danç une glace. Aussi, bien différent de l'Ours amoureux, et quoi- qu'il fût accompagné d'une charmante Paonne, sa femme par mariage morganatique, ce fut à lui-même qu'il fit présent de son image, et, comme Narcisse devant la fontaine, il passait le jour à se contempler. Par ma foi, bienheureux ceux qui s'aiment! ils n'ont à craindre ni dé- dain, ni froideur, ni changement; ils n'éprouvent ni les chagrins de l'absence, ni les tourments de la jalousie. S'il est vrai, à ce que disent les philosophes humains, que ce

158 TOPAZE

qu'on nomme amour ne soit qu'une déviation de Tamour- propre qui va momentanément se loger en autrui^ et que cesser d'aimer^ c'est tout simplement le retour de l'amour- propre en son logis habituel; encore une fois, bienheu- reux ceux qui s'aiment I

Bien que Topaze^ pour revenir à lui^ se donnftt Tair de retoucher, au gré des modèles^ les portraits sortis de sa machine, ce n'est pas à dire qu'il réussit toujours à satis- faire pleinement ses pratiques. Elles n'étaient pas toutes de si bonne composition, et, sans s'aimer comme l'Oiseau- Royal, au point de prendre leurs difformités pour autant d'attraits, ce qui est la vraie béatitude de l'égoïsme, elles s'aimaient assez cependant pour trouver mauvais qu'on leur laissât des défauts qui les affligeaient, ou qu'on leur ôtât des qualités dont elles étaient fières. Ainsi, le Kakatoès se trouvait le nez trop court, l'Autruche la tète trop petite, le Bouc la barbe trop longue, le Sanglier l'œil trop san- glant, l'Hyène le poil trop hérissé. L'Écureuil était 1res- mécontent de se voir immobile, lui si vif, si sémillant, si alerte, et le Caméléon, si changeant, d'être sans couleur. Quant à l'Ane, il aurait voulu, nouveau Rossignol, que son portrait fît entendre la gracieuse musique de son chant; et le Hibou, qui avait fermé les yeux à la lumière du soleil pendant l'opération, se plaignait amèrement qu'on l'eût peint aveugle.

Il y avait d'ailleurs, dans le laboratoire de Topaze, comme cela se voit quelquefois, dit-on, dans les ateliers

PEINTRE DE PORTKAITS. 159

des peintres^ une troupe de jeunes Lions, fils de grandes familles^ désœuvrés^ moqueurs et narquois^ qui venaient y passer tous leurs loisirs^ c'est-à-dire vingt-quatre heures par jour^ sauf le temps des repas et du sommeil. Ils se pi- quaient de connaissances en peinture^ appelaient par leurs noms anatomiques tous les muscles du visage^ parlaient galbe et morbidesse^ raisonnaient plastique et esthétique ; mais, sous prétexte de voir travailler Tartiste, ils ne s'oc- cupaient en réalité qu'à plaisanter de ses clients. Le Cor- beau montrait-il, à l'entrée de la cabane, sa noire figure, son œil terne, sa démarche de magistrat goutteux, aus- sitôt ils s'écriaient en chœur :

! bonjour, monsieur du Corbeau, Que TOUS êtes joli, que vous me semblez beau !

rappelant ainsi à la pauvre dupe son aventure du fromage escroqué par le Renard. Si c'était au contraire le Renard qui entrât, ou son compère le Loup, ils se mettaient à marmotter la fameuse sentence du Singe qui les con- damna l'un et l'autre :

... Je vous connais de longtemps, mes amis, Et tous deux vous payerez l'amende ; Car toi, Loup, tu te plains quoiqu'on ne t'ait rien pris, Et loi, Renard, as pris ce que Ton te demande.

Un jour, le bonhomme Canard, laissant les joncs et le marécage, s'en vint, cahin-caha, jusqu'à l'atelier de

Topaze, désireux de voir aussi sa figure mieux que dans l'eau trouble de son étang. Dès qu'il parut, un des Lions s'approcha plein d'empressement, et ôtant sa toque aver politesse : « Ah ! monsieur, lui dit-il, vous qui allez de « côté et d'autre, seriez-vous assez bon pour nous ap- « prendre des nouvelles? »

Bref, personne n'échappait à leurs sarcasmes. Bien des gens se piquaient, et plusieurs auraient voulu se fâcher ; mais messieurs les Lionceaux, habitués dès l'enfance à manier les armes des duellistes, se faisaient un jeu d'une querelle. Avec eux, le plus prudent était de se taire ou de bien prendre la plaisanterie. Topaze aussi souffrait de leur présence, qui le dérangeait dans son travail et pouvait nuire à ses intérêts en éloignant des pratiques. Mais comment se mettre mal avec tous ces fils de familles, puissants dans le canton, et généreux d'ailleurs dans leurs bons moments? Comme ses modèles, le peintre devait prendre ces importuns en patience, et, tout en les mau- dissant, leur faire bon visage. C'est une des charges du métier.

Malgré ces petites contrariétés et ces petits ennuis (qui peut en être exempt dans ce monde de Dieu?), le commerce allait bien. Topaze emplissait son grenier, et sa renommée grossissait comme ses épargnes. Il entrevoyait déjà l'in- stant si désiré où, riche et célèbre, il allait enfin se consa- crer à la haute mission d'instruire et de moraliser ses semblables.

PEINTRE DE PORTIIAITS. 161

Le nom du prochain législateur, et le bruit des mer- veilles qu'il opérait^ s'étaient répandus^ de proche en proche^ jusqu'à de grandes distances. Un Éléphant^ sou* verain de je ne sais quel vaste territoire situé entre les grands fleuves de l'Amérique du Sud, mais qui n'est indi- qué sur aucune mappemonde^ parce que l'espèce humaine n'y a point encore pénétré, entendit parler du peintre de Paris. Il fut curieux d'employer ses talents, et, comme un autre François Y^ appelant à sa cour un autre Léonard do Vinci, il envoya une députation à Topaze avec des offres si brillantes, qu'il n'y avait pas même lieu à délibérer. C'est ainsi que procèdent, dans leurs caprices, les rois absolus. On lui promettait, outre une somme considé- rable en valeurs du pays, le titre de cacique et le grand cordon de la Dent d'Ivoire. Topaze se mit en route, au mi- lieu d'une escorte d'honneur, monté sur un beau Cheval et suivi d'un Mulet qui portait, outre son fidèle Sapajou noir, sa précieuse machine. On arriva sans encombre à la cour de sultan Poussah (c'était son nom), à qui Topaze fut aussitôt présenté par Tintroducteur ordinaire des ambassadeurs. Il se jeta la face contre terre devant le monarque, et celui- ci, le relevant avec bonté du bout de sa trompe, lui donna à baiser l'un de ses pieds énormes, celui même qui plus tard Mais n'anticipons point sur les événements.

Sa Majesté très-massive éprouvait une telle démangeai- son de curiosité, que, sans prendre ni repos ni repas. Topaze dut aussitôt déballer sa caisse et se mettre à Tou^

II. 21

vrage. Il prépara ses instruments, fit chauffer ses drogues, et choisit la plus belle plaque de toute sa provision pour y empreindre la royale image. Il fallait que le modèle tînt tout entier sur cet étroit encadrement, car sultan Poussah se voulait voir représenté dans son majestueux ensemble et de la tële aux pieds. Topaze se réjouit fort de ce caprice. Il se rappelait l'aventure de l'Ours amoureux, première cause de sa vogue et de ses succès. « Bon 1 disait-il, puis- que c'est une miniature que demande Sa Majesté, elle sera satisfaite de moi, car elle sera satisfaite d'elle-même. > 11 plaça doue l'Ëléphant fort loin de la lunette de sa chambre obscure, pour le rapetisser autant que possible, puis il procéda à l'opération avec le soin le plus minu- tieux et l'attention la plus profonde. Tout le monde atten- dait le résultat en silence et dans l'anxiété, comme s'il se fût agi de fondre une statue. Il faisait un ardent soleil. Au bout de deux minutes, Topéraleur enlève lestement la plaque argentée, et, triomphant, quoique agenouillé, la présente. aux yeux du monarque.

A peine celui-ci eut-il jeté un regard oblique sur son image, qu'il partit d'un immense éclat de rire, et, sans trop savoir pourquoi, les courtisans rirent aussi à gorge déployée. C'était une scène de l'Olympe. Qu'est ceci? s'écria l'Éléphant quand il eut recouvré la parole; c'est le portrait d'un Rat, et l'on veut que je m'y reconnaisse! Vous plaisantez, mon ami. » Les rires continuaient de plus belle. « Ëb qut>i I ajouta le monarque, après un instant de

PEINTRE DE PORTRAITS. 163

silence, et prenant une expression de plus en plus sévère, c'est parce qu'il n'y a nul Animal plus grand, plus gros et plus fort que moi dans cette contrée, que j'en suis le roi et seigneur, et j'irais me montrer à mes sujets, pour qu'ils perdent le respect qui m'est dû, sous les apparences d'une chétive et imperceptible créature, d'un avorton, d'un Insecte I Non, la raison d'État ne me permet point de faire cette sottise. » En disant cela, il lança dédaigneu- sement la plaque à l'artiste atterré, qui courba la tète jus- que dans la poussière, moins encore par humilité que pour éviter un choc qui lui eût été funeste.

« J'aurais me douter de l'équipée, reprit l'Éléphant qui passait peu à peu du rire à la fureur. Tous ces col- porteurs de secrets et d'inventions, tous ces novateurs qui nous prêchent les merveilles du monde civilisé, sont autant d'émissaires de l'Homme, venus pour corrompre, à son profit, les Animaux, par le mépris des vertus anti- ques, par l'oubli des devoirs envers l'autorité naturelle et constituée. Il faut en préserver l'État, et couper le mal dans sa racine. Bravo ! s'écria la galerie ; bien dit, bien fait, et vive le sultan! » Enjambant par-dessus le corps du peintre encore prosterné, l'Éléphant, en trois pas, s'approcha de l'innocente machine, grosse à ses yeux de révolutions; et, plein d'un courroux aussi légitime que celyi de Don Quichotte frappant d'estoc et de taille sur les marionnettes de maitre Pierre, il leva son formi- dable pijed, le posa sur la fragile enveloppe, et, d'un seul

I6t T01>AZIi: PEINTKE DE POItTKAITS.

effort, broya la caissR avec tout ce qu'elle contenait. Adieu Veau, Vache, Cochon, couvée!

Ce fut comme le pot au lait de Perrette. Adieu fortune, honneurs, influence, civilisation. Adieu l'art, adieu l'ar- tislc! Aux horribles craquements qui annonçaient sa ruine et lui broyaient le cœur, Topaze se releva soudain, et, prenant sa coui-se en désespéré, il alla se jeter, la tête la première, dans la rivière des Amazones.

Celui qui fut son confident et qui resta son héritier, c'est moi, pauvre Ébène, pauvre Sapajou noir, qui, venu chez les Hommes d'Europe, j'ai appris une de leure langues, me suis fait, pour leur instruction, l'historien de mon maître.

Traduit de l'espagnol par i<*aia viard*i.

LES PEINES DE COEUH

CHATTE FRANÇAISE.

MINETTE ET BËBI^..

MINETTE A BÉBÉ '

\*>^|^^^^^H^Ï^Que vas-tu dire, ma chère Bébé, eu ^^^^HH|^^Hnf: tdcevant cette lettre de moî, de ta ^^^^Hra^^^^^K^œur, que tu crois morte peut-être, ^^^^^^^^^^K'et que tu as sans doute pleurée OB^^^I^^^^^^P comme telle, et comme telle ou-

Pardonne-moi ce dernier mot, ma chère Bébé, je vis

Moua doutons que la corretpoadaiicc qu'on va lire ail janiait été dexince à la (lublidti. Noui aurioni hénlé à la publier ti elle n'cAt conienu quelque! rcTcla-

166 LES PEINES DE COEUK

dans un monde l'on n'oublie pas que les morts; et malgré moi^ mes jugements se ressentent de ceux que j'entends faire à ces Hommes^ qui méritent bien tous nos dédains.

Je t'écris avant tout que je ne suis pas morte^ et que je t'aime et que je vis encore pour redevenir ta sœur, si c'est possible.

Il m'est revenu cette nuit un souvenir de notre vieille mère^ si bonne et si soigneuse de notre toilette^ la plus grande affaire de sa journée, et de sa persévérance inouïe à lisser nos robes de soie^ pour nous faire belles, parce que, disait-elle^ il faut plaire à tout le monde! Je me suis rap- pelé avec attendrissement cette simple vie de famille nous avons eu de si beaux jours et de si beaux jeux^ et une si franche amitié de laquelle je regrette tout. Bébé, nos que- relles elles-mêmes et tes égratignures ; et j'ai pensé que je devais compte à ceux qui m'ont aimée de ce qui m'avait séparée d'eux, et de ce qui empêchait mon retour. Et, à

tions curieuses sur la vie d'un personnage que Tauteor de l'article intitulé U'i Peines de cœur d'une Ckàite anglaiie (abusé sans doute par des documents trompeurs) a essayé de représenter comme un martyr de Tamour.

C'est donc moins à cause de l'intérêt particulier qui peut s'attacher aux ayen-- tures de Minette et Bébé, que pour rétablir la yérité des faits relativement à Bris- quet, que nous donnons place, dans notre second volume, aux Peines de cœur d'une Chatte française,

^ NOTE DU RÉDACTKUR.

D UNE CHATTE FRANÇAISE. 167

tous risques, et en silence, je me suis mise à t'écrire, cette nuit même, à la pâle lueur d'une veilleuse d'albâtre, qui pare de sa faible clarté le somptueux sommeil de mon élégante maîtresse, sur son pupitre d'ébène incrusté

d'or et d'ivoire, sur ce papier glacé et parfumé

Tu le vois. Bébé, je suis riche; j'aimerais mieux être heureuse.

Vite adieu. Bébé, et à toi, et à demain ; ma maîtresse se réveille. Je n'ai que le temps de chiffonner ma lettre et de la rouler sous un meuble, elle restera jusqu'au jour. Le jour venu, je la remettrai à un des nôtres, qui rôde en ce moment en attendant mes ordres sur la terrasse du jardin, et qui me rapportera ta réponse. Tu me répondras bientôt.

Ma mère ! ma mère I qui me dira tout de suite ce qu'est devenue notre mère !

Ta sœur,

Minette.

P. S. Aie confiance dans mon messager. Sans doute il n'est ni jeune ni beau, et ce n'est ni un cavalier espa- gnol ni un riche Angora, mais il est dévoué et discret; mais il est venu à bout de découvrir pour moi ton adresse; mais il m'aime, et il m'aime tant, qu'il est ravi de se

t

4(>8 LES PEINES DE COEUR

faire mon très-humble coureur. Ne le plains pas, l'amour n'est-il pas la plus noble des servitudes?

Tu m'adresseras tes lettres à madame Hosa-Mika, et par abréviation Mikâ, c*est le nom sous lequel je suis connue ici.

Décidément ma maîtresse se réveille; elle dort bien mal depuis quelque temps, et je craindrais d'être surprise si je t'écrivais un mot de plus. Adieu encore. A tous ces grif- fonnages tu reconnaîtras plutôt le cœur que la patte de (a sœur.

BEBE A MINETTE.

DIUXIKHI LBTTHK.

Ma chère Minette, j'ai cru que j'allais devenir folle en lisant ta lettre, qui nous a donné à tous bien de la joie. On voudrait quasi voir mourir tous ses parents pour avoir le plaisir de les voir ressusciter comme ça.

Va, Minette, ton départ nous avait fait bien de la peine ; as-tu bien pu nous laisser aussi longtemps dans le chagrin, méchante ! Si tu savais comme tout est changé à la maison depuis que tu n'y es plusl Et d'abord notre mère est de- venue aveugle et sourde, et la pauvre bonne vieille passe ses journées à la porte de la chattière sans jamais dire ni

D'UNE CHATTE FRANÇAISE. tG9

oui ni non. Si bien que quand j'ai voulu lui annoncer que (u n'étais pas morte, et que c'était bien vrai, je n'ai pas pu venir à bout de me faire comprendre ; elle ne m'enten- dait pas, parce qu'elle est sourde; elle ne voyait pas ta lettre, parce qu'elle est aveugle. Dame, Bébé, elle a eu tant de peines quand tu nous a eu quittées, qu'après t'a- voir cherchée partout, elle en a fait une maladie qui Ta mise elle est. Après ça c'est peut-être l'âge aussi, et il ne faut pas te faire trop de chagrin.

Du reste, elle dort bien, boit bien, mange bien, et ne se plaint pas, parce qu'il y en a toujours assez pour elle, d'abord ; j'aimerais mieux mourir que de la laisser man- quer.

Ensuite, notre jeune maîtresse a perdu sa mère; tu vois

qu'elle a été encore plus malheureuse que nous; et en la

perdant elle a tout perdu, excepté ses dix doigts qui la font

vivre, et sa jolie figure qui ne gâte rien. Il a fallu quitter

1. a petite boutique du Marais, abandonner le rez-de-chaus-

^?tée, monter tout d'un coup au sixième, et travailler du

iTiatin jusqu'au soir, et quelquefois du soir jusqu'au matin,

jpour exister; et elle l'a fait, comme on doit faire tout ce

c^u'on ne peut pas empêcher, avec courage. Alors plus

^e lait le malin, tu m'entends, plus de pâtée le soir. Mais,

Dieu merci, j'ai bon pied, j'ai bon œil, et vive la chasse !

Tu me dis, d'un ton lamentable, que tu es riche (pauvre Minette!), et que tu aimerais mieux être heureuse...

11. 2:>

170 LES PEINES DE COEUlt

Du moment lu te plains d'être riche^ ma petite sœur, je ne sais pas comment faire pour me plaindre d'être pauvre. Étes-vous donc drôles, vous autres, qui avez tou- jours votre couvert mis quelque part, et qui dînez à table sur du linge blanc, dans des écuelles dorées, pleines de bonnes choses!

Ne dirait-on pas, à vous entendre, que c'est avec ce qui nous manque que nous achetons ce que vos richesses mêmes ne peuvent vous donner? Vous verrez qu'on nous prouvera un jour que la pauvreté est un remède contre tous les maux, et que du moment on n'a pas même de quoi diner on est trop heureux. Sérieusement, croyez- vous que la fortune nuise au bonheur? faites-vous pauvres alors, ruinez-vous, rien n'est plus facile, et vivez de vos dents, si vous le pouvez. Vous m'en direz des nou- velles.

Allons^ Minette, un peu de courage, et surtout un peu de raison. Plains-toi d'être malheureuse, mais ne te plains pas d'être riche ; car nous sommes pauvres, nous, et nous savons ce que c'est que la pauvreté. Je te gronde. Minette ; je fais avec toi la sœur ainée, comme autrefois; pardonne- le-moi. Ne sais-tu pas que ta Bébé serait bien heureuse de t'ôtre bonne à quelque chose? Ne me fais pas attendre une nouvelle lettre, car je l'attendrais avec inquiétude. Je commence à craindre que tu n'aies en effet cherché le bonheur dans des chemins il n'a jamais passé.

Bien entendu, tu ne me cacheras rien. Qui sait?

D UNE CHATTE FRANÇAISE. 171

Quand tout sera sur ce papier parfumé dont tu me parles^ peut-être en auras-tu moins gros sur le cœur.

Âdieu^ Minette^ adieu. C'est assez babiller; voilà Theure notre mère a faim, et notre diner court encore dans le grenier.

Ça va mal dans le grenier; les Souris sont de fines Mouches qui deviennent de jour en jour plus rusées; il y a si longtemps qu'on les mange^ qu'elles commencent à s'en apercevoir. J'ai pour voisin un Chat qui ne serait pas mal s'il était moins original. Il raffole des Souris, et pré- tend qu'il y aura quelque jour une révolution de Souris contre les Chats, et que ce sera bien fait.

Tu vois que je n'aurai pas tort de mettre à profit Tétat de paix nous sommes encore, Dieu merci 1 pour aller chasser sur leurs terres. Mais ne parlons pas politique !

Adieu, Minette, adieu. Ton messager m'attend et refuse de me dire je pourrais t'aller trouver. Ne nous verrons- nous pas bientôt? ^. 7^

Ta sœur, pour la vie,

BÉBÉ.

P. S. Il est très-laid, j'en conviens, ton vieux mes- sager; mais quand j'ai vu ce qu'il m'apportait, je l'ai trouvé charmant et l'ai embrassé, ma foi, de tout mon cœur. Il fallait le voir faire le gros dos quand il m'a remis ta lettre, de la part de madame Rosa-Mika.

172 LES PfcilNËS DE CUilUR

A propos, es-tu folle, Minette, de t'être laissé débaptiser de la sorte? Minette, n'était-ce pas un joli nom pour une Chatte jolie et blanche comme toi? Nos voisins ont bien ri de ce nom, que nous n'avons pu trouver dans le calen- drier des Chats. Je finis, je suis au bout de mon papier; je t'écris au clair de la lune, non pas sur du papier glacé et parfumé. Minette, mais sur un vieux patron de bonnet qui ne sert plus à ma maîtresse, qui dort, du reste, dans ce moment sur ses deux oreilles, et d'un sommeil de plomb, comme un pauvre ange qui aurait passé la moitié de la nuit à coudre pour gagner son pain.

(Un Ëtourneau de nos amis ayant eu la maladi'csse de renverser notre bou- teille à Tencre sur le manuscrit de la réponse de Minette à Bébé, quelques passages de cette lettre, et notamment la première page, sont devenus illisibles. Nous nous serions difficilement décidés à passer outre, si, après un mûr examen, nous n* avions pu nous convaincre que la perte de ces passages n'ôterait rien à la clarté du récit. Nous indiquerons, du reste, par des points ou autrement, les endroits il y aura lacune. )

MINLTTË A BëBë

THOISIRMK LETTRK.

Te souvient-il qu'un jour noire

maîtresse nous avait donné une poupée qui avait bien la

:!yi.i»jkn jflli

D'UNE CHATTE FUAJSÇAISE. 173

plus appétissante petite tête de Souris qu'on puisse voir, et que^ si grandes demoiselles que nous fussions déjà^ la vue de ce joujou merveilleux nous arracha des cris d'ad- miration .

Mais une seule poupée pour deux jeunes Chattes^ dont Tune est noire et l'autre blanche, ce n'était guère, et tu dois te souvenir aussi que cette fatale poupée, avec la- quelle je prétendais jouer toute seule, ne tarda pas à deve- nir pour nous un sujet de discorde.

Toi, Taînée, toi, si bonne d'ordinaire, tu t'emportas, tu me battis, méchante ; mon sang coula ! ou, s'il ne coula pas, je crus le voir couler! Je n'étais pas la plus forte. J'allai trouver notre mère : « Maman, maman, lui dis-je en miaulant de la façon la plus lamentable et en lui mon- trant ma patte déchirée, faites donc finir mademoiselle Bébé, qui me bat toujours. »

Ce mot toujours te révolta, tu levas au ciel tes yeux et tes pattes indignées en m'appelant vilaine menteuse, et notre mère, qui te savait plus raisonnable que moi, te crut sur parole, et me renvoya sans m'entendre.

C'est pourtant de cette cause si légère, c'est de ce point, c'est de ce rien que sont venus tous mes malheurs. Hu- miliée de ce déni de justice, je résolus de m'enfuir au bout du monde; et m'en allai bouder sur un toit.

Lorsque je fus sur ce toit et que je vis l'horizon immense se dérouler devant moi, je me dis que le bout du monde devait être bien loin : je commençai à houver qu'une

174 LES PEINES DE COEUR

pauvre jeune Chatte comme moi serait bien seule^ bien exposée et bien petite dans un si grand univers, et je me mis à sçngloter si amèrement, que je m'évanouis.

Je me rappelle que

( [.a transition étant l'estée tout entière sous la tache d*encre, nous avons été, à notre grande confusion, obligés de nous en passer. )

Il me semblait entendre dans les airs des

chœurs d'esprits invisibles

« Ne pleure plus, Minette, me disait une voix (celle de mon mauvais Génie, sans doute), l'heure de ta déli- vrance approche. Cette pauvre demeure est indigne de toi ; tu es faite pour habiter un palais. »

« Hélas! répondait une autre voix plus faible, celle de ma conscience, vous vous moquez. Seigneur; un pa- lais n'est pas fait pour moi. »

« La Beauté est la reine du monde, reprenait la première voix; tu es belle, donc tu es reine. Quelle robe est plus blanche que ta robe, quels yeux sont plus beaux que tes beaux yeux? »

« Pense à ta mère, me disait de l'autre côté la voix suppliante. Peux- tu l'oublier? Et pense à Bébé aussi, ajoutait-elle tout bas. »

D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 175

« Bébé ne songe guère à toi, et ta mère ne t'aime plus, me criait la première voix. D'ailleurs la nature seule est ta mère. Le germe d'où tu devais sortir est créé depuis des millions d'années; le hasard seul a désigné celle qui t'a donné le jour pour développer ce germe ; c'est au ha- sard que tu dois tout, et rien qu'au hasard ! Lève-toi, Mi- nette, lève-toi I le monde est devant toi. Ici, la misère et l'obscurité; là-bas, la richesse et l'éclat. »

Mon bon Génie essaya encore de parler; mais il ne dit rien, car il vit bien que l'instinct de la coquetterie avait pénétré dans mon cœur, et que j'étais une Chatte perdue. Il se retira en pleurant.

« Lève-toi et suis-moi, » disait toujours la première voix. Et cette voix devenait de plus en plus impérieuse et en même temps de plus en plus tendre; et cet appel devenait iiTésistible.

Je me levai donc.

J'ouvris les yeux. Qui m'appelle? m'écriai-je. Juge de ma surprise. Bébé, car ce n'était point une illusion, et je ne cessais point d'entendre cette voix qui m'avait parlé pendant mon évanouissement.

Divine Minette, je vous adore, me disait un jeune Chat qui se roulait à mes pieds en me regardant de la façon la plus tendre.

476 LES PKtNES DE CŒUK

Ah! Bébé, qu'il était beau! et qu'il avait Pair bien épris !

Et comment n'aurais-je pas vu dans un Chat si distingué et qui m'aimait tant, ce Chat prince, ce Chat accompli que rêvent toutes les jeunes Chattes et qu'elles appellent de leurs vœux, quand elles chantent, en regardant la lune, cette chanson des Chattes à marier : « Bonjour, grand'- mère, nous apportez- vous des maris? »

Et n'y a-t-il pas, depuis que le monde existe, dans ce seul mot : Je vous adore, des choses qu'une jeune Chatte n'a jamais su entendra sans trouble pour la première fois? Et du moment on nous adore, conviendrait-il que nous nous permissions d'en demander davantage?

Si donc je ne songeai point à demander à mon ado- rateur d'où il venait, n'était-ce pas qu'un Chat comme lui ne pouvait tomber que du ciel? Et si je crus tout ce qu'il me dit, la crédulité est-elle autre chose que le besoin de croire au bien? Et, s'il faut se dé6er de son cœur, à qui se fier? Et puis, n'étais-je pas bien jeune, en pleine jeunesse, dans les premiers jours de mon premier mois (le mai, et une petite personne de six mois ne peut-elle être éblouie un instant par l'idée qu'elle inspire une grande passion?

Que n'as-tu vu son air humble et digne tout ensemble. Bébé! Il me demandait si peu de chose!... Un regard de mes yeux... un seul! Pouvais-je lui refuser ce peu qu'il me demandait? ne m'avait-il pas arraché à cet évanouis-

J'fllis pireasruH'.

DUNK CIIATTK FRANÇAISK. 177

seiiuMit terrible, à la mort peut-être? Le moyen, (rail- leurs, (le rieu refuser à un Chat si r(^serv(*!

Que ne l'as-tu entendu, Béb(^! quelle éloquence!

Tu le sais, j'étais coquette, et il me promettait les plus belles toilettes du monde, des rubaus ('^cariâtes, des colliei^sde liège, et un superbe vieux manchon d'hermine qui lui venait de sa maîtresse Tambassadrice! Ah! ce vieux manchon, faut-il le dire? ce vieux manchon a ôlO pour beaucoup dans mes malheui*$.

J'étais paresseuse, et il me parlait de tapis moelleux, de coussins de velours et de brocart, de fauteuils et de bergères, et de toutes sortes de meubles charmants.

.rétais fantasque, et il m'assurait que madame Tam- bassadrice serait enchantée de me voir tout casser chez elle quand Thumeur m'en prendrait, pour peu que j'y misse de la gentillesse. Ses magots, ses vieux Sèvres et tous ces précieux bric-à-brac qui faisaient de ses appar- tements un magasin de curiosités, seraient à ma disposi- tion .

J'aimais à me faire servir, j'aurais une femme de chambre, et ma noble maîtresse elle-même se mettrait à mon service, si je savais m'y prendre. On nous appelle Animaux domestiques, me disait-il, qui peut dire pour-

II. z\

178 LES PEINES DE COEUR

quoi? Que faisons-nous dans une maison? qui servons- nous? ot qui nous sert, si ce ne sont nos maîtres?

J'étais belle, et il me le disait ; et mes yeux d'or, et mes vingt-six dents, et mon petit nez rose, et mes nais- santes moustaches, et mon éclatante blancheur, et les ongles transparents de ma douce patte de velours^ tout cela était parfait.

J'étais friande aussi (il pensait à tout), et, à l'enten- dre, ce n'étaient que ruisseaux de lait sucré qui coule- raient dans le paradis de notre ménage.

J'étais désolée enfin, et il m'assurait, par contrai, un bonheur sans nuages ! l^e chagrin ne m'approcherait jamais, je brillerais comme un diamant, je ferais envie à toutes les Chattes de France ; en un tnot, je serais sa femme. Chatte d'ambassadrice, et titrée.

Que te dirai-je, Bébé? Il fallait le suivre, et je le suivis.

C'est ainsi que je devins...

Madame Brisquet !

DUNE CIIAÏTK FRANÇAISK. 179

DK LA MÊME A LA MÉM£.

tfliATIIlillK LKTTIH'.

Oui^ Bébé, madame Brisquet 1 ! !

Plains-moi, Bébé; car, en écrivant ce nom, je t'ai dit d'un seul mot tous mes malheurs!

Et pourtant, j'ai été heureuse, j'ai cru l'être du moins, car d'abord rien de ce que Brisquet m*avait promis ne me manqua. J'eus les richesses, j'eus les honneurs, j'eus les friandises, j'eus le manchon ! et l'affection de mon mari.

Notre entrée dans l'hôtel fut un véritable triomphe. La fenêtre même du boudoir de madame l'ambassadrice se Épouva toute grande ouverte pour nous recevoir. En me voyant paraître, cette illustre dame ne put s'empêcher de s'écrier que j'étais la Chatte la plus distinguée qu'elle eût jamais vue. Elle nous accueillit avec la plus grande bonté, approuva hautement notre union, et, après m'avoir accablée d'agréables compliments et de mille gracieuses flatteries, elle sonna ses gens, leur enjoignit à tous d'a- voir pour moi les plus grands égards, et me choisit parmi ses femmes celle qu'elle paraissait aimer le plus, pour l'attacher spécialement à ma personne.

Ce que Brisquet avait prédit arriva : en dépit de l'envie,

tHo \a:s peines de coeur

je lus proclamée bientôt la reine des Chattes, la beauté à la mode, par les Angoras les plus renommés de Paris. Chose bizarre ! je recevais sans embarras, et comme s'ils m'eussent été dus, tous ces hommages. J'étais née noble dans une boutique, disait Brisquet, qui affirmait qu'on peut naître noble partout.

Mon mari était fier de mes succès, et moi j'étais heu- reuse, car je croyais à un bonheur sans fin.

Tiens, Bébé, quand je reviens sur ces souvenirs, je me demande comment il peut me rester quelque chose au cœur!

Mon bonheur sans fin dura quinze jours !.. . au bout desquels je sentis tout d'un coup que Brisquet m aimait bien peu, s'il m'avait jamais aimée. En vain me disait-il qu'il n'avait point changé, je ne pouvais être sa dupe. « Ton affection, qui est toujours la même, semble dimi- nuer tous les jours, » lui disais-je.

Mais l'amour désire jusqu'à l'impossible, et sait se con- tenter de peu ; je me contentai de ce peu. Bébé, et quand ce peu fut devenu rien, je m'en contentai encore! Le cœur a de sublimes entêtements. Comment se décider d'ailleurs à croire qu'on aime en vain?

Retiens bien ceci. Bébé, les Chats ne sont reconnais- sants des efforts qu'on fait pour leur plaire, que quand

D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 181

OU y réussit. Loiu de me savoir gré de ma constance, Bris- quet s'en impatientait. Comprend-on, s'écriait-il avec colère, qu'on s'obstine à faire de Tamour, qui devrait être le passe-temps le plus gai et le plus agréable de la jeu- nesse, l'affaire la plus sérieuse, la plus maussade et la plus longue de la vie !

La persévérance seule justifie la passion, lui répon- dais-je ; j'ai abandonné ma mère et ma sœur parce que je t'aimais; je me suis perdue pour toi, il faut que je t'aime.

Et je pleurais ! ! !

11 est bien rare que le chagrin ne devienne pas un tort : bientôt Brisquet se montra dur, grossier, exigeant, brutal même; et moi qui me révoltais jadis contre la seule apparence d'une injustice de ma pauvre mère, je me soumettais, et j'attendais, et j'obéissais. En quinze jours, j'avais appris à tout souffrir. Le temps est un maître im- pitoyable : il enseigne tout, même ce qu'on ne voudrait pas savoir.

A force de souffrir, on finit par guérir. Je crus que je me consolais, parce que je devenais plus calme; mais le calme dans les passions succède à l'agitation, comme le repos aux tremblements de terre, lorsqu'il n'y a plus rien à sauver. J'étais calme, il est vrai, mais c'était fait de mon cœur. Je n'aimais plus Brisquet, et, ne Taimant plus, je parvins à lui pardonner et à comprendre aussi pourquoi

182 LES PËINfciS DE COEUR

il avait cessé de m'aimer. Pourquoi? Eh ! mon Dieu, Bébé, la meilleure raison que puisse avoir un Chat comme Brisquet pour cesser d'aimer, c'est qu'il n'aime plus.

Brisquet était un de ces égoïstes de bonne foi qui trou- vent tout simple d'avouer qu'ils s'aiment mieux que tout le monde, et qui n'ont de passions que celles que leur va- nité remue. Ce sont ces Chats-là qui ont inventé la galan- terie pour plaire aux Chattes, en se dispensant de les ai- mer. Leur cœur a deux portes qui s'ouvrent presque tou- jours en même temps. Tune pour faire sortir, Tautre pour faire entrer, et tout naturellement, pendant que Brisquet m'oubliait, il se prenait de belle passion ailleurs.

Le hasard me donna une singulière rivale : c'était une Chinoise de la province de Pech y -Ly, nouvellement dé- barquée, et qui déjà faisait courir tous les Chats de Paris, qui aiment tant à courir, comme on sait. Cette intrigante avait été rapportée de Chine par un entrepreneur de théâ- tres, qui avait pensé avec raison qu'une Chatte venue de si loin ne pouvait manquer de mettre en émoi le peuple le plus spirituel de la terre. La nouveauté de cette con- quête piqua l'amour-propre de Brisquet, et les oreilles pendantes de la Chinoise firent le reste.

Brisquet m'annonça un jour qu'il me quittait. « Je t'ai prise pauvre et je te laisse riche, me dit-il ; quand je t'ai trouvée, tu étais désespérée et tu ne savais rien du monde, tu es aujourd'hui une Chatte pleine de sens et d'expé-

luona une iiiiKuli^rc rivile , ci' (Je 11 protlnce de Perhr-Lj...

f *

D'UNE CHATTE FKANÇAISE. 183

rieiîce; ce que tu es, c'est par moi que tu l'es devenue, reiiiercie-moi et Irfisse-inoi partir. Pars, toi que je n'au- rais jamais aimer, lui répond is-je. » Et il partit.

11 partit gai et content. Rien ne s'oublie si vile que le mal qu'on a fait.

Je ne Taimais plus, ce qui n'empêcha pas que son dé- part me mit au désespoir. Ah! Bébé, si j'avais pu tout ou- blier et redevenir enfant !

C'est à celte époque que fut faite, avec tant d'art et tant d'esprit sur la disparition de Brisquet, cette mémorable histoire des Peines de cœur dune Chai te anglaise, qui, pour être une charmante nouvelle, n'eu est pas moins un des plus affreux tissus de mensonges qu'on puisse imaginer, parce qu'il s'y mêle un peu de vérité. Cette histoire fut écrite, à l'instigation de Brisquet, par un écrivain éminent, dont il parvint à surprendre la bonne foi (rien ne lui ré- siste), et à qui il fit croire et écrire tout ce qu'il voulut. En se faisant passer pour mort, Brisquet voulait recou- vrer sa liberté, épouser, moi vivant, sa Chinoise, devenir bigame enfin ! ! ! Ce qu'il fit, au mépris des lois divines et humaines, et à la faveur d'un nom supposé.

Rien n'est plus facile à prouver, du reste, que la faus- seté de cette prétendue histoire anglaise, qui n'a jamais existé que dans l'imagination de Brisquet et de son ro- mancier, et qui n'a jamais pu se passer en Angleterre, jamais procès en criminelle conversation ne s'est plaidé

184 LES PEINKS DE COEUH

devant les Doctors dyinmon, jamais époux offensé n'a demandé autre chose à la justice que de r argent... pour {j[uérir son cœur blessé.

Pour moi, accablée par ce dernier coup, je renonçai au monde, et je pris en haine mes pareils, que je cessai de voir.

Seule dans les appartements de ma maîtresse, qui m'ai- mait autant que ses enfants et autant que son mari, mais pas plus; admise à tout voir et à tout entendre; fêtée, et par conséquent très-gàtée, je m'aperçus bientôt qu'il y a plus de vérité qu'on n'a coutume de le penser dans cette légende de la Chatte métamorphosée en Femme qu'on nous raconte dans notre enfance, quand nous sommes sages. Là, pour distraire mes ennuis, j'entrepris d'étudier la société humaine à notre point de vue animal, et je crus faire une œuvre utile en composant, avec le résultat de mes obsenations, un petit traité que j'intitulerai Histoire naturelle d'une Femme à la mode à l'usage des Cliattes, par une Chatte qui fut à la. mode. Je publierai ce traité si je trouve un éditeur.

La plume me tombe des mains. Bébé ! j'aurais rester pauvre.

Comme toi j'aurais vécu sans reproche, et à l'heure qu'il est, je ne serais ni sans cœur, ni sans courage, ni lasse de tout, au milieu de ce luxe qui m'entoure et qui m'énerve.

D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 185

Il faut avoir cherché de l'extraordinaire dans sa vie pour savoir mène une si sotte recherche.

Bébé^ c'est décidé, et j'y suis résolue : il faut que je retourne au grenier, auprès de toi, auprès de ma pauvre mère, qui finira peut-être par me reconnaître. Ne crains rien, je travaillerai, j'oublierai ces vaines richesses; je chasserai patiemment et humblement à tes côtés, je sau- rai être pauvre enfin! Va, la providence des Chats, qui est plus forte que la providence des Souris, fera quelque chose pour nous. D'ailleurs , c'est peut-être bon de n'avoir rien au monde.

Adieu, je ne pense plus qu'à m'échapper, demain peut- être tu me verras arriver.

Minette.

BÉBÉ A MINETTE.

CIKQUIRIIK LKTTNir.

C'est parce que je viens de lire et de relire d'un bout à l'autre ta triste et longue lettre; c'est parce que plus d'une fois, en la lisant, mon cœur a saigné au récit de tes douleurs; c'est parce que je suis prête à dire avec toi, ma sœur, que tu as expié bien cruellement une faute qui, dans son principe, n'était que vénielle; c'est enfin

II. 24

186 LES PEINES DE COEUR

parce que je ne songe point à nier tes malheurs de grande dame que je comprends (on comprend toujours les mal- heurs de ceux qu'on aime); c'est à cause de tout cela. Minette, que je te crie du fond de mon cœur et du fond de mon grenier : « Reste dans ton palais, ma sœur, car ii est toujours temps d'être pauvre; car dans ton palais tu n'es que malheureuse, et ici, et à nos côtés, tu serais mi- sérable. . . Restes-y, car sous les tables somptueuses tu n'as ni faim ni soif, tandis qu'ici tu aurais faim et soif, comme ta mère et comme ta sœur ont faim et soif. »

Écoute-moi bien. Minette, il n'y a qu'un malheur au monde , c'est la pauvreté quand on n'est pas tout seul à la souffrir.

Je ne t'en dirai pas long pour te prouver que rien tfé- gale notre misère! A l'heure qu'il est, les maçons sortent du grenier, dans lequel ils n'ont pas laissé un seul trou... partant pas une Souris; et ma mère, qui n'a rien vu, rien entendu, m'appelle. Elle a faim, je n'ai rien à lui donner, et j'ai faim comme elle.

P. S. Je suis allée chez la voisine ; j'ai mendié : rien. Chez le voisin, il m'a battue et chassée. Dans la gouttière, sous la gouttière, faut-il le dire? au coin des bornes : rien. Et notre mère, qui ne cesse pas d'avoir faim, ne cesse pas de m'appeler.

D UNE CHATTE FRANÇAISE. 187

Garde tes peines que j'envie^ heureuse Minette^ et pleure à ton aise ayant ou après diner^ et sur toi et sur nous> puisque tu as le temps de pleurer.

On dit qu'on ne meurt pas de faim ; hélas ! nous allons voir !

DE LA MÊME A LA MÊME.

SlIltlIK LBTTRK.

Sauvées ! nous sommes sauvées. Minette ; un Chat géné- reux est venu à notre secours. Ah I Minette, qu'il fait bon revenir à la vie !

BÉBÉ.

DE LA MÊME A LA MÊME.

SKmfcai LBTTII.

Tu ne nous réponds pas. Minette. Que se passe-t-il donc? Dois-je t'accuser?

J'ai à Rapprendre une grande nouvelle. Je me marie. Ce Chat généreux dont je t'ai parlé, je l'épouse. Il est \m peu gros, peut-être, mais il est très-bon. Si tu voyais

188 LES PEINES DE GOEUU

les soins qu'il a de ma mère^ comme il la dorlotte et comme elle se laisse faire, tu m'approuverais, sûr.

Mon futur s'appelle Pompon ; un joli nom qui lui va très-bien. C'est, d'ailleurs, un bon parti, un Chat de forte cuisine. Je pense au positif, comme tu vois. Dame, Minette, je suis payée pour ça.

Écris-moi, paresseuse.

BÉBÉ.

DE MINETTE A BÉBÉ.

miiTiàiiK LirriiR. (écriti au ciayor.)

Au moment même je t écris. Bébé, ma femme de chambre, celle que ma noble maîtresse a bien voulu atta- cher à ma personne, coud un sac de grosse toile grise. Quand ce sac sera cousu de trois côtés, on me mettra de- dans, on coudra le quatrième côté, et on me confiera au premier valet de pied, qui me portera sur le Pont-Neuf et me jettera à l'eau.

Voilà le sort qui m'attend.

Sais-tu pourquoi. Bébé? C'est parce que je suis malade, et que ma maîtresse, qui est très-sensible, ne peut voir ni souffrir ni mourir chez elle. Pauvre Rosa-Mika, a-t-elie

0

dit, comme elle est changée ! Et de sa voix la plus atten- drie, elle a donné Tordre fatal.

D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 189

« Noyez-la bien surtout^ dit-elle à Texécuteur auquel elle a voulu parler elle-même; noyez-la bien^ Baptiste^ et ne la faites pas trop souffrir^ cette pauvre Béte ! »

Eh bien, Bébé^ qu'en dis-tu? envies-tu toujours mon malheur? Voilà, ma sœur, ce qui a empoché l'heureuse Minette de t'écrire, et de le porter son diner qu'elle t'avait réservé.

Adieu, Bébé; encore quelques minutes, encore quel- ques points, et tout sera dit, et je serai morte sans vous avoir embrassées !

Minette.

EPILOGUE.

NOTE DU RltDACTEUIl EN CHEF.

Nous sommes heureux de pouvoir ajouter que la pauvre Minette n'est pas morte. 11 résulte des informations que nous avons prises, qu'elle échappa, comme par miracle.

190 LES PEINES DE COEUR

et même tout à fait par miracle, au triste sort qui la menaçait, sa mécbante maîtresse étant heureusement venue à mourir subitement, ainsi que sa femme de chambre, avant que le sac fût cousu tout à fait. Par une singularité que les médecins auraient peine à expliquer, Minette, une fois sa frayeur passée, se trouva radicale- ment guérie et de sa peur et de sa maladie. Les deux sœurs finirent par se rejoindre, et vécurent ensemble dans la plus touchante intimité , ni trop riches ni trop pauvres, de sorte qu'elles furent contentes toutes les deux. . . . quoique, à vrai dire. Minette, qui n'avait pas su s'arranger de la richesse, ne sût pas toujours s'arranger de la pauvreté.

Le repos de Minette fut surtout troublé par la nouvelle qu'elle apprit de la mort de Brisquet, qui, ayant été jeté d'un quatrième étage dans la rue par un mari qu'il avait offensé, tomba si mal, qu'il en mourut.

Madame Brisquet voulut pleurer son mari : « 11 avait du bon, » disait-elle; mais sa sœur l'en empêcha. Bébé, la voyant veuve et sans enfants, songea à la remarier à quelques amis de Pompon, qui l'aimaient éperdu- ment , et qui passaient les nuits et les jours sous ses fe- nêtres , dans l'espoir de toucher son cœur. Mais elle s'y refusa absolument. « On n'aime qu'une fois, » dit-elle. En vain Bébé lui représenta- 1- elle que jamais Chats n'avaient mieux mérité d'être écoutés. « Ma chère, lui

mjoura wui m ttnttm.

D'UNE CHATTE FRANÇAISE. 191

répondait tout doucement Minette^ il y a des Chats pour lesquels on voudrait mourir^ mais avec lesquels on doit refuser de vivre. D'ailleurs, mon parti est pris, je resterai veuve. »>

« Toi qui as eu à lire tout au long le récit de mes peines de cœur, disait-elle presque gaiement à sa sœur, n'en as-tu pas assez comme cela, et veux-tu donc que je recommence? »

Après l'avoir pressée encore un peu, quand on vit qu'elle tenait bon, on finit par lui dire : « Fais comme tu voudras. » Et il n'y eut de malheureux que les malheureux Chats qui soupiraient et qui soupirent encore pour elle. Mais tout le monde ne peut pas être heureux .

Quant à Bébé, elle eut avec son mari Pompon tout le bonheur qu'elle méritait; et si ce n'est qu'elle eut le cha- grin de perdre sa mère qui mourut, paisiblement il est vrai, et de vieillesse, entre ses bras, après avoir béni tous ses enfants, elle eût joui d'un bonheur sans nuages ; car elle ne tarda pas à devenir mère à son tour d'une foule de petits Pompon et de petites Bébé, et aussi de quelques Minettes, ainsi nommées à cause de leur tante, qui se serait bien gardée de donner à aucune de ses nièces son ancien nom de Rosa-Mika.

Bébé, en bonne mère, nourrit elle-même tous ses petits Chats, dont le moins gentil était encore charmant, puis- qu'on n'en noya pas un seul.

l'>2 LBS PEINES DE COEUR D'UNE CHATTE FRANÇAISE.

Il faut dire que la jeune maîtresse de Bébé s^était ma- riée à peu près dans le même temps qu'elle, et que, pour plaire à sa femme, son mari faisait semblant d'aimer les Chats à la folie, quoique, à vrai dire, il préférât les Chiens.

r..4. «ukki.

LETTRES

D'UNE HIRONDELLE

A UNE SERINE ÉLEVÉE AU COfVECT TES OISEAUX.

tnGn, me voilà libre, chère amie, et je vole de mes propres ailes. J ai laissé bien loin d(-rrière moi , avec celle horrible barrière -- "^^ _J^ du Mool-Paroasse, la

barrière non moins difficile à franchir des convenances et des idées sociales. H y a dans cet air que je respire, dans ce vol sans entraves auquel je me livre pour la pre- mière fois, quelque chose d'enivrant dont je suis tonte charmée. Je n'ai pu m'empêcher de jeter en partant un regard de mépris sur les Hirondelles, mes compagnes.

lîH LKTTKES

qui préfèrent au bonheur dont je vais jouir une existence obscure et vraiment déplorable. Je crois, sans vanité, n'a- voir pas été créée et niise au monde pour faire le métier de maçon, pour lequel toutes les malheureuses femelles

de notre espèce abâtardie semblent décidément avoir une

vocation marquée. Qu'elles usent leur jeunesse et leur intelligence à bâtir, à polir des ailes et du bec, à cimen- ter, comme s'il devait durer toujours, le frêle édifice reposera une postérité dévouée d'avance aux mêmes fa- tigues, à la même ignorance ; je renonce à éclairer leur entêtement, et je les quitte, ne comptant plus que sur l'effet produit au milieu d'elles, par la relation de mon voyage, pour décider les Hirondelles de quelque espé- rance à suivre mon exemple.

Kn attendant, je me félicite de ne m'être attaché aucun compagnon de roule; la société la plus aimable ne vaut pas rindépendaiïce. Et puis, d'ailleurs, je le sais, et votre sévère amitié me l'a souvent répété, mon caractère se plierait malaisément à subir la supériorité d'une autre vo- lonté, et je sens cependant que je suis beaucoup trop jeune pour imposer la mienne. 11 faut donc vivre seule, et je m'applaudis tous les jours d'avoir bravement embrassé ce parti, quoiqu'il n'ait pas reçu votre approbation.

Vous n'avez pu vous empêcher de blâmer hautement ce désir extrême de voir et de connaître le monde, qui m'en- traîne loin de vous, ma tendre amie, loin de vos conseils, que je ne suis pas souvent, il est vrai, mais que je respecte

[)*UNE UIKQNOËLLt;. 195

toujours, loin de voire secourùble atlacbcmenl, qui est venu bien des fois alléger les peines de mon cœur.

J'ai compris votre effroi, mais il. ne pouvait pas me con- vaincre. Nos vies et nos caractères, qui se sont accidentel- lement rapprochés, n'ont d'autre sympathie que la sym- pathie de l'amitié; du reste, nos. pensées ne sont pas en harmonie, nos espérances ne tendent (As au même but.

Vous avez vu le jour dans la cage tout annonce que vous devez mourir, et l'idée qu'au delà de ses barreaux s-'ouvraient un horizon et une liberté sans bornes ne vous est jamais venue. Sans doute, vous l'eussiez repousséo comme une mauvaise pensée.

Moi, je suis née sous le toit d'une vieille masure inha- bitée, au coin d'un bois : le premier bruit qui ait frappe mon oreille, c'est celui du vent dans les arbres; il faut que j'entende encore ce bruit. Le premier souvenir de mes yeux est d'avoir vu mes frères, après s'être longtemps ba- lancés sur le bord du nid, aux cris de notre mère inquiète, qui les encourageait pourtant, prendre enfin hardiment leur vol pour ne plus revenir. 11 faut que je m'envole comme eux.

Tandis que je faisais ainsi une rude connaissance avec la vie, vous avez grandi et chanté. Ceui^ qui vous empri- sonnaient vous nourrissaient en même temps, vous les bénissiez; moi, je les aurais maudits. Puis, quand le jour était beau, on mettait votre cage à la fenêtre, sans se sou* cier et sans craindre que ce rayon de soleil, qui y entrait

.1

1% LETÏKES

péniblement, n'exaltât votre tête et ne vous fit rêver. Tout était pour le mieux, car i*àme n'était pas moins prison- nière que le corps. Le froid venu, vous ne voyiez plus rien que les jeux de votre petite geôlière, qui grandissait près de vous, esclave comme vous.

Et moi, je vivais de la même vie que ce peuple nomade, qui est le mien; je partageais ses dangers et ses fatigues, je subissais avec courage les privations de tout genre qui accompagnaient souvent nos voyages, je devenais forte à tout souffrir, et pourvu que l'air ne me manquât pas, j'oubliais volontiers que je manquais de toute autre chose. Enfin, vous avez accepté avec soumission et même avec reconnaissance l'époux qu'on vous a choisi, vous vous prê- tez à ses moindres volontés, et vous vous trouvez heureuse de lui obéir, car il faut nécessairement que vous obéissiez à quelqu'un.

Vous êtes entourée d'enfants que vous aimez jusqu'à l'a- doration; en un mot, vous êtes le modèle des épouses et des mères; mon ambition ne va pas si loin. S'il me fallait avoir autour de moi ces insupportables petits criards qui demandent toujours quelque chose, et ordinairement tous la même chose, je sens que je mourrais à la peine. Ce mari, qui vous charme, m'ennuierait profondément aussi. Hélas! l'amour a trop déchiré mon pauvre cœur, pendant le court séjour qu'il y a fait, pour que je n'aie pas pris la résolution de ne Ty laisser entrer jamais. Je sais bien que vous avez toujours opposé au récit de mes douleurs la légèreté avec

Ir tontlf ma If llrr i un oitMu de piMig*.

D UNE HIRONDELLE. lî)7

laquelle s'était conclu notre engagement; vous avez attri- bué l'indigne abandon de mon séducteur au peu d'impor- tance que j'avais semblé attacher moi-même à la durée d'une liaison qui, dans vos idées, doit être éternelle. Mais vous avez beau dire, ce n'est pas qu'il faut chercher la source des malheurs dont nous sommes victimes. La so- ciété tout entière repose sur de mauvais fondements, et tant qu'on n'aura pas démoli, depuis le sommet jusqu'à la base, il n'y aura ni paix ni bonheur durables pour les intelligences supérieures et pour les âmes aimantes.

Je confie ma lettre à un Oiseau de passage, que son iti- néraire conduit à travers vos parages. Il est si impatient de continuer sa course, que je suis obligée de remettre à une autre occasion les détails que je vous ai promis sur mon voyage. Aujourd'hui je ne puis que vous adresser les vœux et les compliments les plus tendres.

nXUSlfcVB LETTRE DE L'IIROIIOEI.I.R.

Je cherche à rendre les jours de l'absence moins longs pour vous, moins isolés pour moi, en vous racontant, à mesure qu'elles m*arrivent, les sensations de la route. Deux cœurs qui s'aiment trouvent du charme dans la cir- constance la plus indifférente aux indifférents.

Je suis favorisée par le temps; tout resplendit autour do

198 LETTUES

inoi^ et il me semble que le soleil prend plaisir à voir mon bonheur.

J'ai fait une multitude de connaissances^ mais que Totre tendresse n'en soit ni jalouse ni inquiète : je n'ai pas le temps, et encore moins la volonté, de faire des amis. Je suis quelquefois forcée de m'arréter pour répondre à une politesse, car ma qualité d'étrangère est une recommanda- tion suffisante auprès des tribus hospitalières que je visite ; mais, en général, je ne séjourne nulle part. Je préfère ma vie errante, avec tout ce qu'elle a d'inattendu et de capri- cieux, aux somptueux banquets qui me sont offerts. Vous m'aviez prédit l'ennui et le désenchantement, je suis heu- reusement encore à les attendre. 11 est vrai de dire que je prends les distractions quand et comme elles se présentent, et quejusqu'à présent elles viennent sans que je les appelle.

Ce matin, j'ai déjeuné en tète à tète avec le plus aimable chanteur que j'aie jamais entendu. C'est un Rossignol.

11 a bien voulu céder à mes sollicitations, et à la fin du repas il m'a dit quelques-uns de ses morceaux de prédi- lection. Ce n'est pas sans un vif sentiment d'orgueil que je songeais intérieurement au grand nombre de gens qui au- raient voulu se trouver à ma place. Toutes les distinctions sont flatteuses, et celle qui me rendait alors le seul audi- teur d'une harmonie si divine me rehaussait à mes pro- pres yeux.

Au reste, cet artiste est fort simple, et Ton ne croirait jamais, en le voyant si négligé dans sa mise, si abandonné

t) UNE [HUONDELLK. lOÎ)

dans ses poses et dans toutes ses manières, que c'est une personne d'un rare mérite. Au moins^ j'ai encore cette il- lusion, et je m'obstine à ne chercher le talent que sous une enveloppe de dignité et de gravité. Vous voyez cepen- dant que j*ai déjà fait un grand pas; je sais que c'est une illusion. Après cette admirable musique, mon hôte et moi nous nous sommes livrés aux épanchements de la con- fiance la plus intime. On lui a proposé d'immenses avan- tages pour venir se fixer à Paris ; mais sa liberté serait en- chaînée, et comme il la préfère à tout, il a refusé.

Ce ténor si remarquable dit qu'il vit pour son plaisir, et que c'est la meilleure manière de vivre qu'on puisse adop- ter. Quoique ce système présente certainement beaucoup de chances de succès, et qu'il puisse séduire au premier abord, j'étais sûre de ne pas m'y laisser entraîner.

Une existence heureuse et inutile n'est pas celle que je rêve depuis que j'ai la faculté de sentir et de comprendre ; je veux apporter une pierre à cette vaste construction qui s'élève dans l'ombre, sur les débris d'une civilisation mourante.

Depuis longtemps je songe a la carrière littéraire. Tous mes goûts m'y portent, et je dois peut-être à la grande pensée de régénération de l'espèce femelle qui m'a absor- bée dès ma plus tendre jeunesse, de me livrer entièrement à des études graves et consciencieuses, à des travaux qui m'aideront à accomplir l'oeuvre que je me suis imposée.

Je vous vois d'ici sourire à ce que vous nommez ma folie.

'200 LETTKKS

Mais c'est que, je vous le répète, vous ne pouvez pas plus concevoir le bonheur auquel j'aspire, que je ne puis ac- cepter la vie comme vous l'entendez. Mais qu'importe, puisque, malgré ces dissonances, notre intimité est devenue parfaite, et durera, je l'espère, autant que nous? Car la char- mante douceur de votre caractère vous fair excuser Tex- tréme vivacité du mien, et je veux penser aussi que cette tendre amitié que je vous ai vouée a peut-être contribué à rendre votre retraite moins triste et moins monotone.

Je viens de quitter mou aimable chanteur, et je Tai quitté sans regret. Ma curiosité et mon désir de m'instruire s'ac- croissent depuis que j'ai commencé à voir et à apprendre. Un Geai, avec lequel je me suis trouvée dans les environs, me précède et m'a promis de me recommander chaude- ment. En somme, je n'ai qu'à me louer des personnes avec lesquelles mou voyage me met en relation, et j'ai rencon- tré partout des cœurs dévoués et un accueil fraternel.

Si j'en avais cru les avis de votre craintive prudence, je

me serais constamment tenue en garde contre les témoi-

«

gnagos d'affection que je reçois, et je vous demande un peu à quoi cela m'eût servi? Tenez, je pense, et je n'en suis pas étonnée quand je songe au genre de vie que vous menez, que le monde vous est apparu sous un mauvais jour, et que vous ne jugez pas toujours sainement des choses pour ne les avoir vues que de trop loin, et d'une manière confuse. Quand on n'est jamais sorti de sa re- traite, et qu'on a vécu uniquement pour cinq ou six êtres

Un liciii l>crroquel.

D UNE HIRONDELLE. 201

qu'on aime^ et qui tiennent lieu de tout, il est difficile de se rendre un compte exact de ce qu'on ne connaît pas^ et d'apprécier sans erreur ce qu'on n'a pas vu.

Il est vrai que votre jeunesse s'est écoulée dans une spacieuse volière, vous avez recueilli avec respect les leçons et les conseils de plusieurs vieillards réputés pour leur haute sagesse ; mais ces vieillards eux-mêmes n'avaient jamais respiré Tair de la liberté ^ et cette espèce d'expé- rience dont ils étaient si fiers, ils la devaient à leur grand âge, et non aux recherches et aux découvertes de la science. Cette expérience, que je crois pouvoir refuser sans injustice à la vieillesse de vos premiers amis, j'espère que mon voyage seul suffira à me la donner. Avant tout, j'ai besoin, pour travailler avec fruit à la réforme que toutes les têtes bien organisées de notre espèce réclament avec moi , de beaucoup savoir, de beaucoup étudier. La situation intolé- rable dans laquelle sont tombées les femelles de tant de pays prétendus civilisés sera le sujet principal de ma sol- licitude et de ma sympathie. IMais c'est une grande tâche que je ne puis pas entreprendre sans secours. Je cherche donc à réveiller le zèle de quelques créatures qui souf- frent^ en leur révélant les motifs de leur souffrance, et j'espère réussir à me faire mieux écouter ici qu'à Paris, la nonchalance est telle, que les Animaux aiment mieux languir dans leur mauvaise organisation que de prendre la peine d'en changer.

Enfin, j'ai d'immenses projets, et je ne me dissimule 11. iH

'202 LETTRES

pas que je vous ai peut-être dit adieu pour bien long- temps. Cette douloureuse séparation est la plus pénible partie de mon entreprise; la difficulté presque invincible de recevoir de vos nouvelles augmente mes regrets. Mais que voulez-vous? j'obéis à une voix impérieuse devant laquelle toutes les affections doivent se taire.

Adieu pour aujourd'hui ; l'heure s'avance, je continue ma route. Toujours au midi, vous le savez.

U SKIIIKK A L'UliO^DELLE.

Cette lettre vous parviendra -t-elle jamais, mon enfant? je n'en sais rien. Dans l'ignorance je suis de la direc- tion que vous suivez, je ne puis guère espérer que vous lirez un jour ces mots de tendresse maternelle que mon cœur vous envoie. Cependant, si je suis assez favorisée pour qu'ils vous arrivent, vous y retrouverez ce que vous avez laissé, l'affection profonde qui vous accompagne dès longtemps, et la sollicitude un peu grondeuse qui con- trarie parfois votre témérité.

Ce n'est pas sans un sentiment de chagrin bien réel que je vous ai vue entreprendre ce dangereux voyage, et je n'ai pas cherché à vous dissimuler mon appréhension et ma peine. Mais malheureusement, l'union de nos cœurs ne s'é- tend pas jusqu'à nos idées, et je n'ai pu réussir à changer

D'UNE HIRONDELLE. 203

votre détermination. Je suis loin de roe regarder comme in- faillible^ mais convenez que si je me trompe, mon erreur, qui ne demande que ce qu'on lui donne^ est moins péril- leuse que la vôtre, qui veut tout ce qu'on ne lui donne pas.

Vous avez puisé dans des livres remplis d'une fausse exaltation une exaltation vraie, et vous courez de très- bonne foi dans un cbemin perdu, ceux qui vous ont entraînée ne vous suivront pas, croyez-le bien.

Alors, plus l'illusion aura été complète, plus le désen- chantement sera terrible; et c'est cette heure inévitable quemon cœur redoute pour vous, presque autant que ma raison la désire.

Je sais que je suis une radoteuse, et que vous êtes en droit de vous plaindre de ma persistance à vous accabler des mômes sermons; plaignez-vous donc, si vous voulez, mais laissez-moi sermonner.

On m'assure que bien des personnes de notre sexe se servent de leurs plumes pour écrire, et je m'aperçois que vous vous laissez gagner par la manie dont elles sont pos- sédées. Je ne demande pas mieux que de m'instruire, quoi que vous en disiez, et je voudrais savoir de quel charme ou de quelle utilité il peut être de barbouiller du blanc, qui est si joli, avec du noir, qui est si laid. Causons.

Ou vous avez un grand talent, ou vous en avez un petit, ou vous n'en avez pas du tout. Il me semble difficile qu'il en soit autrement.

Si, par fatalité, vous êtes favorisée de ce grand talent,

-2U{ LETTIiES

comme ce sont les miles qui font la loi et les réputa- tions, ils ne laisseront pas lopinion vous élever au degré de supériorité que leur sexe peut seul atteindre; mais vous serez placée un peu au-dessus du vôtre/dans un mi- lieu sans nom, qui, n'admettant ni les sentiments, ni les occupations, ni les délassements auxquels vous étiez ap- pelée par votre nature, se refusera ainsi a vous donner les goûts, les travaux, les préoccupations, les plaisirs de cette nature supérieure à laquelle vous tendez; ou bien encore, vous mélangerez tout cela ensemble, et ce sera un affreux chaos.

Puis, à côté de cette vie publique dont la renommée va s'emparer, Fenvie vous viendra peut-être de vous en faire une autre un peu couverte, un peu paisible, dans laquelle vous puissiez vous reposer quelquefois de vos triomphes. Mais trouverez-vous un être assez vain ou assez hum- ble pour partager cette vie que vous vous serez faite? pour endosser gaieté de cteur cette livrée ridicule que lui infligeront vos succès, votre réputaliim, vos détrac- teurs, vos admirateurs? le malheur, enfin, d'être soutenu par ce qu'on devrait défendre, et de passer le second quand on a le droit de faire le chemin? Nulle part, je l'espère, car, avec la meilleure volonté et le meilleur cœur du monde, vous parviendriez à rendre celui auquel se serait attachée votre redoutable tendresse souveraine- ment malheureux. Vous resteriez donc puissante et soli- taire? C'est beau, mais c'est triste, et j'aimerais mieux

D UNE HIROINDËLLE. 203

appliquer celte haute intelligence eu question à augmen- ter mon bonheur et à en douner à ceux qui m'entourent que de la faire servir à m'isoler de toutes les joies de ce monde. Et plusieurs petites choses dont je ne parle pas : la haine, l'envie, la calomnie 1 Tout cela n'est guère à re- douter dans un nid ; mais sur une colonne, à la vue de tous, il y a fort à réfléchir.

Descendons de cette colonne, et passons à ce joli petit esprit qui serait si agréable s'il voulait se tenir tranquille. Mais voilà précisément la maladie. On fait très-bien son effet dans un cercle d'amis indulgents, il ne faut pas frus- trer le public, qui ne s'en plaignait pourtant pas, de tant de grâce et de charmantes inspirations.

On commence par marcher d'un pas timide dans cette route les épines sont infiniment plus communes que les roses; puis, le pied s'enhardit, on s'accoutume aux compliments, les compliments s'accoutument à vous, et voilà une créature qui a perdu le charme réel qu'elle pos- sédait pour courir après une gloire qu'elle n'atteindra ja- mais. La critique, patiente d'abord, finit par se lasser et mordre; elle signifie rudement aux amis stupéfaits que le Colibri n'est point un Aigle, après quoi elle se retire dans sa niche d'un air menaçant. Ce commencement d'op- position irrite l'amour-propre exigeant de la jeune célé- brité ; on se pose en victime, les consolations pleuvent, et cette tète fort spirituelle, qui aurait pu être une tête fort raisonnable, est tournée pour toujours. Et de deux.

206 LETTIIES

Si VOUS vouiez bien^ nous passerons rapidement sur le troisième point de mon discours, et nous ne nous arrê- terons même pas, malgré l'abondance de la matière, à la variété de l'écrivain, fille, épouse et mère, qui pratique la littérature en même temps que les vertus les plus inté- rieures ; aimable auteur qui berce d'une main et qui écrit de l'autre, dont les enfants déchirent le manuscrit pen- dant qu'elle tricote , et ajoutent à sa broderie un point sur lequel elle ne comptait pas pendant l'inspiration ; je vous fais grâce de la description de cet être fantasque, moitié encre et moitié bouillie.

Ce n'est pas d'ailleurs le genre de ridicule dans le- quel je crains de vous voir tomber. Je sais trop combien vos goûts vous éloignent d'un tel genre de vie pour le redouter et vous mettre en garde contre sa séduction.

Ce qui me fait peur, c'est cette disposition qui vous en- traîne à adopter d'autant plus vite et d'autant plus ferme- ment une idée qu'elle est plus généralement blâmée et repoussée; c'est cette vanité incommensurable que vous voudriez prendre pour de la générosité, et qui vous arme toujours pour le parti le plus faible, même quand vous soupçonnez que le parti le plus faible n'a pas le sens com- mun. C'est enfin cette étourderie réfléchie et préméditée qui donne gain de cause à vos rêves les plus absurdes, en sa qualité d'étourderie, et dont vous ne vous défiez pas le moins du monde, en sa qualité de réflexion.

Je voulais vous écrire une lettre courte, tendre et ami-

hlrc tanlsiliqnr nioïlir riicrr cl iiioilii- bouillii-.

DUNE HIRONDELLE. 207

cale, et voilà que je vous adresse des duretés intermina- bles. Pourrai-je vous persuader, chère enfant? Ce qui est cependant bien vrai, c'est que ces paroles si sévères me sont dictées par une tendresse sans bornes, et que si je vous aimais moins, je ne prendrais pas la peine de vous gronder si fort.

Au reste, j'aurais tort de m'inquiéter ; je sais par expé- rience que vous ne vous offensez pas de mes conseils. Hélas! c'est peut-être parce qu'ils glissent sur votre cœur sans y pénétrer? Oh ! que je serais malheureuse et effrayée s'il en était ainsi !

TROISlitMl LETTRi Dl L'MIRONDRI.tt.

HISTOIRE d'un nid DE ROUGES-GORGES .

I^ hasard le plus heureux vient de me faire rencontrer, ma bonne amie, un Pigeon rempli de complaisance, qui a bien voulu retarder un moment son départ, afin de se charger de ma lettre. Il est porteur de dépêches impor- tantes, et me semble mériter la confiance qu'on lui ac- corde. Tandis qu'il explore les environs charmants du gîte je me suis arrêtée cette nuit, et je reste ce matin pour vous écrire, je m'empresse de vous mçttre un peu au courant de ma vie, de mes sensations et des événe-

208 LETTRES

ments^ heureusement fort rares, de mon voyage. Je garde cependant en moi, pour un autre temps, la poésie qui voudrait déborder, et qui s'inspire de cette belle nature qui m'entoure, de cette indépendance dont je jouis; si je me laissais entraîner par le charme de ce que j'éprouve, je sens que je n'en finirais pas Je préfère ne vous donner cela qu'avec le volume que je prépare, et que je puis composer, à tète reposée, pendant mes longues heures de solitude et de méditation.

Si je n'y avais pas été forcée par la circonstance, j'au- rais certainement attendu un autre jour pour me rappe- ler à votre souvenir. J'ai commencé ma journée sous de tristes auspices, et je crains que ma lettre ne se res- sente de cette pénible disposition. J'avais fait connais- sance, en arrivant hier au soir, avec une aimable famille du voisinage. Le père, la mère, cinq petits enfants encore sous l'aile maternelle. Comme ils avaient accueilli mon arrivée avec beaucoup de grâce et de bonhomie obligeante, j'ai cru devoir aller, ce matin en me réveillant, m'infor- mer de leurs nouvelles. J'ai été reçue de la manière la plus cordiale, et cette seconde entrevue n'avait fait qu'ajouter à mon estime et à ma reconnaissance, lorsqu'au moment je venais de les quitter pour rentrer chez moi, je fus rap- pelée sur le seuil par des cris de douleur et d'effroi, partis du nid de mes bons voisins. Effectivement, la situation était affreuse : un des petits était tombé par terre en es- sayant imprudemment ses ailes, et quoique la chute par

\.J'^--' '

La «liulion rUil i<Trru«r : un de» frUU PL

DUNE IliliONDELLË. SOU

elle-niême n'eut rien de grave, le danger n'en élait pas moins imminent. Un énorme Oiseau de proie descendait en tournoyant, et c'était son approche qui causait la dé- tresse des pauvres parents. La résolution de la mère fut bientôt prise. Elle adressa quelques mots à son mari, quelques recommandations sans doute pour les quatre petites créatures qu'elle lui abandonnait, puis, après un dernier baiser, tristement mêlé à un dernier adieu, elle s'élança sur le petit, qui gisait encore à l'endroit il était tombé, et le recouvrit tout entier de son corps et de ses ailes. L'horrible Animal, auquel elle venait se livrer, con- tinuait à s'apiprocher, et en s'approchant redoublait de vi- tesse; depuis longtemps déjà il avait deviné une victime, et l'immobilité dans laquelle il la voyait lui assurait une victoire facile.

La chose se passa comme elle avait été prévue : la mère fut emportée, l'enfant resta; après uninstant de silence, que larprudence commandait, le père vint chercher à celte triste place ce que la serre cruelle du vainqueur lui avait laissé. Il recoucha son Oisillon au fond du nid, reprit la lâche vacante de la mère absente, et tout fut dit.

Je n'avais pas encore osé me mêler à celte triste scène, et je contemplais, sans la distraire, la douleur muette de mon pauvre solitaire, naguère si heureux et chantant de si bon cœur, lorsqu'un bruit retentissant, effroyable, se fit entendre à peu de distance de nous. Nos regards se portè- rent en même temps dans la direction d'où semblait nous

II. 27

210 li:ttiu:s

vonir un nouveau danjjer, et nous ilécouvrimes, avec un bonheur que je n'essayerai pas de vous peindre, mais que vous êtes bien faite pour comprendre, le ravisseur de notre pauvre amie tomber mort sous le coup qui venait de le frapper, et elle-même revenir à tire-d*aile vers son nid, qu'elle n'espérait ceHainement plus revoir. L'ivresse de ce moment, mon cœur la partagea profondément ; leur bon- heur était si complet, qu'il avait besoin de s'épancher : on m'appela, on me caressa ; nos douleurs et nos joies com- munes avaient fait de nous une même fortune.

Cependant, je craignais d'être indiscrète en demeurant plus longtemps auprès d'eu\; je me retirais, lorsqu'un Animal fort grand, de l'espèce de ceux qui habitent les villes, un braconnier s'approcha en sifflant de l'arbuste touffu qui dérobait à la vue le nid des Rouges-Gorges; il portait sur son dos une espèce de sac, duquel on voyait sor- tir la tête de leur ennemi, et sur son épaule l'instrument qui les en avait délivrés. La pauvre mère ne put retenir un cri de joie en le reconnaissant, un de ces cris du cœur qui devraient attendrir les cœurs les plus farouches. Mais je crois que les êtres dont je parle n'en ont point.

Oui-dal dit celui-là d'une voix terrible, vous chan- tez, la belle! Votre chanson est agréable, mais vous serez encore plus à votre avantage à la brochette. Les petits ne vaudront pas encore grand'chose, mais il ne faut pas sé- parer ce que Dieu a réuni.

y\yant achevé ces paroles, il saisit les Oiseaux stupéfaits,

irUNË IllUONDELLfc:. 2]t

les emprisonna dans son sac, et repartit en sifflant. Voila pourquoi je suis triste aujourd'hui.

OIAIIlfcXR LKTTKK DR l/llllONIIlîLLF.

Je suis fort souffrante depuis quelques jours, ma très- chère amie. Il m'est arrivé un petit accident qui m'a obli- (jée de m'arrêter en chemin, et qui me retiendra proba- blement longtemps encore, malgré mes regrets et mon impatience, dans le séjour étroit et incommode je dois cependant m'estimer heureuse d'avoir trouvé un refuge.

J'ai été surprise, à quelque distancé d'ici, par un af- freux orage, et le vent m'a poussée avec une telle violence contre le toit qui m'abrite aujourd'hui, que j'ai fait une terrible chute, et que je me suis démis la patte en tom- bant. Fort étonnée d'en être quitte à si bon marché.

Plusieurs Moineaux francs et empressés, qui avaient eu l'heureuse précaution de s'établir avant le mauvais temps, m'ont prodigué les secours les plus tendres; mais, malheureusement pour moi, soleil n'a pas tardé à re- paraître, et son premier rayon m'a enlevé mes charitables hôtes. Ma pénible situation n'a pas eu le pouvoir de les retenir, et je souffre d'autant plus de leur abandon, qu'il ne m'est pas encore possible d'aller chercher au dehors la nourrilure, qui va cependant bientôt me manquer au

2\'2 LETTRES

dedans, les provisions de mes prédécesseurs élant fort réduites par mon long séjour ici.

Le souvenir de mes pauvres voisins, les Rouges-Gorges, à la vie si patriarcale, à la table si hospitalière, celui de votre amitié, de votre calme intérieur, dont si souvent je suis venue partager les douceurs, me reviennent naturel- lement, parés de couleurs plus riantes, depuis que j'é- prouve les eniiuis de la maladie et de la pauvreté.

La solitude, qui a tant de charmes, a bien aussi quelques inconvénients, et je ne veux pas vous faire tort de cet aveu, car je suis sûre qu'il vous fera plaisir. Ainsi, je reconnais que j'aurais grand besoin dans ce moment de ce que je redoutais si fort naguère, et qu'un ami qui me donnerait ses soins et son affection ne me nuirait pas du tout aujour- d'hui. Mais demain?

Quoique j'eusse pesé d'avance les chances fâcheuses d'un aussi long voyage, et que cette première et légère contrariété ne soit de nature ni à me décourager ni à m'é- tonner, je ne puis pas me dissimuler que vous, la per- sonne paisible, et ennemie de tout ce qui menace l'uni- formité de votre existence, vous supporteriez avec moins d'impatience que moi ma toute petite blessure. Cela vient, je crois, de ce que vous avez contracté l'habitude de vous occuper sur place, et que ce repos oblige ne troublerait en rien le calme accoutumé de votre tête et de votre cœur. Pour moi, c'est tout différent.

Cette agitation, ordinairement si nécessaire au bonheur

I) UNE HIKONDELLË. i13

de ma vie, a passé dans mon esprit, et je sens que je de- viendrais folle s'il me fallait rester longtemps dans cette inaction physique.

J'entends beaucoup et très-mal chanter autour de moi ; je suis^ pour mon malheur, assez proche voisine d'une méchante Pie-Grrèche qui est devenue, on ne sait com- ment, la belle -mère de deux pauvres petites Fauvettes qu'elle tient dans un esclavage complet et dont il semble qu'elle prenpe plaisir à gâter le goàt naturel en leur fai- sant chanter, tant que dure le jour, des airs de contralto qui n'ont certainement pas été écrits pour ces jeunes voix ; bien entendu, je ne trouve aucune ressource de société. Cette Pie-Grièche est veuve, ne reçoit personne, et passe la plus grande partie du temps a gronder ces malheureux enfants, et à épier leurs démarches les plus innocentes. C'est un tyran femelle, et ses principes sont si loin d'être d'accord avec les miens, que j'ai refusé net la proposition qu'elle m'avait fait faire par un vieux Geai, son unique ami et mon ancienne connaissance, de lui servir de rem- plaçante, quand, par grand miracle, elle est obligée de s'éloigner un instant de chez elle. Je sais bien que les con- ditions étaient avantageuses, et que, dans la situation in- certaine où me voilà, il n'est peut-être pas très^prudent de dédaigner un emploi qui me mettrait au-dessus du be-» soin.; mais je n'ai pu vaincre ma répugnance, le métier de guichetière me semble odieux, et pour moi, comme pour les tristes victimes que je serais chargée d'empêcher de

24 s LETTKIlS

respirer, de vivre et d'aimer en liberté, je sens que je suis incapable m'y soumettre.

Mais j'ai offensé cette vieille Pie-Grièche acariâtre, et je ne dois pas compter sur son aide. Il faut donc que je m'arme de courage, et que si ma guérison se fait trop at- tendre, j'essaye de vaincre le mal, et d'aller, clopin-clo- pant, chercher des âmes plus compatissantes, et surtout des esprits plus éclairés.

Vous, dont la touchante bonté m'a recueillie dans une circonstance analogue à celle dans laquelle je me trouve, vous prendrez part à mes peines, et vous gémirez sur moi, plus que je ne le mérite, sans doute. Mais la pensée de votre affectueux intérêt me donnera presque autant de forces que votre intelligente pitié m'en rendit autrefois; étendez-le donc sur moi tout entier, qu'il plane sur ma tête, qu'il me conduise le bonheur m'attend, et que je sente de loin, comme tant de fois je l'ai éprouvéie de près, votre salutaire influence.

Ma tête est si troublée par les tristes idées qui m'assiè- gent, qu'il m'a été impossible de profiter de ce temps de loisir forcé pour rassembler les premiers matériaux de l'ouvrage que je médite; je suis triste, je suis malade, et mon cœur seul est en état de se faire entendre. Ne vous étonnez donc pas de recevoir des lettres si longues, et pourtant si peu remplies. Je vous adresse tout mon cœur, et mon cœur est vide loin de vous.

h UNK IIIUONDËLLK. il.)

CI%QtlR1IK LKTTRI DR L'HiR01l>II.LR.

Depuis un mois déjà, je suis sortie du gîte d'où je vous ai écrit pour ia dernière fois. Une Linotte, qui s'en allait un peu sans savoir où, m'a promis de me servir d'appui, et j'ai saisi avec empressement cette occasion de quitter mon ennuyeuse voisine, et le trou plus maussade encore au fond duquel j'enrageais depuis si longtemps. Ma patte est pourtant loin d'être revenue à son élat naturel, et mal- gré l'espoir dont ma compagne voudrait me bercer, je crains' bien d'êlre boiteuse pour le reste de mes jours. Ceci est un bon moment^ n'est-ce pas? pour se souvenir de cette fable des Deux Pigeons, qui est une de vos cita- tions favorites, et que vous avez bien souvent opposée à mon humeur vagabonde.

C'est une grande peine à ajouter à mes autres in- quiétudes, et j'ai souvent besoin que la gaieté de ma jeune conductrice vienne faire diversion à mes tristes pensées.

Au milieu de ces étrangers, l'avenir, sur lequel je com[)- tais si fermement, s'assombrit chaque jour davantage; mes idées, mes plans, ne peuvent réussir à se faire jour; ici comme ailleurs, l'espèce mâle a envahi toute autorité ; ici comme ailleurs, ils sont nos maîtres; il faut se Tavouer et essayer d'en prendre son parti. Jusqu'à ce qu'on ait

•2IG LETTUKS

trouvé un quinquina ou une vaccine pour {{uérir Ja mala- die dont notre sexe est possédé, celte maladie épidémique et contagieuse à la fois, qu'on se transmet de mère en fille depuis le commencement des siècles, et qui exige impé- rieusement que nous soyons gouvernées et battues, il faut que l'intelligence cède à la force, et que nous portions nos chaînes sans murmure.

Pour moi, qui n'ai pas voulu m'assujettir à ce honteux esclavage, et qui consacrerais volontiers ma vie à l'affran- chissement de mes malheureuses compagnes, je sens que cette persévérance que vous avez toutes à suivre les routes battues, doit nous retarder peut-être indéfiniment dans la nôtre ; que cette force d'inertie à laquelle la force agfssante ne peut rien opposer demeurera sans doute victorieuse de tous nos efforts ; je sens cela, et j'en gémis, mais que faire? persister, travailler, souffrir, pour que mon nom seul recueille un jour les bénédictions des races futures? Cette ambition est noble et belle, mais j'avoue qu'elle ne suffit pas à me donner le courage nécessaire pour lutter contre les déceptions qui m'attendent, contre les chagrins dont la vie que je mène depuis près de deux mois m'a donné déjà de si pénibles échantillons.

Je suis donc plongée dans l'incertitude, et vivant au jour le jour, en attendant que ma bonne étoile m'inspire une décision quelconque qui me fasse sortir de l'état d'an- goisse où je suis.

Ma Linotte, qui n'a pas l'habitude des réflexions, se las-

I> LxNE IIIRONDELLK. ilT

sera bieiilol^ je le crains^ de la lourde tâche quc^ son hou cœur lui a fait accepter; je ne compose pas une sociélé fort agréable^ et je vois qu'elle cherche, autant que faire s(î peut, à rompre le tète-à-tête.

Quoique je ne fusse guère en humeur de voir du monde, elle m'a entraînée hier au milieu d'une nombreuse réu- nion, qui, eu tout autre temps, m'eût remis le cœur en joie et en espérance. Notre sexe seul y était admis, et le but vers lequel tendent tous mes vœux était aussi celui que ces jeunes cœurs appellent avec une noble impatience. Plusieurs points de notre législation future y ont é(é dis- cutés avec tout le charme de la plus haute éloquence. Je ne sais pas ce que les opposants craignent de perdre au changement que nous demandons, car nos parlementeurs d'aujourd'hui seraient immédiatement remplacés par d'au- tres, aussi abondants, aussi longs, . aussi larges qu'eux- mêmes. C'est à notre tour de parler, il y a assez longtemps que nous n'écoutons pas.

On a passé après cela à des exercices purement litté- raires. La maîtresse du lieu, Tourterelle, qui est un peu sur le retour, nous a beaucoup entretenues de sa jeunesse dont elle parait se souvenir très-bien, et ses amours sur lesquels elle a composé une grande quantité de pièces de vers. Après elle, une jeune Bécasse fort timide a chanté sur un air de sa composition des paroles dont je n'ai pas bien saisi le sens, car l'excessif embarras de cette aimable

artiste la privait d'une partie de ses moyens. Sa mère, au n. *28

•218 LKTTKKS

reste, s'empressait de communiquer à rassemblée, à me- sure qu'ils étaient chantés^ les vers que le trouble empê- chait de sortir du gosier de cette chère enfant, ce qui fait que nous avons joui doublement.

Plusieurs autres pei'sonnes, prises dans les différentes classes de la société, et que le seul désir d'entendre les talents dont je viens de vous parler avait amenées à cette réunion, après s'être longtemps fait prier, par modestie, ont fini par céder aux demandes réitérées qui leur étaient adressées de toutes parts, et leur mémoire leur a fourni tant de vers, de prose et de musique, qu'on n'a pu les dé- cider à se taire que fort avant dans la soirée. En sortant, chacun félicitait l'aimable hôtesse^ et la remerciait du plaisir qu'elle avait procuré à chacun par sa grâce et par son talent fécond et varié, qui sait se prêter aux combinai- sons les plus hardies, comme aux sujets les plus tendres et les plus touchants.

Et moi, qui m'étais laissé distraire à ce tourbillon qui enveloppait ma pensée, je n'ai pas tardé à retrouver au fond de mon âme la tristesse que j'avais oubliée un in- stant, et je me suis couchée fatiguée, inquiète, en son- geant qu'il faudrait recommencer aujourd'hui à attendre je ne sais quoi, à aller je ne sais où.

L) UNE HIRONDELLE. 21!)

Kixiini Lirrrii de L'Hiao!iPELi.R.

11 ne me manquait plus^ n'est-il pas vrai ^ mon amie, après tant d'espoirs déçus^ après tant de démarches vaines, que de terminer enfin mon long pèlerinage en compagnie d'une Linotte? Si vous n'étiez pas si bonne, vous ririez bien ; mais vous n'êtes pas Serine à abuser de vos avan- tages. D'ailleurs^ le côté ridicule que votre douce malice trouvera sans le chercher, n'est pas celui qui domine dans mon équipée. Je reviens vers vous, affligée, découragée, mais non convertie. Seulement , j'en suis venue à regretter que mon organisation me défende le bonheur que la vôtre vous donne; je voudrais pouvoir me changer, puisqu'il me faut renoncer à changer les autres.

Je ne crois pas avoir tort, mais je me crois impuissante à avoir raison; ce qui, pour le résultat, revient absolument au même. J'ai vu, j'ai sollicité, j'ai prêché; je n'ai eu affaire qu'à des sourds : les mâles écoutent et haussent les épaules, les femelles n'écoutent pas et haussent les épaules aussi. 11 faudrait, pour continuer la lutte, une patience que je ne me connais pas, ni vous non plus, j'en suis sûre.

Et puis, me voilà estropiée; et pour entreprendre quel- que chose que ce soit, dans ce monde, même de faire le bien, il faut d'abord être belle. Une Hirondelle qui boite n'a pas de grandes chances de popularité dans un siècle qui marche si vite et au milieu de gens qui se heurtent

2>0 LETTKES

sans cesse. (Test à dater de ce moment-là que le décourage- ment m'est venu, et j'ai toujours cru aux pressentiments.

Je m'arrête donc, et même je retourne sur mes pas; le printemps va nous arriver à Paris, et comme sous ce beau ciel dont on parle tant, il n'a pas de beaucoup meilleures jambes que moi, j'espère revenir en même temps que lui.

Je vous présenterai ma petite compagne qui vous plaira, malgré sa folie. C'est un charmant cœur de Linotte ; quant à la tête, il n'y faut pas penser.

Les étourdis sont bons en général, et je viens d'éprou- ver que ma prédilection pour eux ne m'avait point abusée. Je ne pourrai jamais reconnaître les soins dont j'ai été l'objet de la part de cet aimable Oiseau, et je crois qu'il ne s'en soucie guère. C'est encore vous qui vous char- gerez de m'acquitter envers lui, en lui donnant quelques règles de conduite dont on a vraiment besoin; vous ne sauriez croire combien cette petite tête-là est en conti- nuelle disposition de faire des sottises.

Elle s'était prise de passion pour un jeune godelureau que nous avons rencontré en chemin, et j'ai vu le mo- ment où elle me quittait pour le suivre. 11 m'a fallu lui représenter sous les couleurs les plus lugubres l'abandon son absence allait me plonger, pour la décider à se séparer de ce fat, qui n'avait vraiment pour lui qu'un joli extérieur et un grand aplomb. 11 l'aurait rendue mal- heureuse, j en suis persuadée; une triste expérience m'a appris à ne pas juger les gens sur la mine, car si vous

DUNE HIRONDELLE. 221

VOUS en souvenez, rien n'était beau comme le volage qui m*a coûté tant de larmes. La confidence de mes chagrins, que j'ai jugé à propos de faire dans cette circonstance à notre jeune écervelée, a produit sur elle une vive impres- sion. Avec des paroles raisonnables et sévères, et une sur- veillance active, on la sauvera des chagrins dont la légè- reté de son caractère la menace.

Mais voilà que, sans y songer, je parle de surveillance ot de sévérité comme si ce système n'était pas en opposi- tion directe avec mes principes. Qu'est-ce que cela veut dire? La maladie commune me gagnerait-elle, et dois-je renoncer aussi à la satisfaction intérieure que j'emportais avec moi de n'avoir pas bronché, malgré les vicissitudes, dans ma première et unique voie? Je ne sais. Ce voyage, sur lequel je comptais pour m'instruire, m'a effective- ment montré la vie sous un aspect que je ne connaissais pas. Je n'avais voulu voir jusque-là que les inconvénients de ce qui est, et les avantages de ce qui n'est pas. Je les vois encore, mais de plus, je calcule maintenant les dan- gers de tout changement, même quand il doit amener une amélioration certaine. 11 vaut mieux garder un mauvais régime que d'en changer, ce n'est pas moi qui ai dit cela la première.

Vous me reverrez donc, chère et tendre amie, triste, mais soumise, trouvant le monde fort mauvais, mais ne voulant plus le forcer à être meilleur, raisonnable selon vous, désenchantée selon moi; et qui sait si ce n'est pas

Siâ LETTRES D'UNE HIRONDELLE.

la même chose f Ayant bien couru pour savoir ce que j'au- rais appris avec le temps sans me déranger, c'est que se contenter du bonheur qu'on a, sans le risquer pour avoir mieux, c'est la vraie sagesse, et que celte sagesse , si je n'ai pu parvenir encore à la conquérir, je vais vivre auprès de vous, et que vous l'avez. A bientôt, et à toujours.

H"*' ■■«ncMirr Modlcr.

SEPTIÈME CIEL

VOYACE Al) DKI.A DES NIIACKS.

étais donc mort.

Mort, comme on meurt "peut- être quand on ne sait pas bien lequel vaut le mieux, de vivre ou de mourir; mort sans savoir comment ni à quelle occa- sion, — sans secousse, et le plus facilement du monde.

i^2\ LE SEPTIÈME CIEL.

Si facilement, que mon àme ne s aperçut pas <rabonl qu'elle était séparée de mon corps, tant elle avait peu souffert pour en sortir.

Qu'est-ce que vivre, si mourir n'est rien?

Du moment précis qui, d'un Tourtereau, vivant fit de moi un Tourtereau mort, je n'ai gardé aucun souvenir, sinon qu'avant que je fusse mort, la lune brillait douce- ment au milieu d'un ciel sans nuages, et que, lorsque mon àme étonnée s'aperçut qu'elle n'appartenait plus à la terre, la douce lune n'avait pas cessé de briller, ni le ciel d'être pur; sinon encore que j'avais pu mourir sans que rien fiit changé aux lieux mêmes que je venais de quitter.

Mais qu'importe à la nature féconde qu'une pauvre créature comme moi vive ou meure!

H

J'ai pensé que cette séparation de mon àme et de mon corps n'avait été si facile qu'en raison de l'habitude qu'a- vait prise mon àme de ne se guère inquiéter de mon corps, se fiant, sans doute, pour sa conduite ici-bas, aux instincts honnêtes de ce serviteur dévoué.

LE SEPTIÈME CIEL. 22â

Combien de fois, en effets aux jours de leur union, ne Tavait-elle pas^ en quelque sorte, laissé seul déjà, et presque oublié, afin de pouvoir rêver plus à son aise à cette autre vie, dont les âmes auxquelles la terre ne suffit pas ont, dès ce monde, ou comme un pressentiment ou comme un souvenir ! Et n'est-il pas possible que des rêves de ce genre conduisent d'une vie à l'autre sans qu'on s'en aperçoive 1

m

Pourtant, voyant sans vie cet ami fidèle, ce corps qui tout à l'heure encore lui était soumis, et pensant qu'il al- lait falloir l'abandonner, l'abandonner à la mort, c'est- à-dire à la destruction et presque au néant, c'est-à-dire à cette implacable solitude qui s'établit autour des morts et qui s'empare d'eux, et qui fait que les morts sont tou- jours seuls, quoi que ce soit qui s'agite autour d'eux; mon âme le regarda, non sans tristesse.

« Que n'es-tu mort d'une mort moins prompte I lui dit- a elle ; que n'ai-je pu te sentir mourir, et partager ton a mal, et souffrir avec toi, si tu as souffert. Je t'aurais « assisté à tes derniers moments, et nous nous serions du « moins quittés après un adieu fraternel.

II. 29

226 LE SEPTIÈME CIEL

« Pauvre corps muetl ajouta-t-elle, entends-moi et ré- « veille-toi, et jette un dernier regard sur ces riches cam- « pagnes que tu aimais tant, et qu'un mouvement, qu'un « seul mouvement de toi me convainque que toute cette « vie que nous venons de passer ensemble n'est point un « songe, et que tu as vécu en effet. »

IV

Pour la première fois, cet appel de mon âme resta sans réponse.

« Pourquoi aimer ce qui doit mourir ? s'écria-t-elle at « tristée. Quand on n'a pas devant soi Tétemité, pourquoi « agir? pourquoi s'unir?

« Puisqu'il le faut, quittons-nous donc, dit-elle enfin ; « mais de même qu'il a été dans notre destinée que nou^ « fussions séparés, de même il est écrit qu'à l'heure \es « âmes iront rejoindre leurs corps, je saurai reconnaîtra « entre toutes les poussières ta poussière, et te rendre « cette vie que tu viens ^de perdre. Adieu donc, compte a sur moi, et n'aie pas peur que je me trompe; car à toi « seul je reviendrai, et cette fois ce sera pour toujours. »

LE SKPTIÈMIO CIEL '2in

Le silence de la nuit paisible n'était interrompu que par le faible bruit que font en se détachant des arbres qui les portent les feuilles qui meurent aussi.

Tout à coup on entendit au loin le cri lugubre de l'Oi- seau de proie.

« Tombez sur ce corps sans défense, petites fleurs des « arbres 1 s'écria mon âme épouvantée; et vous, vert feuil- « lage qu'il chérissait, couvrez-le de votre ombre protec- « trice, et dérobez-le aux regards du Vautour impie. »

Mais, hélas! le cri funèbre se fit de nouveau entendre, et cette fois ce n'était plus au loin.

Et en cet instant la dernière goutte du sang qui avait animé mon corps s'arrêta dans mes veines et s y glaça.

VI

Et une voix à laquelle il fallait obéir ayant dit à mon àme de quitter cette terre, sa mission était accomplie.

338 LE SEPTIÈME CIEL.

pour retourner au ciel, la patrie des âmes, je sentis en moi un désir si doux d'aller la voix me disait d'aller, que je m'élevai aussitôt dans les airs, comme si j'eusse été ravie sur les ailes invisibles de ce pur désir.

VII

Et en cet instant aussi j'oubliai que j*avais eu un corps, et ce fut pour moi comme si je n'avais jamais été qu'un pur esprit.

Et je montais immobile, dans l'air immobile comme m oi-méme, sans le secours d'aucun mouvement, et par cela seulement que j'étais une àme immortelle, faite pour monter de la terre au ciel. J'obéissais ainsi à ma nou- velle condition, à peu près comme on aime sur terre et comme on pense, sans s'expliquer comment on aime ni comment on pense.

VIII

Je fus bientôt loin de la terre, si loin, que je l'aper- cevais à peine comme un point perdu dans l'immensité,

LE SEPTIÈME CIEL. â2d

et je volai ainsi longtemps; et puis enfin ^ ayant cessé de la voir, je me souvins tout à coup, par un retour soudain, que je Tavaîs quittée seule. « Hélas 1 s'écria mon âme, ce qui m'attend au ciel doit-il me faire oublier ce que je perds? Qui me rendra celle qui m'aimait dans ce monde que j'a- bandonne? 0 douleur! lu es donc immortelle, toi aussi I »

IX

Pourquoi le Ciel; qui favorise les affections honnêtes, u'accorderait-il pas aux âmes qui se sont aimées pendant la vie d'une affection sincère, de s'aimer encore jusqu'au milieu des gloires du ciel, et de s'y garder un fidèle souvenir ?

Mais il fallait monter toujours, et je ne tardai pas à dé- passer les nuages qui glissaient sans bruit dans l'espace. Je vis alors des milliers d'étoiles, et volant d'astres en astres : « Doux astres, leur disais-je, parure des anges, vais-je? »

230 LE SEPTIÈME CIEL.

Et sans me répondre, mais non sans me comprendre, les étoiles se rangeaient pour me laisser libre le chemin que je devais suivre.

Xi

Bientôt toute cette partie du ciel d'où sortent les rayons bienfaisants qui font ouvrir les fleurs et mûrir les fruits de la terre se trouva au-dessous de moi, comme un tapis d'azur parsemé de diamants célestes, et j'arrivai il n'y a plus d'étoiles.

Je fus alors saisi d'une crainte respectueuse, et je m'ar- rêtai éperdu.

« Va toujours, et rassure -toi, me dit une voix. Ne (( sais-tu pas que tu es dans le ciel; que le mal en est « banni, et que tu n'as rien à craindre? Suis-moi donc; « car nous ne nous arrêterons que tu seras heureux « d'arriver. » Heureux 1 luidis-je, heureux! El comme j'hésitais : « Crois-moi, et suis-moi, » ajouta la voix. Et je la suivis et je la crus ; car la confiance habite au ciel.

LE SEPTIÈME CIEL 231

XII

Celle qui me parlait^ c'était une belle petite àme im- mortelle, l'âme bienheureuse d'une blanche Colombe, à laquelle la mort, qui l'avait cueillie dès les premiers jours de son printemps, avait à peine laissé le temps d'éclore, et que le contact des misères humaines n*avait point eu le temps de souiller. Sa mission au ciel était de recevoir à leur arrivée les âmes novices comme la mienne, et de les conduire bien vite il leur appartenait d'aller.

xin

Ce fut que je vis ce que je n'avais pu voir encore, parce que jusque-là ma vue était restée imparfaite. C'était une foule d'âmes de toutes espèces, qui comme moi allaient chacune à sa destination. Et comme moi cha- cune avait un guide.

Me trouvant au milieu do toutes ces âmes, et ne sachant ce qui allait arriver, je me sentais en même temps et re- tenu par une vague frayeur, et poussé par une espérance vague aussi.

S33 LE SEPTIÈME CIEL.

« Petite àme qui me guidez^ dis-je à la Colombe que je suivais^ le paradis des Tourterelles est-il bien loin encore? »

« Vois^ me répondit-elle^ non sans sourire de mon trouble et aussi de mon impatience^ vois ce point qui brille là-haut au plus haut des cieux ; seulement est le septième ciel^ et c^est aussi qu'on t'attend. »

Ah! qui peut m'attendre là-haut? pensai-je, si elle vit encore; et^ tout en montant^ je ne pouvais m'eni- pêcher de dire : Pourquoi suis-je mort, puisque la mort devait nous séparer ?

XIV

bit quand nous eûmes monté pendant longtemps en- core à travers des mondes et des sphères sans nombre, nous arrivâmes jusqu'à une porte d'où s'échappaient des rayons plus éclatants mille fois que les rayons mêmes du soleil, et, sur cette porte, on lisait ces mots écrits en ca- ractères de feu : « Ici l'on aime toujours. » Et plus bas : « Ici on ne change jamais, ou, si l'on change, c'est pour mieux aimer encore. »

Et la porte s'ouvrit, et ce que je vis, je ne saurais le dire; car comment parler de la toute lumière du ciel

LE SEPTIÈME CIEL. 233

méme^ d'une lumière à la fois si éblouissante et si douce, qu'elle rend clair ce qu'on croyait obscur, sans qu'il en coûte ni une douleur ni même un effort pour tout voir et pour tout comprendre?

XV

« l^t maintenant, c'est là! me dit la petite Colombe; et je te laisse, puisque tu es arrivé. »

Et elle parlait encore, que mes yeux charmés avaient déjà aperçu, dans un coin du ciel, dans un nuage d'air trois fois plus pur que les autres nuages, une perle di- vine, une fleur perpétuelle, un trésor, mon trésor! toi, enfin, ô ma Tourterelle chérie !

« Ah ! m'écriai-je, âme de ma sœur, est-ce bien vous que je vois ! « et je t'abordai avec tant de joie, que toi : (t Ah! que tu m'aimes bien! » t'écrias-tu.

Tu n'étais pas changée, et cependant il y avait en toi quelque chose de plus divin, et plus je te regardais, plus il me semblait que tu devenais plus belle. Ce que je lus d'amour dans ton premier regard, comment te le dire? Va, ma sœur, on guérit en un instant de tous ses chagrins sur un cœur fidèle.

« Quand j'ai appris ta mort, me dis-tu, je ne songeai

Il 30

214 LE SEPTIÈME CIEL.

point à te pleurer, mais à te suivre, et j'eus le bonheur de devenir si triste, que je mourus presque en même temps que toi. »

Qui n'eût pas cru au bonheur! Nous étions si heu-^ reux! si heureux! que toi : « Hélas 1 n'est-ce point un rêve? »

\VI

Hélas! c'était un rêve....

Mais après un pareil rêve, pourquoi se réveiller? Ce rêve, mon bonheur, avait été de si courte durée, que quand je rouvris les yeux, rien n'était changé sur cette terre que j'avais cru quitter avec toi. La lune n'avait pas cessé de briller ni le ciel d'être pur. Et j'étais seul encore, et loin de toi encore, dans ce monde l'on ne sait que faire de son cœur. Et rien ne trou- blait le repos de la nature endormie, si ce n*est pourtant le cri terrible de l'Oiseau de proie qui cherchait encore ^on butin de la nuit. C'était la seule réalité de mon rêve.

Adieu, et à toi!

LE siiPTiÈME: Cl Kl.. ^^'>

Nutice biographique sur 1* Auteur du fraftment qu'on vient <le lire.

Nous croyous qu'on nous saura gné de placer ici quel- ques détails biographiques concernant Fauteur du frag- ment qu'on vient de lire. Ces détails nous ayant été com- muniqués par le directeur de la maison des fous de Darmstadt, sont de la plus grande authenticité.

Le Tourtereau dans les papiers duquel ce fragment a été trouvé est mort^ il n'y a pas plus de quinze joui*s, à la maison des fous de la ville de Darmstadt.

Quoiqu'il fût à la fleur de son àge^ la nouvelle de cette mort prématurée^ et de la maladie qui la causa^ n'étonnera aucun de ceux qui avaient connu sa vie^ et n'étonnera sans doute pas non plus nos lecteurs.

Son enfance avait été difficile et malheureuse. Tout jeune^ il s'était trouvé orphelin, son père et sa mère ayant disparu un jour, sans qu'on pût savoir ce qu'ils étaient devenus. Pourtant, comme ces bons Oiseaux étaient géné- ralement, à cause de la simplicité de leurs mœurs, aimés et honorés dans la forêt qu'ils habitaient, on s'accorda à penser que la mort seule, ou tout au moins la violence, avaient pu les séparer de leur cher enfant; mais de- puis ce jour fatal, on n'avait plus entendu parler d'eux.

£16 Lt Sbl>TlËMl!: CIEL.

Le pauvre petit vint à bout de vivre néanmoins. Dieu aidant, et aussi quelques charitables voisines, qui lui don- naient, en passant, quelques rares becquées qu'elles ceo- nomisaient sur la part de leurs propres couvées.

Dès que l'orphelin eut à ses ailes assez de pluntes pour voler, il résolut, en bon fils, de se mettre à la recherche de ses parents, et partit plein de courage, et aussi, hélas! plein d'illusions.

« Je les retrouverai, répondait-il obstiaément à tous ceux qui lui représentaient que, si louable qu'en fût le but, il userait ses forces sans aucun résultat possible dans une pareille entreprise ; je les retrouverai ou je mour- rai à la peine. »

Longtemps il battit l'air et la terre de ses ailes, allant partout son espoir le poussait et demandant à chacun ce qu'il avait perdu, mais en vain.

Dans l'une de ses courses, il lui était arrivé de rencon- trer et d'aimer une jeune Tourterelle qui était belle comme le jour; et la Tourterelle l'avait aimé aussi : il était si malheureux!

Mais dans les âmes honnêtes, l'amour ne fait pas ou- blier le devoir, bien au contraire; et, loin d'abandonner sa pieuse entreprise, il se sentit des forces nouvelles pour la poursuivie.

Je reviendrai, dit-il en quittant celle qu'il aimait.

Et moi, j'attendrai, avait répondu la Tourlcrelli- désolée.

il mcnigc, chicun dluit û'rUe :

LE SEPTIÈME CIEL. 2:17

Et ils s'étaient séparés, et lui s'était mis en route ea se (lisant :

Elle m'attendra.

Elle l'attendit, en effet.

Mais après l'avoir attendu bien longtemps, la pauvrette (il faut bien le dire), la pauvrette ne le voyant pas reve- nir, avait fini par devenir la Tourterelle d'un autre Tour- tereau. Les Tourterelles ont peur de rester filles.

Quand, après bien des courses vaines, bien des peines perdues, le Tourtereau, découragé, revint vers celle qu'il aimait.... il la trouva entourée de toute une famille qui n'était pas sa famille, et de beaux enfants dont il n'était pas le père. Sa douleur fut telle, qu'il en perdit la rai- son. On la perdrait à moins. Sans doute, si la Tourte- relle eût été bien sûre qu'il reviendrait, elle n'eût jamais cessé de l'attendre. Mais les vieux Tourtereaux disent tant de mal des amoureux qui ne sont pas pour se défendre, aux jeunes Tourterelles à marier, que l'innocente, les ayant crus sur parole, avait cédé, non sans regret pour- tant, car sa conscience et son cœur lui faisaient bien quelques secrets reproches.

Aussi, lorsque reparut dans le pays son premier fiancé, et qu'elle le vit plus malheureux que jamais, son déses- poir et ses remords furent-ils au comble.

Mais qu'y faire?

En Tourterelle sensée, elle continua d'être une bonni»

âW LE SEPTIÈME CIEL.

mère de famille, elle redoubla de soins pour ses enrants, et son mari ne cessa pas d'être un heureux mari. Et puis elle garda sa peine, et personne n'en vit rien, et, en la voyant dans son petit ménage, chacun disait d'elle :

Regardez donc comme elle est heureuse!

On en dit autant de beaucoup de gens qui n'ont jamais su ce que c'est que le bonheur.

Quant au pauvre Tourtereau, comme il ne pouvait être dangereux pour personne, sa folie étant de celles dont beaucoup de gens sensés s'arrangeraient peut-être, on le laissa aller il voulut, et il se retira sur le riche sommet d'une belle montagne.

Là, nuit et jour, il rêvait.

Ce qu'il n'eût pas trouvé sur la terre solide, peut-être, parfois le rencontrait-il dans ce pays mouvant des rêves, Ton aimerait tant à voyager s'il ne fallait pas en revenir pour vivre et pour mourir. Ce qui le prouverait, c'est qu'après sa mort on trouva, caché sous un monceau de feuilles mortes ^ un manuscrit qu'il avait intitulé : Mémoires d'un fou, avec cette épigraphe : Le bonheur se fait avec des rêves! Ce manuscrit était presque entière- ment écrit en prose; la poésie qui sort du cœur sans rimes pouvant convenir, bien plus que la poésie rimée et mesurée, à ce que sa pensée avait de libre et de spon- tané.

H va sans dire que le passage que nous avons cité, c'est

U, niiit rljourilr«T*ll.

i-N

LE SEPTIÈME CIEL. 239

à sa Tourterelle qu'il l'adressait : car pour lui il n'y avait jamais eu qu'une Tourterelle dans le monde.

Quelques Oiseaux rieurs pourront être disposés à se moquer du pauvre Tourtereau et de ses malheurs, et surtout de ses écrits; mais ce ne seront point les Tonr- lerelles. Cest à elles que je le demande, en est-il une seule au monde qui n'eût voulu rencontrer sur sa route un Tourtereau aussi fidèle?

P. S. il faut dire, pour ceux qui tiennent à ce que rien ne reste obscur dans un récit, que, pour ce qui est de la Tourterelle, quand elle eut appris la mort de son Tourtereau, elle n'y put résister ; ses enfants d'ailleurs ayant toutes leurs plumes, n'avaient plus besoin d'elle, et on la vit s'éteindre, à son tour, sans que rien au monde pût la rattacher à la vie. Fasse le Ciel que les bons rêves ne mentent pas, et qu'ainsi que l'avait rêvé notre Tourtereau, son amie l'avait retrouvé là-haut, là-haut, nous persistons à croire qu'il doit y avoir place pour tous les bons sentiments.

On dira et on écrira peut-être que, du moment cette Tourterelle devait mourir pour son Tourtereau, elle eût mieux fait de l'attendre et de vivre pour lui. Mais cela est bien aisé à dire. Pour nous, ce que nous devons constater, c'est avant tout la vérité. L'histoire ne s'écrit

LE SEPTIËMR CIEL.

pas comme un roman; et quand on a affaire à des per- sonnages qui ont existé, il ne s'agit pas d'arranger sur le papier des événements que )a moindre information pourrait contredire.

Lf protritfm tiriiiarii

LES AMOUIIS

DE DEUX BÊTES

OFFERTS EN EXEMPLE AUX GENS D ESPRIT V

Le Protennàr GmurliH.

l'^i;^^ A ssurément, dit un soir, sous I :^ 1^ les tilleuls, le professeur Gra- narius, ce qu'il y a de plus curieux en ce moment, à Pa- ris, est la conduite de Jar- ¥^^ -péado. Certes, si les Français se conduisaient ainsi, nous

' L'ADimal distingue auquel dous devons cette hiatoire, par laquelle il a voulu prouver que la créaturei si mal à propos nommées Bêtes par les Hommes leur

242 LKS AMOURS

n'aurions pas besoin de codes, remontrances, mande- ments, sermons religieux, ou mercuriales sociales, et nous ne verrions pas tant de scandales. Rien ne démontre mieux que c'est la raison, cet attribut dont s'enorgueillit l'Homme, qui cause tous les maux de la société.

Mademoiselle Anna Granarius, qui aimait un simple élève naturaliste, ne put s'empêcher de rougir, d'autant plus qu'elle était blonde et d'une excessive délicatesse de teint, une vraie héroïne de roman écossais, aux yeux bleus, enfin presque douée de seconde vue. Aussi s'aper- çut-elle, à l'air candide et presque niais du professeur, qu'il avait dit une de ces banalités familières aux savants qui ne sont jamais savants que d'une manière. Elle se leva pour se promener dans le Jardin des Plantes, qui se trou- vait alors fermé, car il était huit heures et demie, et au mois de juillet le Jardin des Plantes renvoie le public au moment les poésies du soir commencent leurs chants. Se promener alors dans ce parc solitaire est une des plus douces jouissances, surtout en compagnie d'une Anna.

Qu'est-ce que mon père veut dire avec ce Jarpéado qui lui tourne la tète ? se demanda-t-elle en s'asseyant au bord de la grande serre.

étaient supérieures, a désiré gaitler Tanonymc ; mais tout nous a prouvé qu^il occupait une place très-élevée dans les affections de loademoiselie Anna Grana- rius, et qu'il appartient à la secte des Penseurs, sur lesquels l'illustre rappoiteur A fait ses plus belles cx|)érieiices.

MiVIL IIU RÉDACTEUR

Kll* mu ctoiiér * )■ picrrr «ur liuind

DE DEUX IIÊTES. 343

Et la jolie Anna demeura pensive^ et si pensive^ que la Pensée, comme il n'est pas rare de lui voir faire de ces tours de force chez les jeunes personnes, absorba le corps et l'annula. Elle resta clouée à la pierre sur laquelle elle s'était assise. Le vieux professeur, trop occupé, ne cher- cha pas sa fille et la laissa dans Tétat l'avait mise cette disposition nerveuse qui, quatre cents ans plus tôt, Teût conduite à un bûcher sur la place de Grève. Ce que c'est que de naître à propos.

11

s. A. R. le prioce Jarfiêado.

Ce que Jarpéado trouvait de plus extraordinaire à Paris était lui-même, comme le doge de Gènes à Versailles. C'était, d'ailleurs, un {garçon bien pris dans sa petite taille^ remarquable par la beauté de ses traits, ayant peut-être les jambes un peu grêles ; mais elles étaient chaussées de bottines chargées de pierreries et relevées à la poulaine de trois côtés. 11 portait sur le dos, selon la mode de la Cac- triane, son pays, une chape de chantre qui eût fait honte à celles des dignitaires ecclésiastiques du sacre de Char- les X ; elle était couverte d'arabesques en semences de

2U LES AMOURS

diamants sur un fond de lapis-lazuli^ et fendue en deux parties égales^ comme les deux vantaux d'un bahut ; puis ces parties tenaient par une charnière d'or et se levaient de bas en haut à volonté^ à Tinstar des surplis des prêtres. En signe de sa dignité, car il était prince des Coccirubri, il portait un joli hausse-col en saphir, et sur sa tête deux aigrettes filiformes qui eussent fait honte, par leur délica- tesse, à tous les pompons que les princes mettent à leurs shakos, les jours de fête nationale.

Anna le trouva charmant, excepté ses deux bras exces- sivement courts et décharnés; mais comment aurait-on pensé à ce léger défaut, à l'aspect de sa riche carnation qui annonçait un sang pur en harmonie avec le soleil, car les plus beaux rayons rouges de cet astre semblaient avoir servi à rendre ce sang vermeil et lumineux? Mais bientôt Anna comprit ce que son père avait voulu dire, en assis- tant à une de ces mystérieuses choses qui passent inaper- çues dans ce terrible Paris, si plein et si vide, si niais et si savant, si préoccupé et si léger, mais toujours fantastique, plus que la docte Allemagne, et bien supérieur aux con- trés hoffmanniques, le grave conseiller du Kammerge- richt de Berlin a vu tant de choses. Il est vrai que maître Floh et ses besicles grossissantes ne vaudront jamais les forces apocalyptiques des sibylles mesmériennes, remises en ce moment à la disposition de la charmante Anna, par un coup de baguette de cette fée, la seule qui nous reste, Extasinada, à laquelle nous devons nos poètes, nos plus

DEUX BÈTES. 245

beaux rêves, et dont l'existence est fortement compromise à TAcadémie des sciences (section de médecine).

III

Autre tenlatioo de saint Antoine.

Les trois mille fenêtres de ce palais de Terre se renvoyè- rent les unes les autres un rayon de lune^ et ce fut bientôt comme un de ces incendies que le soleil allume à son coucher dans un vieux château, et qui souvent trompent à distance un voyageur qui passe, un laboureur qui revient. Les cactus versaient les trésors de leurs odeurs, le vanil- lier envoyait ses ondes parfumées, le volcameria distillait la chaleur vineuse de ses touffes par effluves aussi jolies que ses fleurs, ces bayadères de la botanique, les jasmins des Açores babillaient, les magnolias grisaient Tair, les senteurs des daturas s'avançaient avec la pompe d'un roi de Perse, et l'impétueux lis de la Chine, dix fois plus fort que nos tubéreuses, détonnait comme les canons des Inva- lides, et traversait cette atmosphère embrasée avec l'im- pétuosité d'un boulet, ramassant toutes les autres odeurs et se les appropriant, comme un banquier s'assimile les .capitaux partout passent ses spéculations. Aussi le Ver-

^46 LES AMOURS

tige emmenait-il ces chœurs insensés au-dessus de cette fo- rêt illuminée ; comme^ à l'Opéra, Musard entraine, d'un coup de baguette, dans un galop la ronde furieuse des Parisiens de tout Age, de tout sexe, sous des tourbillons de lumière et de musique.

La princesse Finna, l'une des plus belles créatures du pays enchanté de Las Figuieras, s'avança par une vallée du Nopalistan, résidence offerte au prince par ses ravis- seurs, où les gazons étaient à la fois humides et lisses, allant à la rencontre de Jarpéado, qui, cette fois, ne pou- vait l'éviter. Les yeux de celte enchanteresse, que dans un ignoble projet d'alliance, le gouvernement jetait à la tête du prince, ni plus ni moins qu'une Caxe-Sotha, brillaient comme des étoiles, et la rusée s'était fait suivre, comme Catherine de Médicis, d'un dangereux escadron composé de ses plus belles sujettes.

Du plus loin qu'elle aperçut le prince, elle fit un signe. A ce signal, il s'éleva dans le silence de cette nuit parfu- mée une musique absolument semblable au scherzo de la reine Mab, dans la symphonie de Roméo et JulktU, le grand Berlioz a reculé les bornes de l'art du facteur d'in- struments, pour trouver les effets de la Cigale, du Grillon, des Mouches, et rendre la voix sublime de la nature, à midi, dans les hautes herbes d'une prairie murmure un ruisseau sur du sable argenté. Seulement le délicat et dé- licieux morceau de Berlioz est à la musique qui résonnait aux sens intérieurs d'Anna, ce que le brutal organe d'un

DE DEUX RÈTES. 847

loDÎtruaDt ophicléide est aux sons filés du violoncelle de Balta, quand Batta peint l'amour et en rappelle les rêve- ries les plus éthérées aux femmes attendries que souvent un vieux priseur trouble en se mouchant! la porte!)

C'était enfin la lumière qui se faisait musique, comme elle s'était déjà faite parfum, par une attention délicate pour ces beaux êtres, fruit de la lumière que la lumière entendre, qui sont lumière et retournent à la lumière. Au milieu de l'extase ce concert d'odeurs et de sons devait plon{fer le prince Jarpéado, et quel prince t un prince à marier, riche de tout le Nopalistan (voir aux onnoncM pmtr plm de détails ), Finna, la Cléopàtre impro- visée par le gouvernement, se glissa sous les pieds de Jarpéado, pendant qui six vierges dansèrent une danse qui était aussi supérieure à la cachucha et au jaléo espa- gnol, que la musique sourde et tintinnulante des génies vibrioaesques surpassait la divine musique de Berlioz. Ce qu'il y avait de singulier dans cette danse était sa décence, puisqu'elle était exécutée par des vierges; mais écla- tait le génie infernal de cette création nationale et trans- mise à ces danseurs par leurs ancêtres, qui la tenaient de la fée Arabesque. Cette danse chaste et irritante produisait un effet absolument semblable à celui que cause la ronde des femmes du Campidano, colonie grecque aux environs de Cagliari. (Êtes-vous allé en Sardaigne? Non. J'en suis fAché. Allez-y rien que pour voir danser ces filles enrichies de se- quins.) Assurément vous regardez, sans y entendre malice.

248 LES AMOURS

ces vertueuses jeunes filles qui se tiennent par la main et qui tournent très-chastement sur elles-mêmes; mais ce chœur est néanmoins si voluptueux^ que les consuls an- glais de la secte des saints, ceux qui ne rient jamais, pas même au parlement, sont forcés de s'en aller. Eh bien, les femmes du Campinado de Sardaigne, en fait de danse à la fois chaste et voluptueuse, étaient aussi loin des dan- seuses de Finna, que la vierge de Dresde par Raphaël est au-dessus d'un portrait de Dubufe. (On ne parle pas de peinture, mais d'expression.) i

Vous voulez donc me tuer? s'écria Jarpéado, qui certes aurait rendu des points à un consul anglais en fait de modestie et de patriotisme.

Non, âme de mon âmé, dit Finna d'une voix douce à l'oreille comme de la crème à la langue d'un chat; mais ne sais-tu pas que je t'aime comme \% terre aime le soleil, que mon amour est si peu personnel^ que je veux être ta femme, encore bien que je sache devoir en mourir!

Ne sais-tu pas, répondit Jarpéado, que je viens d'un pays les castes sont chastes et suivent les ordres de Dieu, tout comme dans l'Indoustan font les brahmes. Un brahmine n'a pas plus de répugnance pour un paria que moi pour les plus belles créatures de ton atroce pays de LasFigueras, il fait froid. Ton amour me gèle. Arrière, bayadères impures ! . . . Apprenez que je suis fidèle, et quoi- que vous soyez en force sur cette terre, quoique vous ayez

Le Volvicr , comme le choléra en ins , passill m se nourrlmnl de monde.

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DE DEUX BÊTES. 219

en abondance les trésors de la yie^ quand je devrais mou- rir ou de faim ou d'amour^ je ne m'unirai jamais ni à toi^ ni à tes pareilles. Un Jarpéado s'allier à une femme de ton espèce^ qui est à la mienne ce que la négresse est à un blanc^ ce qu'un laquais est à une duchesse! Il n'y a que les nobles de France qui fassent de ces alliances. Celle que j'aime est loin^ bien loin ; mais ou elle viendra^ ou je mourrai sans amour sur la terre étrangère...

Un cri d'effroi retentit et ne me permit pas d'entendre la réponse de Finna, qui s'écria : Sauvez le prince I Que des masses dévouées s'élancent enti*e le danger et sa per- sonne adorée !

IV

le cartdère de GraDariat le detsine par son ignorance en fait de aous-pieds.

Anna vit alors^ avec un effroi qui lui glaça le sang dans les veines, deux yeux d'or rouge qui s'avançaient portés par un nombre infini de cheveux. Vous eussiez dit d'une double comète à mille queues.

Le Vol voce 1 le Volvocel cria-t-on.

Le Volvoce, comme le choléra en ^855, passait en se nourrissant de monde. 11 y avait des équipages par les

II. 32

254» LKS AMOLliS

chemins, des mères emportant leui^ enfants^ des familles allant et venant sans savoir se réfugier. Le Volvoce allait atteindre le priace, quand Finna se mit entre le monstre et lui : la pauvre créature sauva Jarpéado qui resta froid comme Conachar, lorsque son père nourricier lui sacrifie ses enfants.

Ohl c'est bien un prince, se dit Anna tout épouvan- tée de cette royale insensibilité. Non, une Femme donne- rait une larme à un Homme qu'elle n'aimerait pas, si cet Homme mourait pour lui sauver la vie.

C'est ainsi que je voudrais niourir, dit langoureuse- ment Jarpéado, mourir pour celle qu'on aime, mourir sous ses yeux, en lui léguant la vie... Sait-on ce qu'on reçoit quand on nait? tandis qu'à la Heur de Tàge, on connaît bien la valeur de ce qu'on accepte...

En entendant ces paroles, Anna se réconcilia naturelle- ment avec le prince.

C'est, dit-elle, un prince qui aime comme un simple naturaliste.

Es-tu musique, parfum, lumière, soleil de mon pays? s'écria le prince que l'extase transportait et dont l'attitude fit craindre à la jeune fille qu'il n'eût une fièvre cérébrale. O ma Cactriane, sur une mer vermeille, gorgé de pourpre, j'eusse trouvé quelque belle Kanagrida dévouée, aimante, je suis séparé de toi par des espaces incommensurables... Et tout ce qui sépare deux amants ost infini, quand ce ne peut être franchi...

DE DEUX BÊTES. 251

Celte pensée, si profonde et si mélancolique, causa comme un frémissement à la pauvre fille du professeur, qui se leva, se promena dans le Jardin des Plantes, et arriva le long de la rue Cuvier, elle se mit à grimper, avec Tagilité d'une Chatte, jusque sur le toit de la maison qui porte le numéro 45. Jules, qui travaillait, venait de poser sa plume au bord de sa table, et se disait en se frot- tant les mains : Si cette chère Anna veut m'attendre, j'aurai la croix de la Légion d'honneur dans trois ans, et je serai suppléant du professeur, car je mords à TEntomologie, et si nous réussissons à transporter dans l'Algérie la culture du CoccdsCacti... c'est une conquête, que diable!...

Et il se mit à chanter :

O Malliilde, idole de mon âme!... elc,

de Rossini, en s* accompagnant sur un piano qui n'avait d'autre défaut que celui de nasiller. Après cette petite distraction, il ôta de dessus sa table un bouquet, fleurs cueillies dans la serre en compagnie d'Anna, et se remit à travailler.

Le lendemain matin, Anna se trouvait dans son lit, se souvenant, avec une fidélité parfaite, des grands et im- menses événements de sa nuit, sans pouvoir s'expliquer comment elle avait pu monter sur les toits et voir l'inté- rieur de Tàme de monsieur Jules Sauvai, jeune dessina-

252 LES AMOUKS

teur du Muséum^ élève du professeur Granarius; mais violemment éprise de curiosité d'apprendre qui était le prince Jarpéado.

11 résulte de ceci, pères et mères de famille, que le vieux professeur était veuf^ avait une fille de dix-neuf ans, très- sage, mais peu surveillée, car les gens absorbés par les in- térêts scientifiques accomplissent trop mal les devoirs de la paternité pour pouvoir y joindre ceux de la maternité. Ce savant à perruque retroussée, occupé de ses monogra- phies, portait des pantalons sans bretelles, et (lui qui savait toutes les découvertes faites dans les royaumes infinis de la microscopie ), ne connaissait pas l'invention des sous- pieds, qui donnent tant de rectitude aux plis des pantalons et tant de fatigue aux épaules. La première fois que Jules lui parla de sous-pieds, il les prit pour un sous-genre, le cher Homme I Vous comprendrez donc comment Grana- rius pouvait ignorer que sa fille fût naturellement som- nambule, éprise de Jules, et emmenée par Famour dans les abîmes de cette extase qui frise la catalepsie.

Au déjeuner, en voyant son père près de verser grave- ment la salière dans son café^ elle lui dit vivement : Papa, qu'est-ce que le prince Jarpéado?

Le mot fit effet : Granarius posa la salière, regarda sa fille dans les yeux de laquelle le sommeil avait laissé quel- ques-unes de ses images confuses, et se mit à sourire do ce gai, de ce bon, de ce gracieux sourire qu'ont les savants quand on vient à caresser leur dada !

DE DEUX BÈTES. 253

Voilà le sucre, dit-elle alors en lui tendant le su- crier.

Et voilà, chers enfants, comment le réel se môle au fan- tastique dans la vie et au Jardin des Plantes.

Afcniures de Jarp<ted(i.

Le prince Jarpéado est le dernier enfant d'une dynas- tie de la Cactriane, reprit le digne savant, qui, semblable à bien des pères, avait le défaut de toujours croire que sa fille en était encore à jouer avec ses poupées. La Cactriane est un vaste pays, très-riche, et l'un de ceux qui boivent à même les rayons du soleil; il est situé par un nombre de degrés de latitude et de longitude qui t'est parfaitement indifférent; mais il est encore bien peu connu des obser- vateurs, je parle de ceux, qui regardent les œuvres de la nature avec deux paires d'yeux. Or, les habitants de cette contrée, aussi peuplée que la Chine et plus même, car il y a des milliards d'individus, sont sujets à des inondations

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périodiques d'eau bouillante, sorties d'un immense vol- can, produit à main d'Homme, et nommé Harrozo-Rio- Grande. Mais la nature semble se plaire à opposer des

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forces productrices égales à la force des fléaux destruc- teurs, et plus l'Homme mange de Harengs, plus les mères de famille en pondent dans l'Océan.. . Les lois particu- lières qui régissent la Cactriane sont telles, qu'un seul prince du sang royal, s'il rencontre une de ses sujettes, peut réparer les pertes causées par l'épidémie dont les effets sont connus par les savants de ce peuple, sans qu'ils aient jamais pu en pénétrer les causes. C'est leur choléra- morbus. Et vraiment quels retours sur nous-mêmes ce spectacle dans les înfiDiment petits ne doit-il pas nous inspirer à nous... Le choléra-morbus n'est-il pas...

Notre Volvoce! s'écria la jeune fille.

I.* professeur manqua de renverser la table en courant embrasser son enfant.

Ah! lu es au fait de la science à ce point, chère An- nette?... Tu n'épouseras qu'un savant. Volvoce! qui t'a dit ce mot?

(J'ai connu, dans ma jeunesse, un Homme d'affaires qui racontait, les larmes dans les yeux, comment un do ses enfants, âgé de cinq ans, avait sauvé un billet ilo mille francs qui, par mégarde, étnit tombé dans le panier aux papiers il en cberchait pour faire des cocottes. Ce cher enfant! à son âge! savoir la valeur de ce billet...)

Le prince I le prince ! s'écria la jeune fille en ayant peur que son père ne retombât dans quelque rêverie; el alors elle n'eût plus rien appris.

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Lo prince, reprit le vieux professeur en donnant un coup à sa perruque, a échappé, grâce à la sollicitude du gouvernement français, à ce fléau destructeur; mais on l'enleya, sans le consulter, à son beau pays, à son bel ave- nir, et avec d'autant plus de facilité que sa vie était un problème. Pour parler clairement, Jarpéado, le centimil- liardimillionième de sa dynastie...

(Et, fit le professeur entre parenthèse, en levant vers le plafond plein de Bêtes empaillées sa mouillette trempée de café, vous faites les fiers, messieurs les Bourbons, les Othomans, races royales et souveraines, qui vivez à peine des quinze à seize siècles avec les mille et une précautions de la civilisation la plus raffinée... 0 combien... Enfin!... Ne parlons pas politique.)

Jarpéado ne se trouvait pas plus avancé dans Téchelle des êtres que ne Test une Altesse Hoyale onze mois avant sa naissance, et il fut transporté, sous cette forme, chez mon prédécesseur, l'illustre Lacrampe, inventeur des Ca- nards, et qui achevait leur monographie alors que nous eûmes le malheur de le perdre; mais il vivra tant que vivra la Peau de Chagrin l'illustrateur Ta représenté contem- plant ses cbers Canards. se voit aussi notre ami Plan- chette à qui, pour la gloire de la science, feu Lacrampe a légué le soin de rechercher la configuration, l'étendue, la profondeur, les qualités des princes onze mois avant leur naissance. Aussi Planchette s'est-il déjà montré digne de cette mission, soutenant, contre cet intrigant de Cuvier,

âô6 LES AMOURS

que^ dans cet état^ les princes devaienl être infusoires, remuants^ et déjà décorés.

I^ gouvernement français^ sollicité par feu I^iacrampe, s'en remit au fameux Génie Spéculatoribus pour l'enlève- ment du prince Jarpéado^ qui^ grâce à sa situation^ put venir par mer du fond de la province de Guaxaca^ sur un lit de pourpre composé de trois milliards environ de sujets de son père^ embaumés par des Indiens qui^ certes^ valent bien le docteur Gannal. Or^ comme les lois sur la traite ne concernent pas les morts, ces précieuses momies furent vendues à Bordeaux pour servir aux plaisirs et aux jouis- sances de la race blanche^ jusqu'à ce que le soleil^ père des Jarpéado, des Ranagrida^ des Negra, les trois grandes tribus des peuples de la Cactriane^ les absorbât dans ses rayons. . . Oui^ apprends^ mon Ânna^ que pas une des nym- phes de ftubens^ pas une des jolies filles de Miéris^ que pas un trompette de Wouv^^ermans n'a pu se passer de ces peu- plades. Oui^ ma fille^ il y a des populations entières dans ces belles lèvres qui vous sourient au Musée^ ou qui vous défient. Oh 1 si, par un effet de magie^ la vie était rendue aux êtres ainsi distillés^ quel charmant spectacle que celui de la décomposition d'une Vierge de Raphaël ou d'une bataille deRubensI Ce serait^ pour ces charmants êtres^ un jour comme celui de la résurrection éternelle qui nous est promis. Hélas 1 peut-être y a-t-il là-haut un puissant peintre qui prend ainsi les générations de l'humanité sur des palettes, et peut-être, broyés par une molette invisible.

DE DEUX BÈTES. 257

devenons-nous une teinte dans quelque fresque immense,

ô mon Dieu ! . . .

Là-dessus le vieux professeur, comme toutes les fois que le nom de Dieu se trouvait sur ses lèvres, tomba dans une profonde rêverie qui fut respectée par sa fille.

VI

Autre Jarpéado.

Jules Sauvai entra. Si vous avez rencontré quelque part un de ces jeunes gens simples et modestes, pleins d'amour pour la science, et qui, sachant beaucoup, n'en conservent pas moins une certaine naïveté charmante, qui ne les em- pêche pas d'être les plus ambitieux des êtres, et de mettre l'Europe sens dessus dessous à propos d'un os hyoïde, ou d'un coquillage, vous connaissez alors Jules Sauvai. Aussi candide qu'il était pauvre (hélas! peut-être quand vient la fortune s'en va la candeur), le Jardin des Plantes lui ser- vait de famille, il regardait le professeur Granarius comme un père, il Tadmirait, il vénérait en lui le disciple et le continuateur du grand Geoffroy Saint-Hilaire, et il l'aidait dans ses travaux comme autrefois d'illustres et dévoués élèves aidaient Raphaël ; mais ce qu'il y avait d'admirable chez ce jeune Homme, c'est qu'il eût été ainsi, quand

.1. 33

258 LES AMOURS

même le professeur n'aurait pas eu sa belle et gracieuse 611e Ânna^ saint amour de la science! car, disons -le promptement, il aimait beaucoup plus l'histoire naturelle que la jeune fille.

Bonjour, Mademoiselle, dit-il, vous allez bien ee matin?... Qu'a donc le professeur?

Il m'a malheureusement laissée au beau milieu de rhistoire du prince Jarpéado, pour songer aux fins de l'humanité... J'en suis restée à l'arrivée de Jarpéado à Bordeaux.

Sur un navire de la maison Balguerie junior, reprit Jules. Ces banquiers honorables à qui l'envoi fut fait, ont remis le prince...

Principicule... fit observer Anna.

Oui, vous avez raison, à un grossier conducteur des diligences Laffitte et Gaillard, qui n a pas eu pour lui les égards dus à sa haute naissance et à sa grande valeur; il l'a jeté dans cet abîme appelé caisse, qui se trouve sous la banquette du coupé, le prince et son escorte ont beau- coup souffert du voisinage des groupes d'écus, et voilà ce qui nous met aujourd'hui dans l'embarras. E^nfîn^ un simple facteur des messageries Ta remis au père Lacrampe qui a bondi de joie... Aussitôt que l'arrivée de ce prince fut ûfficiellemeat annoncée au gouveruement français, Eathi, l'un des ministres, en a profité pour arracher des concessions en notre faveur : il a vivement représeuté à la

DE DEUX BÊTES. 359

commission de la chambre des députés l'importance de notre établissement et la nécessité de le mettre sur un grand pied, et il a si bien parlé, qu'il a obtenu six cent mille francs pour bâtir le palais devait être logée la race utile de Jarpéado. « Ce sera. Monsieur, a-t-il dit au rap- porteur, qui par bonheur était un riche droguiste de la rue des Lombards, nous affranchir du tribut que nous payons à l'étranger, et tirer partie de TAlgérie qui nous coûte des millions. » Un vieux maréchal déclara que, dans son opinion, la possession du prince était une conquête. Messieurs, a dit alors le rapporteur à la chambre, sa- chons semer pour recueillir. . . Ce mot eut un grand suc- cès; car, à la chambre, il faut savoir descendre à la hau- teur de ceux qui nous écoutent. L'opposition, qui déjà trouvait tant à redire à propos du palais des Singes, fut battue par cette réflexion de nature à être sentie par les propriétaires qui sont en majorité sur les bancs de la chambre, comme les huîtres sur ceux de Cancale.

Quand la loi fut votée, dit le professeur qui, sorti de sa rêverie, écoutait son élève, elle a inspiré un bien beau mot. Je passais dans le Jardin, je suis arrêté, sous le grand cèdre, par un de nos jardiniers qui lisait le Moniteur, et je lui en fis même un reproche ; mais il me répondit que c'était la plus grande des feuilles périodiques. Est- il vrai. Monsieur, me dit-il, que nous aurons une serre nous pourrons faire venir les plantes des deux tropiques et garnie de tous les accessoires nécessaires, fabriqués sur

2M LES AMOURS

la plus grande échelle? Oui, mon ami, lui dis-je, nous n'aurons plus rien à envier à l'Angleterre, et nous devons même l'emporter par quelques perfectionnements. Enfin, s'écria le jardinier en se frottant les mains, depuis la révolution de juillet, le peuple a fini par comprendre ses vrais intérêts, et tout va fleurir en France. Quand il vit que je souriais, il ajouta : Nos appointements seront- ils augmentés?...

Hélas! je viens de la grande serre. Monsieur, reprit Jules, et tout est perdu 1 Malgré nos efforts, il n'y aura pas moyen d'unir Jarpéado à aucune créature analogue, il a refusé celle du Coccus ficus caricœ, je viens d'y passer une heure, l'œil sur le meilleur appareil de Dollond, et il mourra...

Oui, mais il mourra fidèle, s'écria la sensible Anna.

Ma foi, dit Granarius, je ne vois pas la différence de mourir fidèle ou infidèle, quand il s'agit de mourir...

Jamais vous ne nous comprendrez! dit Anna d'un ton à foudroyer son père ; mais vous ne le séduirez pas, il se refuse à toutes les séductions, et c'est bien mal à vous, monsieur Jules, de vous prêter à de pareilles horreurs. Vous ne seriez pas capable de tantd'amour ! . . . cela se voit, Jarpéado ne veut que Ranagrida...

Ma fille a raison. Mais si nous mettions, en désespoir de cause, les langes de pourpre Jarpéado fut apporté, de son beau royaume de la Cactriane, dans l'état sont

DE DEUX BÊTES. 261

les princes, dix mois avant leur naissance^ peut-être s'y trouverait-il encore une Ranagrida.

Voilà, mon père, une noble action qui vous méritera Tadmiration de toutes les femmes.

Et les félicitations du ministre, donc? s'écria Jules.

Et Tétonnement des savants ! répliqua le professeur, sans compter la reconnaissance du commerce français.

Oui, mais, dit Jules, Planchette n'a-t-il pas dit que l'état sont les princes onze mois avant leur naissance...

Mon enfant, dit avec douceur Granarius à son élève en l'interrompant, ne vois-tu pas que la nature, partout semblable à elle-même, laisse ainsi ceux du clan des Jar- péado, durant des années ! Oh ! pourvu que les sacs d'é- cus ne les aient pas écrasés...

Il ne m'aime pas! s'écria la pauvre Anna, voyant Jules qui, transporté de curiosité, suivit Granarius au lieu de rester avec elle pendant que son père les laissait seuls.

Vil

A la graude serre du Jardin des Plantes.

Puis-je aller avec vous. Messieurs? dit Anna quand elle vit son père revenir, tenant à la main un morceau de papier.

263 LES AMOURS

Certainement^ mon enfant^ dit le professeur avec la bonté qui le caractérisait.

Si Granarius était distrait^ il donnait à sa fille tous les bénéfices de son défaut. Et combien de fois la douceur est-elle de l'indifférence?... presque autant de fois que la charité est un calcul.

Les fleurs que nous avons partagées hier^, monsieur Jules^ vous ont fait mal à la tête celte nuit, lui dit-elle en laissant aller son père en avant, vous les avez mises sur votre fenêtre après avoir chanté :

O Malliilde, idole de luon âme.

Ça n'est pas bien, pourquoi dire Mathilde?

Le cœur chantait Anna! répondit-il. Mais qui donc a pu vous instruire de ces circonstances? demanda-t-il avec une sorte d'effroi. Seriez-vous somnambule?

Somnambule? reprit-elle. Ohl que voilà bien les jeunes gens de ce siècle dépravé ! toujours prêts à expli- quer les effets du sentiment par certaines proportions du fluide électro-magnétique!... par Tabondance du calo- rique. . .

Hélas ! reprit Jules en souriant, il en est ainsi pour

les Bêles. Voyez! nous avons obtenu Il montra,

non sans orgueil, la fameuse serre qui rampe sous la montagne du belvédère au Jardin des Plantes. Nous avons

DE DEUX BÊTES. 263

obtenu les feux du tropique^ et nous y avons les plantes du tropique^ et pourquoi n'avons-nous plus les immenses Animaux dont les débris reconstitués font la gloire de Cuvier? Cest que notre atmosphère ne contient plus au- tant de carbone^ ou qu'en fils de famille pressé de jouir, notre globe en a trop dissipé... Nos sentiments sont éta- blis sur des équations. . .

Oh! science infernale! s'écria la jeune fille. Aimez donc dans ce Jardin, entre le cabinet d'anatomie com- parée et les éprouvettes, la chimie zoologique estime ce qu'un Homme brûle de carbone en gravissant une montagne? Vos sentiments sont établis sur des équations de dot ! Vous ne savez pas ce qu'est l'amour, monsieur Jules..,

Je le sais si bien que, pour approvisionner notre ménage, si vous vouliez de moi pour mari, mademoiselle,

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je passe mon temps à me rôtir comme un marron, l'œil sur un microscope, examinant le seul Jarpéado vivant que possède l'Europe, et s'il se marie, si ce conte de fée finit par : el ils eurent beaucoup d'enfants, nous nous marierons aussi, j'aurai la croix de la Légion d'honneur, je serai pro- fesseur adjoint, j'aurai le logement au Muséum, et trois mille francs d'appointements, j'aurai sans doute une mis- sion en Algérie, afin d'y porter cette culture, et nous se- rons heureux... Ne vous plaignez donc pas de l'enthou- siasme que me cause le prince Jarpéado...

2(U LES AMOURS

Ah 1 c'était donc une preuve d'amour quand il a suivi mon père^ pensa la jeune fille en entrant dans la grande serre.

Elle sourit alors à Jules^ et lui dit à l'oreille :

Eh bien, jurez-moi, monsieur Jules, de m'être aussi fidèle que Jarpéado Test à sa race royale, d'avoir pour toutes les femmes le dédain que le prince a eu pour la princesse de Las Figuieras, et je ne serai plus inquiète ; et quand je vous verrai fumant votre cigare au soleil et re- gardant la fumée, je dirai...

Vous direz : Il pense à moi 1 s'écria Jules. Je le jure...

Et tous deux ils accoururent à la voix du professeur qui jeta solennellement le petit bout de papier au sein du pre- mier nopal que le Jardin des Plantes y ait vu fleurir, grâce aux six cent mille francs accordés par la chambre des dé- pûtes pour bâtir les nouvelles serres.

Ce être donc oune serre-popiers ! dit un Anglais ja- loux qui fut témoin de cette opération scientifique.

Chauffez la serre! s'écria Granarius; Dieu veuille qu'il fasse bien chaud aujourd'hui! La chaleur, disait Thouin, c'est la vie !

DE DEUX BÊTES. -i«3

VI M

Le Paol el Virginie des Auimaui.

Le lendemain soir, Anna, quand fut venue l'heure de la fermeture des grilles, se promena lentement sous les magnifiques ombrages de la grande allée, en respirant la chaude vapeur humide que les eaux de la Seine mêlaient aux exhalaisons du jardin, car il avait fait une journée ca- niculaire où le thermomètre était monté à un nombre do degrés majuscule, et ce temps est un des plus favorables aux extases. Pour éviter toute discussion à cet égard, et clore le bec aux Geais de la critique, il nous sera permis Je faire observer que les fameux solitaires des premiers temps de l'Église ne se sont trouvés que dans les ardents rochers de l'Afrique, de l'Egypte et autres lieux incan- descents; que les Santons et les Faquirs ne poussent que dans les contrées les plus opiacées, et que saint Jean grillait dans Pathmos. Ce fut par cette raison que made- moiselle Anna, lasse de respirer cette atmosphère em- brasée où les Lions rugissaient, l'Éléphant bâillait, la Girafe elle-même, cette ardente princesse d'Arabie, et les Gazelles, ces Hirondelles à quatre pieds, couraient après leurs sables jaunes absents, s'assit sur la marge de pierre brûlante d'où s'élancent les murs diaphanes de la prande serre, et y resta charmée, attendant un rao-

11.

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266 LES AMOURS

ment de fraîcheur, et ne trouvant que les bouffées tropi- cales qui sortaient de la serre comme des escadrons fou- gueux des armées de Nabuchodonosor , cet homme que la chronique représente sous la forme d'une Bête, parce qu'il resta sept ans enseveli dans la zoologie, occupé de classer les espèces, sans se faire la barbe. On dira, dans six cents ans d'ici, que Cuvier était une espèce de ton- neau objet de l'admiration des savants.

A minuit, Theure des mystères, Anna, plongée dans son extase et lès yeux touchés par le Géant Microscopus, revit les vertes prairies du Nopalistan. Elle entendit les douces mélodies du royaume des Infiniment Petits et respira le concert de parfums perdu pour des organes fatigués par des sensations trop actives. Ses yeux, dont les conditions étaient changées, lui permirent de voir encore les mondes inférieurs : elle aperçut un Vol voce à cheval qui tâchait d'arriver au but d'un steeple - chase, et que d'élégants Cercaires voulaient dépasser; mais le but de ce steeple-chase était bien supérieur à celui de nos dan- dys, car il s'agissait de manger de pauvres Vorticelles qui naissaient dans les fleurs, à la fois Animaux et fleurs, fleurs ou Animaux I Ni Bory-Saint- Vincent, ni Mûller, cet immortel Danois qui a créé autant de mondes que Dieu même en a faits, n'ont pris sur eux de décider si la Vorlicelle était plus Animal que plante ou plus plante qu Animal. Peut-être eussent- ils été plus hardis avec certains Hommes que les cochers de cabriolet appellent

Il deccilïfplï-ïhatrPI

DE DEUX BÈTES. 267

melons, sans que les savants aient pu deviner à quels ca- ractères ces praticiens des rues reconnaissent l'Honime- Légume.

L'attention d'Anna fut bientôt attirée par l'air heureux du prince Jarpéado^ qui jouait du luth en chantant son bonheur par une romance digne de Victor Hugo. Certes cette cantate aurait pu figurer avec honneur dans les Orientales, car elle était composée de onze cent onze stan- ces^ sur chacune des onze cent onze beautés de Zashazli (prononcez Virginie)^ la plus charmante des filles ttana- gridiennes. Ce nom^ de même que les noms persans^ avait une signification^ et voulait dire vierge faite de lumière. Avant de devenir cinabre, minium, enfin tout ce qu'il y a de plus rouge au monde^ cette précieuse créature était desti- née aux trois incarnations entomologiques que subissent toutes les créatures de la Zoologie, y compris l'Homme.

La première forme de Virginie restait sous un pavillon qui aurait stupéfait les admirateurs de l'architecture mo- resque ou sarrasine, tant il surpassait les broderies de l'Âlbambra, du Généralife et des plus célèbres mosquées. ( Voir, au surplus, l'album du Nopalislan orné de sept mille gravures.) Situé dans une profonde vallée sur les coteaux de laquelle s'élevaient des forêts immenses, comme celles que Chateaubriand a décrites dans Atala, ce pavillon se trouvait gardé par un cours d'eau parfumée, auprès de la- quelle l'eau de Cologne, celle de Portugal et d'autres cos- métiques sont à cette eau ce que Teau noire, sale et puante

-2G8 LES AMOUHS

de la Bièvre esta l'eau de Seine filtrée. De nombreux sol- dats habillés de garance^ absolument comme les troupes françaises^ gardaient les abords de la yallée en aval^ et des postes non moins nombreux veillaient en amont. Autour du pavillon ^ des Bayadères dansaient et chantaient. Le prince allait et venait très-effaré, donnant des ordres mul- tipliés. Des sentinelles^ placées à de grandes distances, répétaient les mots d'ordre. En effet, dans l'état elle se trouvait, la jeune personne pouvait être la proie d'un Génie féroce nommé Misocampe. Vêtu d'un corselet comme les hajlebardiers du moyen âge, protégé par une robe verte d'une dureté de diamant, et doué d'une figure ter- rible, le Misocampe, espèce d'ogre, jouit d'une férocité sans exemple. Loin de craindre mille Jarpéadiens, un seul Misocampe se réjouit de les rencontrer en groupe, il n'en déjeune et n'en soupe que mieux. En voyant de loin un Misocampe, la pauvre Anna se rappela les Espagnols de Fernand Cortès débarquant au Mexique. Ce féroce guer- rier a des yeux brillants comme des lanternes de voiture, et s'élance avec la même rapidité, sans avoir besoin, comme les voitures, d'être aidé par des chevaux, car il a des jambes d'une longueuc démesurée, fines comme des raies de papier à musique et d'une agilité de danseuse. Son estomac, transparent comme un bocal, digère en même temps qu'il mange. Le prince Paul avait publié des proclamations affichées dans toutes les forêts, dans tous les villages du Nopalistan, pour ordonner aux masses

DE DEUX BÈTES. 20»

intelligentes de se précipiter entre le Misocampe et le pavillon, afin d'étouffer le Monstre ou de le rassasier. H promettait Timmortalité aux morts, la seule chose qu'on puisse leur offrir, La fille du professeur admirait Tamour du prince Paul Jarpéado qui se révélait dans ces inventions de haute politique. Quelle tendresse! quelle délicatesse! La jeune princesse ressemblait parfaitement aux baby:^ em- maillottés que l'aristocratie anglaise porte avec orgueil dans Hyde-Park, pour leur faire prendre l'air. Aussi l'a- mour du prince Paul avait-il toutes les allures de la ma- ternité la plus inquiète pour sa chère petite Virginie, qui cependant n'élait encore qu'un vrai baby.

Que sera-ce donc, se dit Anna, quand elle sera nubile?

Bientôt le prince Paul reconnut en Zashazli les symp- tômes de la crise à laquelle sont sujettes ces charmantes créatures. Par ses ordres, des capsules chargées de sub- stances explosibles annoncèrent au monde entier que la princesse allait, jusqu'au jour de son mariage^ se renfer- mer dans un couvent. Selon l'usage, elle serait envelop- pée de voiles gris et plongée dans un profond sommeil, pour être plus facilement soustraite aux enchantements qui pouvaient la menacer. Telle est la volonté suprême de la fée Physine, qui a voulu que toutes les créations, depuis les êtres supérieurs aux Hommes, et même les Mondes, jusqu'aux Infiniment Petits, eussent la même loi. D'invisibles religieuses roulèrent la petite princesse dans

270 LES AMOUUS

une étoffe brune^ avec la délicatesse que les esclaves de la Havane mettent à rouler les feuilles blondes des ci- {][ares destinés à George Sand ou à quelque princesse es- pagnole. Sa télé mignonne se voyait à peine au bout de ce linceul dans lequel elle resta sage, vertueuse et rési- gnée. Le prince Paul Jarpéado demeura sur le seuil du couvent, sage, vertueux et résigné, mais impatient! 11 res- semblait à Louis XY qui, devinant dans une enfant de sept ans, assise avec son père sur la terrasse des Tuileries, la belle mademoiselle de Romans telle qu'elle devait être à dix-huit ans, en prit soin et la fit élever loin du monde.

Anna fut témoin de la joie du prince Paul quand, sem- blable à la Vénus antique sortant des ondes, Virginie quitta son linceul doré. Comme TÈve de Milton, qui est une Eve anglaise, elle sourit à la lumière, elle s'interrogea pour savoir si elle était elle-même, et fut dans l'enchan- tement de se voir si comfortaùle. Elle regarda Paul et dit : Oh/... ce superlatif de Tétonnement anglais.

Le prince s'offrit, avec une soumission d'esclave, à lui montrer le chemin dans la vie, à travers les monts et les vallées de son empire.

0 toi que j'ai pendant si longtemps attendue, reine de mon cœur, bénis par tes regards et les sujets et le prince; viens enchanter ces lieux par ta présence.

Paroles qui sont si profondément vraies, qu'elles ont été mises en musique dans tous les opéras !

If pDurprt, n iriifru I* i«f...

DE DEUX BÊTES. 371

Virginie se laissa conduire eo devioant qu'elle était l'objet d'une adoration infinie^ et marcha d'enchantements en enchantements^ écoutant la voix sublime de la nature, admirant les hautes collines vêtues de fleurs embaumées et d'une verdure étemelle; mais encore plus sensible aux soins touchants de son compagnon. Arrivés au bord d'un lac joli comme celui de Thoune, Paul alla chercher une petite barque faite en écorce et d'une beauté miraculeuse. Ce charmant esquif, semblable à la coque d'une viole d'amour, était rayé de nacre incrustée dans la pellicule brune de ce tégument délicat. Jarpéado fit asseoir sa chère bien-aimée sur un coussin de pourpre, et traversa le lac dont l'eau ressemblait à un diamant avant d'être rendu solide.

Ohl qu'ils sont heureux I dit Anna. Que ne pûis-je comme eux voyager en Suisse et voir les lacs!...

L'opposition du Nopalistan a prétendu, dans le Cha- rivari de la capitale, que ce prétendu lac avait été formé par une gouttelette tombée d'une vitre située à onze cents milles de hauteur, distance équivalant à trente- six mètres de France. Mais on sait le cas que les amis du gouvernement doivent faire des plaisanteries de l'oppo- sition .

Paul offrait à Virginie les fruits les plus mûrs et les meilleurs, il les choisissait, et se contentait des restes, heureux de boire à la même tasse. Virginie était d'une blancheur remarquable et vêtue d'une étoffe lamée de la

!272 LES AMOURS

pins grande richesse; elle ressemblait à cette fameuse Esméralda^ tant célébrée par Victor Hugo. Mais Esméralda était une femme^ et Virginie était un ange. Elle n'aurait pas, pour la valeur d'un monde, aimé l'un des maréchaux de la cour, et encore moins un colonel. Elle ne voyait que Jarpéado, elle ne pouvait rester sans le voir, et comme il ne savait pas refuser sa chère Zashazli, le pauvre Paul fut bientôt sur les dents, car, hélas! dans toutes les sphères, Tamour n'est illimité que moralement. Quand, épuisé de fatigue, Paul s'endormit, Virginie s'assit près de lui, le regarda dormant en chassant les Vorticelles aériens qui pouvaient troubler son sommeil. N'est-ce pas une des plus douces scènes de la vie privée? On laisse alors Tàme s'abandonnera toute la portée de son vol, sans la retenir dans les conventions de la coquetterie. On aime alors os- tensiblement autant qu'on aime secrètementl Quand Jar- péado s'éveilla, ses yeux s'ouvrirent sous la lumière de ceux de Virginie, etil la surprit exprimant sa tendresse sans aucun des voiles dont s'enveloppent les femmes à l'aide des mots, des gestes ou des regards. Ce fut une ivresse si contagieuse, que Paul saisit Virginie, et ils se livrèrent à une sarabande d'un mouvement qui rappelait assez la gigue des Anglais. Ce qui prouve que, dans toutes les sphè- res, par les moments de joie excessive l'être oublie ses conditions d'existence, on éprouve le besoin de sauter, de danser I (Voir les Considérations sur la pyrrhique des anciens, par M. Cinqprunes de Vergettes, membre de l'Institut.) En

DE DEUX BÊTES. 27^

Nopalistan comme en France, les bourgeois imitent la cour. Aussi dansait-on jusque dans les plus petites bour* gades.

Paul s'arrêta frappé de terreur.

Qu'as-tu, cher amour? dit Virginie.

allons-nous? dit le prince. Si tu m'aimes et si je t'aime, nous aurons de bolles noces; mais après!... Après, sais-tu, cher ange, quel sera ton destin?

Je le sais, répondit-elle. Au lieu de périr sur un vaisseau, comme la Virginie de la librairie, ou dans mon lit, comme Clarisse, ou dans un désert, comme Manon Lescaut ou comme Atala, je mourrai de mon prodigieux enfantement, comme sont mortes toutes les mères de mon espèce : destinée peu romanesque. Mais t'aimer pendant toute une saison , n'est - ce pas le plus beau destin du monde? Puis mourir jeune avec toutes ses illusions, avoir vu cette belle nature dans son prin- temps, laisser une nombreuse et superbe famille, enfin obéir à Dieu ! quelle plus splendide destinée y a-t-il sur la terre? Aimons et laissons aux Génies à prendre soin de l'avenir.

Cette morale un peu décolletée fit son effet. Paul mena sa fiancée au palais resplendissaient les lumières, tous les diamants de sa couronne étaient sortis du garde- meuble, et tous les esclaves de son empire, les baya- dères échappées au fléau du Volvoce, dansaient et chan-

11. ?5

27f LES AMOUKS

taieiit. C'était cent fois plus magniQque que les fêtes de la grande allée des Champs-Elysées aux journées de Juillet. Un grand mouvement se préparait. Les Neutres, espèce de sœurs grises chargées de veiller sur les enfants à provenir du mariage impérial, s'apprêtaient à leurs travaux. Des courriers partirent pour toutes les provinces y annoncer le futur mariage du prince avec Zashazli la Ranagridienne et demander les énormes provisions nécessaires à la sub- sistance des principicules. Jarpéado reçut les félicitations de tous les corps d'État, et Gt un millier de fois la même phrase en les remerciant. Aucune des cérémonies reli- gieuses ne fut omise, et le prince Paul y mit des façons pleines de lenteur, par lesquelles il prouva son amour, car il ne pouvait ignorer qu'il perdrait sa chère Virginie, et son amour pour elle était plus grand que son amour pour sa postérité.

Ah ! disait-il à sa charmante épouse, j'y vois clair maintenant. J'aurais fonder mon empire avec Finna, et faire de toi ma maîtresse idéale. 0 Virginie 1 n'es-tu pas l'idéal, cette fleur céleste dont la vue nous suffit? Tu me serais alors restée, et Finna seule aurait péri.

Ainsi, dans son désespoir, Paul inventait la bigamie, il arrivait aux doctrines des anciens de l'Orient en sou- haitant une femme chargée de faire la famille, et une femme destinée à être la poésie de sa vie, admirable con- ception des temps primitifs qui, de nos jours, passe pour être une combinaison immorale. Mais la reine Jarpéada

DE DEUX BftTES. 275

rendit ces souhaits inutiles. Elle recommença plus volup- tueusement encore la scène de Finna, sur le même terrain, c'est-à-dire sous les ombrages odoriférants du parc, par une nuit étoilée les parfums dansaient leurs boléros, tout inspirait l'amour. Paul, dont la résistance avait été héroïque aux prestiges de Finna, ne put se dispenser d'emporter alors la reine Jarpéada dans un furieux trans- port d'amour.

Pauvres petites Bêtes du bon Dieu ! se dit Anna, elles sont bien heureuses, quelles poésies !.. . L'amour est la loi des mondes inférieui*s, aussi bien que des mondes supé- rieurs; tandis que chez THomme, qui est entre les Ani- maux et les Anges, la raison gâte tout!

IX

apparaît une cerlaine demoiselle Pigoizeaii.

Pendant que ces choses tenaient la fille de Granarius en émoi, Jules Sauvai se répandait dans les sociétés du Marais, conduit par sa tante, qui tenait à lui faire faire un riche établissement. Par une belle soirée du mois d'août, madame Sauvai obligea son neveu d'aller chez un mon- sieur Pigoizeau, ancien bimbelotier du passage de TAncre, qui s'était retiré du commerce avec quarante mille livres de rentes, une maison de campagne à Boissy-Saint-Léger

276 LES AMOURS

et une fille unique âgée de vhigt*sept ans^ un peu rousse^ mais à laquelle il donnait quatre cent mille francs^ fruit de ses économies depuis neuf ans^ outre les espérances consistant en quarante mille francs de rentes^ la maison de campagne et un hôtel qu'il venait d'acheter rue de Ven- dôme^ au Marais. Le diner fut évidemment donné pour le célèbre naturaliste, à qui Pigoi2eau, très-bien avec le chef de l'État, voulait faire obtenir la croix de la Légion d'hon- neur. Pigoizeau tenait à garder sa fille et son gendre avec lui ; mais il voulait un gendre célèbre, capable de devenir professeur, de publier des livres et d'être l'objet d'articles dans les journaux.

Après le dessert, la tante prit son neveu Jules par le bras, l'emmena dans le jardin et lui dit à brûle- pour- point:

Que penses-tu d'Amélie Pigoizeau ?

Elle est effroyablement laide, elle a le nez on trom- pette et des taches de rousseur.

Oui, mais quel bel hôtel !

De gros pieds.

Maison à Boissy-Saint-Léger, un parc de trente hec- tares, des grottes, une rivière.

Le corsage plat.

Quatre cent mille francs.

Etbcte!...

DU DEUX BÊTES. 277

Quarante mille livres de rentes^ et le bonhomme laissera quelque cinq cent mille francs d'économies.

Elle est gauche.

Un Homme riche devient infailliblement professeur et membre de l'Institut.

Eh bien! jeune .Homme, dit Pigoizeau, Ton dit que vous faites des merveilles au Jardin des Plantes^ que nous vous devrons une conquête... J'aime les savants! moi... Je ne suis pas une ganache. Je ne veux donner mon Amé- lie qu'à un Homme capable^ fût-il sans un sou^ et eût-il des dettes...

Rien n*était plus clair que ce discours^ en désaccord avec toutes les idées bourgeoises.

Oh tnademoiselle Anua s'élèf c aui plus baules coosidérattiHif.

A quelques jours de là^ le soir^ chez le professeur Gra- narius^ Anna boudait et disait à Jules : Vous n'êtes plus aussi fidèle à la serre^ et vous vous dissipez; on dit qu'à force d'y voir pousser la Cochenille, vous vous êtes pris d'amour pour le rouge, et qu'une demoiselle Pigoizeau vous occupe...

278 LES AMOUKS

Moi I chère Anna, moi ! dit Jules un peu troublé. Ne savez-Yous pas que je vous aime . .

Oh ! non, répondit Anna ; chez vous autres savants, comme chez les autres Hommes, la raison nuit à l'amour ! Dans la nature, on ne pense pas à l'argent, on n'obéit qu'à l'instinct, et la route est si aveuglément suivie, si inflexi- blement tracée, que si la vie est uniforme, du moins les malheurs y sont impossibles.. Rien n'a pu décider ce char- mant petit être, vêtu de pourpre, d'or, et paré de plus de diamants que n'en a porté Sardanapale, à prendre pour femme une créature autre que celle qui était née sous le même rayon de soleil il avait pris naissance, il aimait mieux périr plutôt que de ne pas épouser sa pareille, son àme jumelle; et vous!... vous allez vous marier à une fille rousse^ sans instruction, sans taille, sans idées, sans manières, qui a de gros pieds, des taches de rousseur et qui porte des robes reteintes, qui fera souffrir vingt fois par jour votre amour - propre , qui vous écorchera les oreilles avec ses sonates.

Elle ouvrit son piano, se mit à jouer des variations sur la dernière pensée de Weber, de manière à satisfaire Cho- pin si Chopin l'eût entendue. N'est-ce pas dire qu'elle en- chanta le monde des Araignées mélomanes, qui se balan- çait dans ses toiles au plafond du cabinet de Granarius, et que les Fleurs entrèrent par la fenêtre pour l'écouter?

Horreur! dit-elle ; les Animaux ont plus d'esprit que les savants qui les mettent en bocal.

DE DEUX BÉTES. â79

Jules sortit la mort dans le cœur^ car le talent et la beauté d'Anna^ le rayonnement de cette belle àme, vaiu- quirent le concerto tintinulant que faisaient les écus de Pigoizeau dans sa cervelle.

XI

CoDclusioo.

Ah ! s'écria le professeur Granarius, il est question de nous dans les journaux. Tiens, écoute, Annaf

« Grâces aux efforts du savant professeur Granarius et de son habile adjoint, monsieur Jules Sauvai, on a obtenu sur le Nopal de la grande serre au Jardin des Plantes, en- viron dix grammes de Cochenille, absolument semblable à la plus belle espèce de celle qui se recueille au Mexique. Nul doute que cette culture fleurira dans nos possessions d'Afrique et nous affranchira du tribut que nous payons au nouveau monde. Ainsi se trouvent justifiées les dé- penses de la grande serre, contre lesquelles l'Opposition a tant crié, mais qui rendront encore bien d'autres ser- vices au commerce français et à l'agriculture. M. J. Sauvai, nommé chevalier de la Légion d'honneur, se propose d'é- crire la monographie du genre Coccus. »

iSO LES AMOURS DE UKUX BÊTES.

Monsieur Jules Sauvai se conduit bien mal avec nous, dit Anna, car vous avez commencé la monographie du genre Coccus....

Balil dit le professeur, c'est mon élève.

Pour copie confornu :

VIE

OPINIONS PHILOSOPHIQUES

D'UN PINGOUIN.

I

Si je n'étais pas en plein midi, sous les rayons d'un soleil biil- lanl dont les ardeurs me firent éclore, et quij par conséquent, fut bien autant mon père que le brave Pingouin qui avait aban- donné dans le sable l'œuf (très- dur) que j'eus à percer en ve- nant au monde... et si d'ailleurs j'étais d'humeur à faire.

283 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

en si grave matière^ une mauvaise plaisanterie^ je dirais que je suis sous une mauvaise étoile.

Mais étant né, comme je viens de le dire, en plein soleil, c'est-à-dire en l'absence de toute étoile, bonne ou mauvaise, je me contenterai d'avancer que je suis dans un mauvais jour, et je le prouverai. (Voir la suite de mes aventures. )

Quand je fus venu à bout de sortir de la coquille j'étais emprisonné depuis longtemps, et fort à Tétroit, je vous assure, je restai pendant plus d'une heure comme abasourdi de ce qui venait de m'arriver.

Je dois Tavouer, la naissance a quelque chose de si im- prévu et de si nouveau, qu'eùt-on cent fois plus de pré- sence d'esprit qu'on n'a l'habitude d'en avoir dans ces sortes de circonstances, on garderait encore de ce mo- ment un souvenir extrêmement confus.

Ma foi, me dis-je aussitôt que j'eus, non pas repris, mais pris mes sens, qui m'eût dit, il n'y a pas un quart d'heure, quand j'étais accroupi dans cette abominable coquille tout mouvement m'était interdit; qui m'eût dit qu'après avoir été trop gros pour mon œuf, j'en vien- drais à avoir trop de place quelque part?

Je me confesse pour être franc. Je dirai donc que je fus étonné plutôt que ravi du spectacle qui s'offrit à ma vue, quand j'ouvris les yeux pour la première fois ; et que je crus un instant^ en voyant la voûte céleste s'ar- rondir tout autour de moi, que je n'avais fait que passer

DUN PINGOUIN. 2âS

d'un œuf infiniment petit dans un œuf infiniment grand. J'avouerai aussi que je fus loin d'être enchanté de me voir au monde^ bien qu'en cet instant ma première idée fût que tout ce que je voyais devait m'appartenir^ et que. la terre n'avait sans doute jamais eu d'autre emploi que. celui de me porter^ moi et mon œuf. Pardonnez cet or- gueil à un pauvre Pingouin qui, depuis^ n'a eu que trop, à en rabattre.

Quand j'eus deviné à quoi pouvaient me servir les yeux, que j'avais, c'est-à-dire quand j'eus regardé avec soin ce qui m'entourait, je découvris que j'étais, dans ce que je sus plus tard être le creux d'un rocher, pas bien loin de ce que je sus plus tard être la mer, et, du reste, aussi seul que possible.

Ainsi, des rochers et la mer, des pierres et de Teau, un horizon sans bornes, l'immensité enfin, et moi au milieu comme un atome, voilà ce que je vis d'abord.

Ce qui me frappa davantage, ce fut que cela était en vérité bien grand, et je me demandai aussitôf : a Pour- quoi l'univers est-il si grand? »

11

Cette question, la première que je m'adressai, combien de fois me la suis-je adressée depuis, et combien de fois me l'adresserai-je encore?

28f VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

Et^ en effets à quoi sert donc que le monde soit si grand?

Est-ce qu'un petit monde^ tout petite dans lequel il n'y aurait de place que pour des amis^ que pour ceux qui s'aiment^ ne vaudrait pas cent fois mieux que ce grand monde ^ que ce grand gouffre dans lequel tout se pcrd^ dans lequel tout se confond^ il y a de l'espace^ non- seulement pour des créatures qui se détestent^ mais en- core pour des peuples entiers qui se volent, qui se frap- pent^ qui se tuent^ qui se mangent; pour des espèces ennemies, et Tune sur l'autre acharnées; pour des appétits contraires ; pour des passions incompatibles enfin, et, qui pis est, pour des Animaux qui doivent, après avoir res- piré le même air, vu la même lune, et le même soleil, et les mêmes astres, mourir sottement, après s'être, par- dessus le marché, ignorés toute leur vie.

Je vous le demande à vous tous. Pingouins qui me lisez. Pingouins mes bons amis, est-ce qu'une petite terre, par exemple, une terre sur laquelle il n'y aurait qu'une petite montagne, pas bien haute, qu'un petit bois planté d'arbres très en vie, chargés de feuilles, et poussant à mer- veille, et se couvrant à plaisir de ces belles fleurs et de ces beaux fruits qui font la gloire et la joie des branches qui les portent, et dans ce petit bois une ou deux dou- zaines de nids charmants, bien habités par de bons et joyeux Oiseaux élégamment vêtus, riches en santé, en couleurs, en beauté, en grâces, en tout enfin, et non pas

D UIV PINGOUIN. 285

de pauvres diables de Pingouins comme vous et moi; est- ce que dans chacun de ces nids un cœur ou plusieurs cœurs ne faisant qu'un, et tout au fond quelques œufs chaudement et tendrement couvés^ je vous le demande^ est-ce qu'une petite terre ainsi faite ne ferait pas votre affaire et l'affaire de tout le monde ?

Qui donc réclamerait^ je vous prie, contre cette douce petite terre, contre ce petit bois, contre ces beaux arbres, contre ces rares Oiseaux s'aimant tous, se chérissant tous, tous amis, qui donc?

Certes, ce ne serait pas moi qui écris ces lignes, et j'espère bien que ce ne serait point vous qui les lisez, car si ce devait être vous.... eh bien, j'essayerais de vous déplaire. Je vous dirais, quoi qu'il pût m'en coûter : Allez au diable; vous m'avez trompé, vous n'êtes pas même des Pingouins : fermez ce livre et brouillons-nous.

Mais pardon, ami lecteur, pardon ; l'habitude d'être seul m'a rendu maussade, grossier même, et je m'oublie, et j'oublie qu'on n'a pas le droit de s'oublier quand on est face à face avec vous, puissant lecteur!

III

Je dois dire que, comme je ne savais pas alors grand chose, pas même compter jusqu'à deux, je ne m'étonnais pas d'être seul, tant je croyais peu qu'il fût possible de ne

286 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

Tétre pas ! Je ne me permis donc aucune lamentation sur les malheurs de la solitude qui était mon partage. L'occa- sion était bonne pourtant; un peu plus tard je ne l'aurais pas laissée échapper. Gela semble si bon de se plaindre, que j'ai cru quelquefois que c'était tout le bonheur.

Je n'existais pas depuis une heure ^ que j'avais déjà connu le froid et le chaud, la vie tout entière ; le soleil avait disparu tout d'un coup, et, de brûlant qu'il était, mon rocher était devenu aussi froid que s'il se fût changé subitement en une montagne de glace. N'ayant rien de mieux à faire, j'entrepris alors de remuer.

Je sentais à mes épaules et sous mon corps quelque chose que je supposais n'être pas pour rien. J'agitai comme je le pus ces espèces de petits bras, ces espèces de petites ailes, ces quasi-jambes que venait de me don- ner la nature { laquelle vit depuis trop longtemps, selon moi, sur sa bonne réputation de mère tendre, aimant également tous ses enfants), et je fis si bien, qu'après de longs efforts, je réussis enfin.... à rouler du haut de mon rocher.

C'est ainsi que je fis mon premier pas dans la vie, le- quel fut une chute, comme on voit. On dit qu'il n'y a que le premier pas qui coûte, que ne dit-on vrai!

J'arrivai à terre plus mort que vif et tout meurtri. En véritable enfant que j'étais, je frappai de mon pauvre bec le sol insensible contre lequel je m'étais blessé, et me bles- sai davantage, ce qui me donna à penser. Évidemment,

D'UN PINGOUIN. 287

me dis-je^ il faut se défier de son premier mouvement^ et avant d'agir^ réfléchir.

Je commençai alors à me poser de la façon la plus sé- rieuse la question de ma destinée comme Pingouin^ non pas que j'eusse la moindre prétention à la philosophie; mais quand on se trouve obligé de vivre et qu'on n'en a pas l'habitude^ il faut bien se dire quelque chose pour trouver les moyens d'en venir à bout.

Qu'est-ce que le bien? Qu'est-ce que le mal? Qu'est-ce que la vie? Qu'est-ce qu'un Pingouin?

Je m'endormis avant d'avoir résolu une seule de ces graves questions.

Qu'il est bon de dormir!

IV

La faim me réveilla.

m

Oubliant mes résolutions^ je ne me demandai pas : Qu'est-ce que la faim? et je fis mon premier repas de quelques coquillages qui me semblaient bâiller sur la plage à mon intention^ avant de m'étre livré à aucune dissertation préliminaire sur les dangers possibles de cet 4incien usage.

J'en fus puni : car, dans ma candeur, ayant mangé trop vite, je faillis m'étrangler.

Je ne vous dirai pas comment il se fit que je pus ap-

am VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

prendre successivement à boire, à manger, à marcher, à remuer, à aller à droite ou à gauche, à mesurer de l'œil les distances, à savoir qu'on ne tient pas tout ce qu'on voit, à descendre^ à monter, à nager, à pécher, à dormir debout, à me contenter de peu et qudquefois de rien, etc., etc. Il suffira que je vous dise que chacune de ces études fut pour moi l'objet de peines sans nombre, de mésaventures fabuleuses, d'épreuves inouïes! Et c'est ainsi qu'il m'ar- riva de passer les plus beaux jours de ma vie, faisant tout à la sueur de mon front, et petit à petit devenant gros et gras, et d'une belle force pour mon âge.

Que penses-tu des Pingouins, Dieu suprême? Que feras- tu d'eux au jour du jugement? A quoi as-tu songé quand tu as promis la résurrection des corps? Importait-il donc à ta gloire de créer un Oiseau sans plumes, un Poisson sans nageoires, un Bipède sans pieds?

Si c'est vivre, me suis-je écrié bien souvent, je demande à rentrer dans mon œuf.

Un jour qu'à force de méditer, j'avais fini par m'endor- mir, il me sembla que j'entendais pendant mon sommeil un bruit qui n'était ni celui des vagues, ni celui des vents, ni aucun autre bruit que je connusse. Réveille-toi donc,

D'UN PINGOUIN. -289

QIC (lisait intérieurement cette partie active de notre àmo qui semble ne dormir jamais^ et que je ne sais quelle puis* sance lient constamment éveillée en nous pour notre salut ou pour notre perte ; réveille-toi donc, ce que tu verras on vaut bien la peine, et ta curiosité sera satisfaite.

Assurément, je ne me réveillerai pas, répondait toul en dormant cette autre excellente partie de nous-mémo à laquelle nous devons de dormir en toute circonstance ; jo ne suis point curieuse, et ne veux rien voir. Je n'ai quo trop vu déjà.

Et comme l'autre insistait : J'aurais bien tort, en vé- rité, de secouer pour si peu ce bon sommeil, reprenait la dormeuse ; d'ailleurs je n'entends rien ; tous voulez me tromper, ce bruit n'est pas un bruit; je dors, je rêve, el voilà tout, I>aissez-moi donc dormir. Y a-t-il rien au monde qui vaille mieux qu'un bon somme ?

Et comme, à vrai dire, je tenais à dormir, je m'y obsti- nais, fermant les yeux de mon mieux et me cramponnant au sommeil qui allait m'échapper, avec tous ces petits soins qu'ont de leur repos les vrais dormeurs, pendant même qu'ils s'y livrent.

Mais il était sans doute écrit que je devais me réveiller. Hélas I bêlas! je me réveillai donc I

Que devins-je, moi qui m'étais cru la Bête la plus con* sidérable, et même la seule Bête de la création (je m'étais bien trompé ! ), que devins-je en apercevant une demi- douzaine au moins de charmantes créatures vivant^ par-

Il 37

290 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

lant^ volant^ riant^ chantant, caquetant, ayant des plumes, ayant des ailes, ayant des pieds, tout ce que j'avais enfin, mais tout cela dans un degré de perfection telle, que je ne doutai pas un instant que ce ne fussent des habitants d'un monde plus parfait, de la lune par exemple, ou même du soleil, qu'un caprice inconcevable avait poussés pour un instant sur mon rocher.

Comme elles avaient l'air fort occupé, et elles Tétaient en effet, car elles jouaient et mettaient à leur jeu beau- coup d'ardeur, faisant de leur corps tout ce qu'elles vou- laient, rasant tour à tour la terre et l'eau de leurs ailes légères, aveic une souplesse et une vivacité dont je ne son- geai même pas à être jaloux, tant elles dépassaient tout ce que j'aurais osé imaginer, elles ne me virent pas d'a- bord, et je restai coi dans le creux de mon rocher, jusqu'à ce qu'enfin, entraîné tout à la fois et par la bonne humeur des joueuses, et par l'ardeur de mon âge, et surtout par cet élan irrésistible qui pousse tout ce qui vit vers le beau, lequel, j'ai pu le voir plus tard, est le vrai roi de la terre, je m'élançai éperdu au milieu d'elles.

Oiseaux célestes! m'écriai-je, fées de l'air 1 déesses! Et comme j'avais beaucoup couru pour arriver jusqu'à

elles et fait de violents efforts pour courir sans tomber, il me fut impossible de dire un mot de plus, et force me fut de rester court.

Un Pingouin 1 s'écria l'une des joueuses. Un Pin- gouin I répéta toute la bande. Et comme elles se mirent

n (MRn éi f*? ni

Tu tcui jouer, Joue donc, me ilit-cll«.

DUN PINGOUIN. soi

toutes à rire en me regardant^ j'en conclas qu'elles n'é- taient pas fâchées de me voir. Les aimables personnes^ pensais-je; et le courage m'étant revenu^ je les saluai avec respect^ et proilonçai alors le plus long discours que j'eusse encore prononcé de ma vie :

Mesdemoiselles^ leur dis-je, je viens de naitre, j'ai laissé là-haut ma coquille, et comme j'ai vécu seul jusqu'à présent, je me vois avec plaisir en aussi belle compagnie ; vous jouez : voulez-vous que je joue avec vous ?

Pingouin mon ami, me dit celle qui me parut être la reine de la bande, et que je sus plus tard être une Mouette Rieuse, tu ne sais pas ce que tu demandes, mais tu vas le savoir; il ne sera pas dit qu'un aussi éloquent petit Pin- gouin aura essuyé de nous un refus. Tu veux jouer, joue donc, me dit-elle ; et cela dit, elle me poussa de Taile au milieu de ses amies, une autre en fit autant, et puis une autre, et chacune me poussant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, je jouai alors 1 ! !

Je ne veux plus jouer, dis-je dès qu'il me fut pos- sible de prononcer un mot.

Fi! le mauvais joueur! s'écrièrent-elles toutes à la fois.

Et le jeu recommença, jusqu'à ce qu'enfin, épuisé, hu- milié, désespéré, je roulai par terre.

Vous que je respectais! leur dis-je, vous que j'aimais ! vous que j'adorais ! vous que je trouvais superbes!...

Et ce que je souffrais, comment le dire?

«9i VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

Celle-là même qui m'avait appelé Pingouin mon àmi^ ot qui oéaomodnsi m -avait le plus maitrftité^ ma véyaill tout penaud^ se reprochu sa. conduite r " (^ ^i ^

Pairdonne»«nou8^ moni {Minvre Pingouin;' nife dit-dle; nous sommes des Mouettes^ des Mouettes* TibUSes^ et ce n'est pas notre^fau^ed nousi ne- valons i4en</'tar'n6us ne sommes peut^tre pas faites po#r étre^ bonnes'. : '^ -

Et en me piarlant ainsi^ elle vint à^ moi > d'un ait* st'bon^ que, quoi qYi'dto>m'eB enkt dit> je eriis voîf 'eofi die beimfé et la bonlé-parfaites; et ique j'oubliai ses tol*(s.'

MaiSiia pitié n'est âonyefttquiun remords de la dureté, et ce que j'avais :f»Î6| pour no; commencement d'affection n'était qi^ede irègret d'avoir mal feit. Aussi, dès qu'elle me vit consolé, s-envolû-t^elle avec ses compagnes.

Ce brusque départ me surprit à un tel point, qu'il me fut impossible de trouver un geste ou une parole pour Tempécher, et je recommençai à être seul.

C'est-à-dire que chaque jour triste avait son plus triste lendemain, car dès lors la solitude me devint insuppor- table.

VI

Pour tout dire, j'étais fou, car j^étais amoureux, et c'est tout un ; je ne me pardonnais pas de n'avoir rien fait pour la retenir que souffrir 1 11 s'agissait bien de souffrir, me disais-jej tu n'es qu'un sot, il fallait te faire aimer... Mais

' \

4) UN 'PINGOUIN. i93

faite&TVOiu» donC'*tiiileF> vou&ious et vousrloutos qu'on n!aiinapas,I Et les reproches que je me ftisats étaient si vifs^ et je sentais si bien que je ne les niéritais que trop^ q\ie je fus JQ np saisTombienide iemps.à me remettre en .p£^i^ avec moi^jBièaie.

4'aiYAiB tant de chagrin^ que je ne pouvais plus ni boire ni manger ; Je restais des jours entiers et des nuits en- tières à la môme place et dans la même position^ n'osant bouger ni respirer^ parce qu'il me semblait que^ s'il ne se faisait aucun bruit, l'ingrate que* j'aimais pourrait peut- être bien revenir. Quelquefois je fermais les yeux et les tenais fermés le plus longtemps. possible. Peut-être, quand je les rouvrirai, sera-t-elle là, me disais-je; n est-ce pas ainsi qu'elle m'apparut une première fois?

j'étais encore le moins mal, c'était sur le bord de la . mer ; je trouve que nulle part on n'est aussi bien que pour être très-triste. Cette eau sans fin, au bout de laquelle il semble qu'il n'y ait rien, ne ressemble-t-elle pas, en effpt, à ces douleurs dont on n'aperçoit pas le terme? Je ne me lassais pas de regarder au loin, demandant à l'ho- rizon ce que l'horizon m'avait emporté, et fixant dans l'espace le point je l'avais vue disparaître. Reviens! m'écriais-je, car je t'aime! Et j'étais si fort persuadé que, quelle que soit la distance, ce qu'on demande ainsi doit être exaucé, que quand je voyais qu'elle ne revenait pas, et qu'elle ne reviendrait pas, je tombais à la renverse, et ne me relevais que pour l'appeler encore.

294 VIE ET OPINIONS PUI UOÇOPHIQUES

Je n'y puis plus tenir! me àjs-je, un beau jour, et je me jetai à la mer. . . -

Malheureusement je savais nager; de façon que mon histoire ne fînit pas là.

IX

Quand je revins sur l'eau, on revient toujours une ou deux fois sur l'eau avant de se noyer définitivement, cédant à ma passion pour les monologues, je me laissai

aller à me demander' Si' j'avais bien droit de disposer do ma vie, si le monde n'en irait pas plus mal quand il y au- rait un Pingouin de moins dans ta nature^ si je trouverais mon ingrate au fond des eaux [parmi les perles], ou si, ne l'y trouvant pas, j'y trouverais au moins quelques com- pensations, etc., etc., etc., etc., etc.

De sorte que le monologue fut très-long, et que j'eus le temps de fiijre sept cents Uviie^ vi\ nllani toujours tout droit avant d'avoir pris awun parti.

De temps en temps, de crntaino (1^ lit-ues en centaine de lieues, par exemple, il m'était bien arrivé, un peu pour l'acquit de ma conscit'iicc, Jr l'avoui*, de ni'abimer de quelques pieds sous les flots, dans la louable intention d'aller tout au fond pour y rester ; mais pour une raison ou pour une autre, je me retrouvais bientôt à la surface, et, je dois le dire, après chaque nouvelle tentative, l'air me paraissait toujours meilleur à respirer.

Je venais de manquer mon septième ou huitième sui- cide, et j'étais bien décidé à en rester et à vivre, puisque enfin je paraissais y tenir, quand en revoyant la lumière, je trouvai tout d'un coup à mes côtés un Oiseau dont l'air simple, naïf et sensé me gagna le cœur tout d'abord.

Ou'avez-vous donc été faire là-dessous, monsieur le Pingouin? me dit-il en me faisant un beau satut.

Comme la question ïie laissait pas que d'Ôtre embarras- sante, je lui fis signe que je n'en savais rien.

Et allez-vous? aJouta-t-iT.

206 Ml!: ET OPINIONS PIIILOSOIMIIQUES

Jo ne le sais pas davantage^ lui répondis-je.

Eh bien, alors, allons ensemble.

J'acceplai bien volontiers; car, à vrai dire, j'en avais par-dessus la tête d'être seul.

Chemin faisant, je lui racontai mes malheurs qu'il écouta avec beaucoup d'attention et sans m'interrompre.

Quand j'eus fini, |il me demanda ce que je comptais faire ; je lui dis alors que j'avais une demi-envie de cou- rir après celle que j'aimais.

Tant que vous courrez, cela ira bien, me répondit-il, car en amour mieux vaut poursuivre que tenir; mais s'il vous arrive de trouver celle que vous cherchez, vos mi- sères recommenceront. Et comme j'avais Tair surpris de cette singulière assertion : Comment voulez-vous qu'une Mouette vous aime? reprit-il ; les Mouettes s'aiment entre elles, comme les Pingouins doivent s'aimer entre eux. Quelle idée vous a pris, à vous, qui êtes un Oiseau plein d'embonpoint, d'aimer une de ces vivantes bouffées do plumes qui ne peuvent pas rester en place et que le diable et le vent emportent toujours?

Ma foi 1 m'écriai-je, si je sais quelque chose, ce n'esl pas comment vient l'amour. Quant au mien, il m'est venu, ou plutôt il m'est tombé du ciel comme j'ai déjà eu l'hon- neur de vous le dire.

Du ciell s'écria à son tour mon compagnon de route. Voilà bien le langage des amoureux 1 A les en croire, le ciel serait toujours de moitié dans leurs affaires.

D UN PINGOUIN. 397

Vous m'avez Tair bien reveou de tout^ monsieur^ lui dis-je; que vous est-il donc arrivé? Est-ce que vous êtes malheureux?

Mon nouvel ami ne répondit à ma question que par un sourire assez triste ; il se trouvait un rocher que la ma- rée basse avait laissé à découvert, il y grimpa après m'a- voir témoigné qu'il serait bien aise de se reposer un peu, et je fis comme lui. Et comme il se taisait, je me tus aussi, me contentant de l'examiner en silence. Il avait Tair ex- trêmement préoccupé^ et, par discrétion, je me tins à l'écart. Au bout de quelques minutes, il fit un mouve- ment, et je crus pouvoir me rapprocher de lui.

A quoi pensez-vous? lui demandai-je.

A rien, me répondit-il.

Mais enfin qui donc étes-vous, lui dis-je, Oiseau qui parlez et qui vous taisez comme un sage?

Je suis, me répondit-il, de la famille des Palmi- pèdes Totipalmes; mais, de mon nom particulier, on m'appelle Fou.

Vous, Foui ra'écriai-jej allons donc !

Mais oui. Fou, reprit-il. On nous appelle ainsi parce qu'étant forts nous ne sommes pas méchants, et à un certain point de vue, qui n'est pas le bon, on a raison.

0 justice!

Il 38

S!98 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, me dit cet Oiseau véritablement sublime, parlons de vous. Il y a de par le monde, et pas bien loin d'ici, une île qu'on appelle l'île des Pingouins. Cette île est habitée par des Oiseaux de votre espèce, des Pingouins, des Manchots, des Maca- reux, tous Brachyptères comme vous; c'est qu'il faut aller, mon ami. Dans cette île, vous ne serez pas plus laid qu'un autre, et il se peut même que relativement on vous y trouve très-beau.

Mais je suis donc laid? lui dis-je.

Oui, me répondit-il. Votre Mouette, avec son élégant manteau bleu couleur du temps, son corps blanc comme neige et sa preste allure, vous paraissait-elle jolie?

Une Fée! c'était une Fée! une perfection 1

Eh bien, me répondit-il, lui ressemblez-vous?

Partons! m'écriai-je. Avec vous, ô le plus sage des Fous, j'irais au bout du monde.

XI

Comment il se fit que, tout en cinglant vers l'ile des Pingouins, nous nous trouvâmes, après des fatigues de tout genre, en vue d'une île qui n'était pas celle que nous

D'UN PINGOUIN. 2yj

cherchions^ voilà ce qui n'étonnera que ceux qui ne se sont jamais trompés de chemin.

Comment il se fit encore qu'après être partis avec des vents favorables et par un temps superbe, nous rencon- trâmes sur notre route une grosse tempête, voilà ce qui n'étonnera personne non plus, si ce n'est pourtant ceux qui ne sont jamais sortis de leur coquille.

Du reste, tant que dura la tempête, qui fut horrible, cela alla bien. Soit que nous fussions au fond ou au-dessus de Tabime, le calme de mon Mentor ne se démentit point.

0 maître, lui dis-je quand la fureur des flo(s fut apaisée, qui donc vous a appris à vivre tranquillement au milieu des orages?

Quand on n'a rien à perdre, on n'a rien à sauver, et partant rien à craindre, me répondit mon compagnon de voyage, en souriant une fois encore de ce triste sou- rire que je lui avais déjà vu.

Mais nous pouvions mille fois perdre la vie ! m'é- criai-je,

Bah 1 reprit-il, il faut bien mourir ; qu'importe donc comment on meurt.... pourvu qu'on meure, ajouta-t-il après un moment de silence, mais tout bas, et comme quelqu'un qui se parlerait à lui-même et oublierait qu'on peut l'entendre.

Assurément, pensai-je, mon bon ami a dans le fond du cœur un grand chagrin qu'il me cache ; et j'allais, au risque d'être indiscret, le supplier de me raconter ses

300 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

peines comme je lui avais raconté les miennes, et de se plaindre un peu à son tour^ quand, reprenant tout d'un coup la conversation il Tavait laissée :

Tiendriez-vous donc maintenant à la vie, me dit-il, vous qui tout à l'heure encore pensiez à vous l'ôter?

Hélas 1 monsieur, j'en conviens, lui dis-je; depuis que vous m'avez fait espérer qu'il pouvait y avoir un coin de terre l'on ne me rirait pas au nez en me regardant, le courage m'est revenu, et je crois bien que je ne serais pas fâché de vivre encore un peu, ne fut-ce que par cu- riosité, Ai-je tort?

Mon Dieu non, me répondit-il.

XII

L'Ile Heureuse.

Parbleu ! s'écria mon guide quand nous eûmes mis pied à terre, et que nous nous fûmes un peu secoués pour nous sécher, c'est inouï comme on vient quelque- fois à bout de reculer sans faire un seul pas en arrière ! voilà un coin de terre qui devrait être à cinq cents lieues derrière nous.

Et comme je lui demandais nous étions :

Cette île est l'île Heureuse, reprit-il; son nom ne se trouve, que je sache, sur aucune carte, et elle n'est guère connue ; mais en somme elle mérite de l'être, et pour un

D'UiN PINGOUIN. 301

Pingouin de votre âge^ un séjour de quelques heures dans ce pays peut n'être pas sans profit. Si donc vous le voulez, nous irons plus avant dans les terres.

Si je le veux! m'écriai-je. Et déjà je baisais avec transport Tîle fortunée qui avait pu mériter un si beau nom....

Là, là, calmez-vous, me dit mon guide, ceci n'est encore ni le Pérou ni le Paradis des Pingouins; vous iaisserez-vous donc toujours prendre à l'étiquette du sac?

« L'île Heureuse n'a été ainsi nommée que parce que ses habitants apportent tous en naissant une si furieuse envie d'être heureux, que leur vie tout entière se passe à essayer de satisfaire cette envie; si bien quMls se donnent plus de mal pour atteindre leur chimère qu'il ne saurait leur en coûter jamais pour être tout bonnement malheu- reux comme doit l'être et comme consent à l'être toute créature qui a tant soit peu d'expérience et de sens commun.

<c Ces dignes insulaires ne peuvent pas se persuader qu'il est bon que dans le monde il y ait toujours quelque chose qui aille de travers, que le bien de tous se compose du mal de chacun, que, quoi qu'on fasse, on n'est jamais heureux qu'à ses propres dépens, et qu'enfin, s il y a des heures heureuses, il n'y a pas de jours heureux.

« Comment diable des Animaux bien constitués, au moins en apparence, peuvent-ils s'imaginer qu'il y a place pour ce qu'il leur plait d'appeler le bonheur entre le

302 VIE £T OPINIONS PHILOSOPHIQUES

commencement et la fin d'une chose aussi aisée à trou- bler que la vie!

« En vérité, tous ces braves gens qui, avec les meil- leures intentions du monde, suent sang et eau pour ne rien faire, ne feraient-ils pas mieux de demeurer Iran- quilles en leur peau, comme Ta dit un sage?

« J'ai entendu dire qu'après avoir essayé sans succès des différentes receltes pour être heureux, qui étaient depuis long- temps connues et éventées, ils viennent, avec les débris des plus anciennes, d'en fabriquer une toute nouvelle.

« Et d'abord il a été convenu entre eux qu'on ne fait rien et qu'on n'a jamais rien fait que dans un intérêt tout personnel, et qu'en cela on a eu et on a raison. Dès lors, l'amitié, les bons offices, le dévouement, le sacrifice, la reconnaissance, la vertu, le devoir et tout ce qui s'ensuit, comme la volonté, la liberté et la responsabilité, sont de- venus des mots et des choses parfaitement inutiles partout ailleurs que dans le dictionnaire et même dans le diction- naire qu'il faudra refaire comme tout le reste et remplir de mots nouveaux qui auront sur ceux qu'ils auront rem- placés l'avantage d'exprimer les mêmes idées avec beau- coup moins de clarté, de précision et d'élégance,

« Tout doit se faire pour le plaisir qu'on y trouve, et rien ne se doit faire de ce qu'on ferait sans une joie très-vive.

« Le travail sans fruit, c'est-à-dire le sang et Teau ré- pandus en vain sur une terre ingrate et pour des ingrats, ce travail-là, au moyen d'un certain mécanisme social,

D UN PINGOUIN. 30Î

deviendra attrayant^ et, au besoin^ on ne manquerait pas de bras qui seraient trop heureux d'avoir à remplir le tonneau des Danaïdes ou à vider passionnellement les écuries d'Âugias et autres écuries.

« Mais que dis -je? il n'y aura point de travail sans fruits point d'effort inutile; aussi le monde deviendra-t-il si riche, que ce qui lui manquera, ce sera l'appétit, et encore trouvera-t-on infailliblement le moyen de manger cinq ou six fois plus qu'on ne mange aujourd'hui.

ff On restera jusqu'à un certain point libre de se dé- vouer, mais personne ne vous en saura gré, et il sera dit, par exemple, qu'un tel., en se tuant pour sauver la vie de son ami ou même celle de son ennemi, a cédé à un goût particulier qu'il a satisfait et à un simple mouvement d'é- goïsme qu'il ne serait peut-être pas trop bon d'encourager.

« Il avait été écrit quelque part : « Aimez-vous les uns les autres; » ils ont écrit: « Aimez-vous vous-même! »> Kt de cet amour égoïste, et de ce bonheur solitaire, et de cette note unique que vous jouerez, vous unité, et sans vous soucier de l'ensemble, dans le grand concert de la nature, résultera le bonheur commun^ l'harmonie universelle.

« Leur recette guérit tout.

A Plus de maladies de Tàme, plus de passions mauvai- ses, contradictoires, ennemies, plus de guerres non plus ( si ce n'est toutefois entre les petits pâtés et les vol-au- vent); adieu enfin le cortège des petites et des grandes misères de la vie. On viendra au monde en chantant :

304 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

Amis, la matinée est belle; ou bien \ Ak! quel plaisir d'être phalansiérien! et non en criant et en se lamentant comme cela s'est pratiqué à tort jusqu'à présent. On vivra sans souffrir, et après une vie heureuse^ on quittera le bonheur lui-même sans regrets; en un mot, on en viendra à mourir pour son plaisir. Sans quoi on ne mourrait plutôt pas.

0 Nous allons voir quel peut être le résultat de ce nou- veau spécifique. Voici là-bas une grande maison qui n'est pas trop belle, et dans laquelle ces nouveaux apôtres du bonheur sur la terre se livrent à leurs jeux innocents. Allons-y, peut-être en aurons-nous pour notre argent. »

Sur la porte on lisait :

PHALANSTÈRE

PREMIER CANTON DRESSAI. ASSOCIATION DE BAS DEGRÉ.

(IIAR&IOME IlONGRÉE. )

C*est-à-dire en langage vulgaire : Nous somtnes ici quatre cents tous heureux.

Un immense avantage en éducation harmonienne, c'est de neutraliser Tinfluence des parents qui ne peut que re- tarder et pervertir Tenfant .

Dans une des salles d'entrée nous vîmes d'abord d'ex- cellentes petites ^mères qui refusaient de couver leurs œufs. « C'est déjà bien assez, Vécriaient-elles, qu'on soit

* Aasocintion compoace, Fouiier. (Tcxluel.)

D'UN PINGOUIN. 3(tô

obligé de les pondre soi-même. » Après quoi elles s'en allaient modestement chercher et rejoindre dans les jar- dins, au beau milieu des groupes des choutistes, des ravistes et autres amis des légumes, leurs préférés amo- vibles ou amoureux. Ou bien encore, si, tant bien que mal, les pauvres petits étaient éclos : « Je vous ai pondus, et, qui plus est, je vous ai couvés, disaient-elles à leurs nouveau-nés; que d'autres vous nourrissent. Nous vien- drons vous gâter plus tard si nous y pensons, n

Et vous croyez peut-être que les œufs et les petits res- taient là? Pas du tout.

Comme il a été reconnu que dans le système d'associa- tion composée les vrais pères et les vraies mères, ceux et celles que donnent la loi de la nature, la logique du cœur et le bon Dieu, ne valent pas le diable, l'associalion ne manque pas de leur substituer des individus qui, pour n'être que des pères adoptifs, n'en sont évidemment que meilleurs, puisqu'ils n'ont eu aucune raison pour le de- venir.

De temps en temps arrivaient à quatre pattes de vieux patriarches et de bonnes mères nourrices qui s'emparaient des orphelins et s'en allaient leur donner gratis la bec- quée, et les préparer à l'harmonie, chacun selon son de- gré d'âge ou de caractère dans les salles destinées aux hauts poupons, mi-poupons, bas poupons et autres.

Un Nilgaud sibyllin nous apprit que les patriarches et

les bonnes mères nourrices étaient d'excellents Renards II. m

306 VIR KT OriNfONS PIHLOSOPHIQURS

et des Fouines compatissantes, voire même de vieilles Couleuvres, dont Tattraclion pour les œufs éclos et à éclore était incontestable.

Un peu plus loin, des Loups dévoraient des Agneaux^ lesquels pour que les pauvres Loups ne mourussent pas de faim, se laissaient croquer à belles dents. Quelques- uns même, qui n'étaient pas mangés encore, semblaient attendre leur tour avec impatience.

Quoil leur dis-je, seriez-vous vraiment pressés d'être dévorés, et est-ce bien pour votre plaisir que vous atten- dez une pareille mort?

Pourquoi non? me répondit un charmant petit Agneau, c'est une at(raction comme une autre; s'il plait à ceux-ci de vivre, il faut bien qu'il nous plaise de mourir.

Le ciel permit aux Loups

D'en croquer quelques-uns

me dit un Singe qui avait entendu ma question

Ih les cro.'juèrenl lous,

ajouta en riant dans sa barbe, et en trempant une mouil- lette dans un œuf auquel il était supposé servir de père, un des Renards nourriciers que j'avais vus dans la pre- mière salle. Mais je vis le plus distinctement tout le parti qu'on

niiurricri cuicnt Ar ti

Ci'Ui i|Mi nr doniialnil p3> ,

irUN PINGOUIN. 307

pouvait lirer de la nouvelle doctrine, ce fut dans un seris- tëre ou étable principale qui se trouvait au centre. Sur un des panneaux de la porte on lisait :

SALLE D ÉTUDE TRAVAIL ATTRAYANT.

L'assemblée était nombreuse, les travailleurs étaient couchés les uns sur les autres, les plus gros sur les plus petits, comme de juste. 11 y avait des Sangliers civilisés qui ne manquaient pas de se coucher sur le dos quand ils étaient fatigués d'être sur le ventre, des Bœufs qui avaient abandonné leur charme, et des Chameaux qui essayaient de faire porter leui*s bosses à leurs voisins, lesquels au- raient désiré sans doute que les bosses fussent plates, si en pleine phalange un phalanstérien pouvait avoir quel- que chose d'impossible à désirer. Ceux qui ne dormaient pas bâillaient, ou allaient bâiller, ou avaient bâillé, et tous semblaient s'ennuyer profondément. Au centre était assis un Singe qui , tenant un de ses genoux dans ses mains, la tète un peu penchée en arrière, semblait ab- sorbé dans ses réflexions et penser pour les autres, bien qu'à vrai dire, il s'en souciât fort peu.

Monsieur, lui dis-je, ces gens si tristes sont-ils vrai- ment heureux ?

J'ai bien peur que non, me répondit-il, quoiqu'ils n'aient rien de mieux à faire. Quant à moi, continua-t-il^

308. Vit KT OPIMONS PII I LOSOPIIIQL KS

je suis bien mal sur ce tabouret; si je n'étais pas chef de phalauf^e^ je me coucherais comme les autres.

Eu nous en allant^ nous passâmes devant la boutique <run maréchal ferrant qui, comme tous ses confrères, s'était fait cordonnier, et vendait aux chevaux qui avaient les pieds sensibles des escarpins, des brodequins et des pantoufles en tapisserie.

Ma foi, dis-je à mon compagnon de route, j'en ai assez de Tile Heureuse et de cette promenade en har- monie. Ce serait à dégoûter du bonheur, si c'était le bonheur.

Quand les partisans de ce nouveau système n'auront plus rien à manger et à faire manger à leur système, j'espère bien, qu'à moins qu'ils ne se mangent les uns les autres, ils en viendront à....

Je ne pus achever, tant ce que je vis m'étonna. Mon guide, que j'avais pu croire au-dessus de toute émotion, comme TOiseau dont parle le poète : Impavidnm ferienl riUnœ; mon guide, jusque-là impassible, s' étant arrêté pour se désaltérer sur le bord d'une petite rivière, s'était mis tout à coup à donner les signes du plus violent dés- espoir. — Que je suis malheureux! s'écriait-il; que je suis malheureux! Ht il poussait de si profonds soupirs, que je courus à lui les larmes aux yeux.

Pour Dieu! qu'avez-vous, moa bien cher ami? lui dis-jc.

D'UN PINGOUIN.

309

Ce que j'ai? me répondiMI; et il me monlrail sur I*au(re rive un groupe de Canards musqués qui barbo- taient avec beaucoup de fatuité autour d'une des plus belles Oies frisées que j*aie vues de ma vie. Ce que j'ai?... Je n'ai rien, sinon que j'ai aimé comme un fou cette dame que tu aperçois là-bas, et elle m'aimait aussi!!! mais, hélas! un jour elle disparut.... Jusqu'à présent j'avais eu le bonheur de la croire morte, et n'avais cessé de la pleu- rer; aussi n'ai-je pas été maître de mon émotion en la retrouvant ici dans cette sotte lie, et en la voyant prodi- guer ses faveurs à ces petits imbéciles de Canards musqués qui l'entourent.

Consolez- vous, lui dis-je, ou du moins cherchez à vous consoler.

Chercher à se consoler, me répondit-il en relevant la tète, c'est n'avoir pas la patience d'attendre l'indiffé- rence. On ne se console pas, on oublie. J'oublierai.

Et s'étant couvert de ses ailes comme d'un sombre nuage, il se dirigea vers la mer nous arrivâmes sans qu'il eût prononcé un seul mot ni jeté un regard en arrière.

Amour redoutable, pensai-je, faut-il donc croire tout le mai qu'on dit de toi ? Comment cette Oie frisée a-t-elle pu tromper ce bon Oiseau? Qui m'assure que celle que j'aime?... Mais à quoi bon vous dire cela, cher lecteur?

:U0 VIK KT OPINIONS PIIILOSOPHIOUES

XIII

L'Ile (les P'ii{;oiiiiift.

Deux jours après, nous étions enfin dans Vile des Pin- gouins.

Que veut dire ceci? dis-je en apercevant deux ou trois cents individus de mon espèce qui étaient rangés sur la côte et comme en bataille; est-ce pour nous faire honneur ou pour nous mal recevoir que ces Oiseaux, mes frères, bordent ainsi le rivage?

Sois tranquille, me répondit mon ami, ces Pin- gouins, tes semblables, sont pour ne rien faire, et nous n'avons rien à craindre. Ils ont, comme tant d'autres, Tha- bitude de se rassembler sans but, et ne font guère autre chose, tant que dure le jour, que de rester plantés les uns à coté des autres comme des piquets. Cela ne fait de mal à personne, et cela leur suffit.

On nous reçut avec beaucoup de bonhomie, et les pre- miers que nous rencontrâmes nous conduisirent, avec toutes sortes de prévenances, vers un vieux Manchot qu'ils nous dirent être le roi de l'ile, et qui l'était en effet; ce qui ne nous étonna pas quand nous le vîmes, car c'était le plus gros Manchot qu'on pût voir, et nous ne pûmes nous empêcher de l'admirer.

. ^s^y.

I lur une pivrrvqullui wniil ilc irâiic, d cnlouré Je scitujfls,

D'UN PINGOUIN. 311

Ce bon roi était assis sur une pierre^ qui lui servait de trône, et entouré de ses sujets qui avaient tous Tair d'être au mieux avec lui.

Illustres étrangers, s'écria-t-il du plus loin qu'il tious aperçut, vous êtes les bienvenus et je suis enchanté de faire votre connaissance.

Et comme la foule qui l'entourait nous empêchait d'ar- river jusqu'à sa personne :

Çà, dit-il, mes enfants, rangez-vous donc un peu pour laisser passer ces messieurs.

Aussitôt les Dames se mirent à sa gauche, et les Pin- gouins à sa droite.

Puis, s'étant excusé de ce qu'il ne se dérangeait point, sur l'extrême difficulté qu'il éprouvait à marcher, ce bon Monarque nous fit signe d'approcher.

Messieurs les étrangers, nous dit-il, faites ici comme chez vous, et si vous vous y trouvez bien, restez-y. Dieu merci, il y a de la place pour tout le monde dans mon petit royaume.

Nous lui répondîmes qu'il était bien bon et que son petit royaume nous paraissait très-grand, ce qui le mit tout à fait en bonne humeur.

Cet excellent roi nous demanda alors d'où nous ve- nions, et dès qu'il sut que nous avions beaucoup voyagé, il nous fit raconter l'histoire de nos voyages, qu'il écouta avec tant de plaisir, que lorsqu'il croyait que nous allions

3l"i VIE ET OPINIONS IMIILOSOPII IQUES

nous arrêter^ il nous criait : Encore! » ce qui nous redonnait beaucoup de courage.

Lorsque ce fut pour de bon fini^ n'y pouvant plus tenii% il jeta par-dessus sa tête l'antique bonnet phrygien qui, de temps immémorial^ servait de couronne aux rois do ce pays^ il jeta aussi la marotte, symbole de sagesse qui lui tenait lieu de sceptre, ainsi que l'œuf vide qui^ dans sa main, figurait Tunivei^s, et, s'étant ainsi débarrassé, il nous ouvrit ses bras en nous disant :

Embrassez moi; vous êtes d'honnêtes Oiseaux que j'aime ; et, s'il vous plait, nous ne nous quitterons plus.

Ma foi, Sire, lui dis-je, je crois que nous aurions tort de vous refuser; si donc mon ami pense comme moi, nous resterons.

Qu'en dites-vous, monsieur le Fou, c'est à vous de parler. Regardez cette lie, et si, parmi ces rochers qui dominent la mer, il y en a un qui vous convienne, il est à vous.

Sire, répondit mon ami, des rois comme vous et des royaumes comme le vôtre sont très-rares, et je ne de- mande pas mieux que de vivre et de mourir chez vous.

Bien dit, s'écria le roi; d'ailleurs, cher monsieur, ajoula-t-il, vous ne serez pas le seul Fou dans cette île, et vous savez.... plus on est de fous, plus....

Et comme la plaisanterie fut très-goùtée :

Mes enfants, dit le prince au comble du bonheur, ces messieurs sont des nôtres, traitez-les bien.

D UN PINGOUIN 313

Chacun se mit alors à crier : « Vive le roi ! vive le roi ! » Et, ma foi ! nous criâmes comme les autres^ et plus fort que les autres : « Vive le roi I »

Après quoi :

Quant à vous, ajouta ce grand monarque, en s' adres- sant plus particulièrement à moi, ce n'est pas tout. J'ai une idée ! êtes-vous marié?

Sire, lui répondis-je, je suis garçon.

11 est garçon ! dit Sa Majesté en se retournant du côté des dames, garçon 1 ! !

Lui garçon! s'écrièrent-elles toutes aussitôt; c'est un péché, il faut le marier.

Vous Tavez dit, s'écria le roi en riant de tout son cœur, et j'étais sûr que vous le diriez!

Mais, Sire, m'écriai-je, voyant enfin, mais trop tard, il voulait en venir, mon cœur est....

Ta, ta, ta, chansons; taisez-vous, me dit-il; votre cœur est bon, et vous ne me refuserez pas d'être mon gendre; je n'ai point de fils, vous m'en servirez, vous me succéderez, et je mourrai content. Qu'on aille bien vite me chercher la princesse ! ajouta-t-il.

Je m'attendais si peu à cette proposition, que je restai muet d'étonnement.

Qui ne dit mot consenti s'écria le roi.

Et je n'avais pas encore eu le temps de prendre un parti, que déjà la princesse, à laquelle on avait dit de quoi il s'agissait, était arrivée, toujours courant, de façon que,

II.

40

3M ME ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

quand je levai les yeux sur elle, je renconti'ai les sie^ls qui, hélas! ne me parurent point cruels.

Regardez-la donc, me disait celui qui voulait deve- nir mon beau-père, et regardez-la bien. N'êtes-vous pas ravi? n'êtes-vous pas trop heureux? ne la trouvez-vous pas jolie?

Bonté divine ! pensai-je, elle jolie ! elle qui me res- semble comme deux gouttes d'eau se ressemblent!

Et si vous saviez quelle bonne fille cela fait, et quelle bonne grosse femme vous aurez là? disait le pauvre père en jetant sur la jeune princesse des regards attendris. Sans compter, ajouta-t-il, que pas une de mes sujettes n'a les pieds plus larges, la taille plus épaisse, les yeux plus petits, le bec plus jaune. Et sa robe, disait-il encore, n'est-elle pas superbe? et ses petits bras, ne sont-ils pas aussi courts qu'on peut les désirer? et cette espèce de pa- latine qui s'arrondit gracieusement sur son dos, en avez- vous vu de plus belles?

Hélas! dis-je tout bas à mon ami, il y a des siècles que les palatines sont passées de mode !

Tu auras le meilleur beau-père qu'on puisse voir, me répondit-il.

Mais ce n'est pas lui qui sera ma femme! lui

dis-je.

Le mariage est le meilleur des maux, reprit-il; si ce n'est déjà fait, oublie ta Mouelte

Ttfla iroiiïPJ-ïoujpjsjoli«T

b'U.iN PINGOUIN 315

Hélas ! pensais-je, le souvenir nous lue, mais qui de nous voudrait oublier !

Pendant ce temps-là :

A quand la noce? disaient les jeunes gens.

Cela fera un beau couple, disaient les vieillards.

Et ils auront beaucoup d'enfants, ajoutaient les com- mères .

Il n'est pas malheureux! disaient les jaloux. Pour un Pingouin de rien, on ne sait et d'un œuf inconnu, une princesse ! je crois bien qu'il accepte,

Mariez-vous! mariez-vous I mariez-vous! me disait- on de tous côtés.

Je me mariai donc.

Le beau-père fit tous les frais de la noce : car, en Pin- gouinie, les rois ont, comme les plus pauvres de leurs sujets, de quoi marier et doter convenablement leurs filles.

Et voilà comment je devins fils de roi, et voilà com- ment on fait de sots mariages; et c'est ainsi que tous mes tourments finirent par un malheur, car ma femme se trouva n'être pas trop bonne, et je ne fus guère heu- reux.

Aussi n'oubliai-je rien.

/

/

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é

j j'en ai tant <lit; . j ai encore un aveu

.0 je revoyais celle que j'avais tant a appelait. Dans mon rêve, je la revis si ^ que la place je croyais la voir, que, quand •^^i^illai, je me persuadai q«e si cette place exis^ ' jreiî»^ P®^^^ ^'^ cherchant bien, je la trouverais. Je ,/j/5 donc de partir, et, après avoir fait quelques pré- ^tifs et prétexté une mission diplomatique, je m'en ^Isi laissant ma femme et mes enfants, ce qui était fort mal.

Pendant deux ans tout au moins je courus le monde sans rien rencontrer de ce que je cherchais, et ne retirai aucun fruit de mes voyages, sinon que j'appris que les vagues de la Méditerranée sont plus courtes que celles de rOcéan, et qu*il y a sur ce globe sept fois plus de surface d'eau que de surface de terre, ce qui me donna, entre autres idées, une grande idée des poissons.

Mais tout d'un coup, et au moment je commençais à désespérer, je retrouvai sur un banc de sable.... et ac- croupie sur les restes immondes d'une Baleine échouée.... et en compagnie d'un ignoble Cormoran, le plus lâche des

D'UN PINGOUIN.

:\n

ixiev, cette Mouette éthérée, cette beauté par- ^\ cette sylphide, dont la séduisante image

^'appris que tout ce qui brille n'est

"^nner son cœur, on ne ferait pas

ux fois; que dis-je? à cent fois, dût-

voir toujours trop clair, et ne le donner

0 mon premier amour ! combien il m'en coûta de rou- gir de vousl que devins-je quand je découvris que j'avais couru après un fantôme, que j'avais adoré un faux dieu, et que cette Mouette sans égale n'était qu'une Mouette de la pire espèce.

L'habitude du malheur tinit par rendre ingénieux à s'en consoler. Tout est bienl m'écriai- je; mieux vaut la dure vérité que le plus doux mensonge. Et je mis à la voile pour l'île des Pingouins, bien résolu cette fois de n'en plus sortir et de devenir à la fois bon époux, bon père et bon prince.

XV

Dès mon arrivée, j'allai visiter notre peuple qui se portait fort bien, et mon beau-père, qui, Dieu merci! se portait encore mieux que notre peuple; et puis ensuite je me mis en quête de ma chère femme, que je retrouvai

318 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES

avec mes deux eufanls, et... ùénécliclion céleste/... deux enfants de plus!

XVI

Ce que voyant, je m'en allai trouver mon ami le Fou.

Le roi, qui avait su l'apprécier, avait voulu faire de lui son premier ministre, mais mon ami s'en était excusé sur sa santé, qui était, en effet, fort délabrée. On médecin qu'on avait consulté avait même paru craindre que sa poitrine ne fût attaquée.

Mon ami, lui dis-je, vous n'avez pas bonne mine, il faudrait vous soigner.

Bahl dit-il, chaque heure nous blesse; heureuse- ment, la dernière nous tiie.

Il demeurait sur un rocher qui surpassait tous les autres en hauteur; il y vivait très-retiré, ne voyant personne ou presque personne, parce que, disait-il, quand on est seul on est encore avec ceux qu'on aime.

L'Oiseau Anonyme, le Silencieux et le Solitaire fai- saient toute sa société.

Décidément, lui dis-je après lui avoir conté ce qui venait de m'arriver, je ne suis pas heureux.

Kl piiii cniujie je nw mil enquèlc ilc m

inréltMlt:... ititf nfanii it pUi

D UN PINGOUIN. 319

Et pourquoi diable le seriez-vous? me dit-il; avez- vous mérité de Tétre? Voyons, qu'avez- vous trouvé? que tirez-vous de votre sac? montrez-moi votre Irésor. Avez- vous assez couru 1 vous êtes-vous assez remué 1 Étes-vous trop puni? Enfin, me disait-il, aucun but valait-il donc la peine de tant d'efforts?

Vous aurez beau dire, m'écriai-je, je n'aurais pas été fâché d'être heureux, ne fût-ce qu'un peu, pour savoir ce que c'est que le bonheur.

Mille diables! reprit-il avec une incroyable vivacité, quel maudit entêtement I Mais avez-vous pris, Pingouin que vous êtes, qu'on pouvait être heureux? est-ce qu'on est heureux?

« Pour l'être^ il faudrait préférer les nuages au soleil,

la pluie au beau temps, la douleur au plaisir, avoir grande envie de rire ou mettre son bonheur à pleu- rer, — n'avoir rien et se trouver trop riche de moitié,

prendre que tout ce qui se fait est bien fait, que tout ce qui se dit est bien dit, croire aux balivernes et que les vessies sont des lanternes, se persuader qu'on vit quand on rêve, qu'on rêve quand on vit,

adorer des prestiges, des apparences, des ombres, avoir un pont pour toutes les rivières, se payer de belles paroles, nier le diable au milieu des diableries,

tout savoir et ne rien apprendre, bouleverser la mappemonde, et mettre enfin chaque chose à l'envers.

« D'ailleurs, ajouta-t-il après avoir toutefois repris

3-20 VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D'UN l'INUOUlN.

haleine^ si vous êtes malheureux^ attendez, le temps détruit tout. » J'attends donc!

Si vous êtes malheureux, lecteur, iaites comme moi : tout prend fin, même cette histoire.

P.-J. HiMhl.

TABLETTES

DE L4 GIRAFE

DU JARDIN DES PLANTES.

(iràces soient ren- jp dues mille fois au dieu bienfaisaulqui protège les Four- \ mis, les Girafes et ^les Hommes peut- r7";.êtrel Nous allons ^^i,_ avant peu, ô mon bien- aimé 1 nous voir rapprochés à jamais. Les savants dont je te parlerai tout à l'heure (ce sont des gens qui font ici la pluie et le beau temps, mais le beau temps bien

322 TABLETTES

rarement)^ les Savants^ à\s-'ie^ viennent de décider dans leur sagesse qu'il était éminemment rationnel de nous réu- nir, pour parvenir, dans la monographie des Girafes, à l'ap- préciation exacte de certains faits particuliers. 11 est vrai- semblable que cela ne te paraîtra pas fort clair au premier abord ; mais tu en sauras autant que moi après deux mots d'explication.

Je ne te rappellerai pas les douleurs de notre sépara- lion ; hélas ! tu les as senties comme moi. Je ne te parle- rai pas des souffrances de ma captivité dans une prison de bois, à travers les mers et les tempêtes. N'es-tu pas condamné à les subir à ton tour? Plus heureux que moi cependant, puisqu'au bout des jours d'épreuve qui te me- nacent, tu es sûr de me retrouver ! Tu verras d'ailleurs tous ces détails dans mes Impressions de voyages, aussitôt que Revue des Bêtes aura paru. Ses rédacteurs ne man- queront pas.

Il te suffira donc de savoir aujourd'hui qu'on me trans- portait sur une terre si différente de la nôtre, que tu au- ras quelque peine à t'y accoutumer. Le soleil y est pâle, la lune blafarde, le ciel terne, la poussière sale et dé- trempée, le vent humide et froid. Sur trois cent soixanle et quelques jours dont se compose l'année, il pleut pen- dant trois cent quarante, et tous les chemins deviennent d'immondes rivières, une Girafe qui se respecte n'ose- rait poser une patte. Seulement, pour changer un peu, pendant une partie de Tannée, la pluife devient blanche,

DE LA GIRAFE. 323

et couvre au loin le sol d'un immeusc tapis doot Té- blouissante monotonie blesse l'œil et contriste rame; Teau devient solide^ et malheur aux oiseaux du ciel qui ont soif I ils meurent au courant des ruisseaux sans pou- voir se désaltérer. A Taspect de cette région désastreuse, je restai un moment saisie d'effroi ; je venais d'arriver dans la Belle France.

L'espèce d'Animal qui domine dans le triste pays dont je viens de te faire la peinture est probablement la plus maltraitée de toutes les créatures de Dieu. Le devant de sa tète, au lieu d'être élégamment allongé en courbe gracieuse, est plat et vertical. Son cou, presque tout à fait caché entre les épaules, n'a ni développement ni sou- plesse; sa peau rase est d'une couleur terreuse et livide comme le sable, et, pour comble de ridicule, il a pris la sotte habitude de marcher sur ses pattes de derrière, en balançant burlesquement de côté et d'autre les pattes de devant pour maintenir son équilibre. 11 est difficile de rien imaginer de plus absurde et de plus laid. Je suis portée à croire que ce pauvre Animal a quelque sentir ment naturel de sa difformité, car il cache avec un grand soin tout ce qu'il peut en dérober aux regards sans nuire à l'exercice de ses organes ; et, pour y parvenir, il a réussi à se fabriquer une sorte de peau factice avec Técorce de certaines plantes ou la toison de certains Animaux, ce qui ne l'empêche pas de paraître presque aussi hideux que s'il était nu. Je te réponds, mon bien-aimé, que, lorsqu'on a

324 TABLETTES

VU rHomme d'un peu près^ on est bien fière d'être Girafe.

Tu sais combien il nous est facile de nous communi- quer toutes nos émotions et tous nos besoins avec des cris^ des gloussements, des murmures, et surtout avec le regard^ tout sentiment vient se peindre. La race misé* rable dont je te parle a^ selon toute apparence^ joui du même privilège autrefois; mais, entraînée par un fatal instinct, ou, s'il faut en croire les plus sages^ soumise par sa destinée à un implacable châtiment, elle s'est avi- sée de substituer au simple langage de la nature un grom- mellement articulé presque continu, de la monotonie la plus importune, dont l'objet principal est de ne pas se faire comprendre, et qu'on appelle la parole. Cet artifice bizarre sert seulement à énoncer de la manière la plus obscure possible, car c'est toujours la moins nette et la moins significative qui est la meilleure, quelque chose de vague, de confus, d'indéfinissable, qui prend le nom à'idàs, quand on veut lui donner un nom. Comme ce mot ne signifie absolument rien, c'est celui dont on est convenu. L'échange défiant, hargneux, quelquefois tu- multueux et hostile de ces vains bruits de la voix^ est ce qu'on appelle une conversation. Lorsque deux Hommes se séparent après avoir conversé pendant trois ou quatre heures, on peut être assuré que chacun des deux ignore profondément ce que pense l'autre, et le hait plus cordia- lement qu'auparavant.

Ce qu'il faut bien que je t'apprenne encore, c'est que ce

u prêt , oa «i bitn Bén ièut tiintr.

DE LA GiRAFË. 325

vilain Animal est essentiellement féroce^ et se nourrit de chair et de sang; mais ne t'épouvante pas^ je t'en prie. Soit par un effet de sa lâcheté naturelle^ soit par un hor- rible raffinement d'ingratitude et de cruauté, il ne mange que de pauvres Bétes sans défense, timides, faciles à tuer par surprise, et qui le plus souvent l'ont habillé de leur laine ou enrichi de leurs services. Encore est-il d'usage qu'il les prenne exclusivement dans le pays; un Animal venu de l'étranger lui inspire d'ordinaire un religieux res- pect, qu'il manifeste par toute sorte de soins et d'hom- mages; ce qui parait du moins prouver, à son honneur, qu'il ne se dissimule pas l'infériorité relative de sa misé- rable condition. 11 trace des parcs pour la Gazelle, il dé- core des antres pour le Lion ; il a planté pour moi des arbres à la feuille nourrissante, dont je peux atteindre aisément la cime; il a jeté devant mes pas une pelouse fraîche comme celle qui croit au bord des puits, ou un sable roulant et poli comme celui que mon pied fait voler dans le désert; il entretient dans ma demeure une température toujours égale, et ses semblables seraient trop heureux s'il avait pour eux les mêmes égards et les mêmes attentions; mais il ne s'en soucie guère. Toujours il les dédaigne quand il n'en a pas besoin; souvent il les tue, et quelquefois même il les mange dans certains jours de grande solennité. Les jours de cai*nage sans appétit et sans but sont infiniment plus communs, et ils arrivent au moment l'on y pense le moins. L'occasion de ces mas-

326 TABLETTES

sacres est ordiDairement ce rien sonore qu'on appelle un root^ ou ce rien indéfinissable qu'on appelle une idée. Au défaut des armes naturelles que la sage prévision de la Providence a refusées à l'Homme^ il a inventé, pour ces horribles collisions, des instruments de mort qui détrui- sent infailliblement tout ce qu'ils louchent, et qui sont eu général copiés sur ceux dont la nature a muni les Ani- maux pour leur défense; on le voit porter à côté de sa cuisse, avec une sorte d'orgueil, une épée longue et poin- tue comme celle de la Licorne, ou un sabre recourbé et tranchant comme celui de la Sauterelle. Il n'est pas jus- qu'au tonnerre'du Tout-Puissant dont il n'ait dérobé le secret à la création, en modifiant ses formes et son usage avec une exécrable variété. Il en a de portatifs qui s'ap- puient à l'épaule sur une de ses pattes de devant; il en a d'énormes qui sont cependant mobiles, qui courent au- devant de lui sur quatre roues, et qui portent dans leurs entrailles de fer mille morts à la fois. Quand on n'est pas d'accord sur le mot ou sur l'idée, et Dieu sait si cela ar- rive souvent! on met ces épouvantables machines en cam- pagne, et celui des deux partis qui tue le plus de monde à son adversaire a raison jusqu'à nouvel ordre. Cette ma- nière d'avoir raison, qui te fait sans doute horreur, a même un nom particulier : c'est de la gloire.

L'Homme n'est pas le seul Animal parlant que Ton re- marque ici. J'en vois souvent un autre que l'on appelle le Savant, et qui fait tout ce qu'il peut pour se distinguer

K KM'ic d'orgueil, un Hbrc recouttir

Il n'a plu» qu'à n]«i ton cocon et 1 ■'mlPirrr lUni un Ht rc qui lui Krtd«ctar]>ulldF.

DE LA GIRAFE. 3^

de l'espèce commune^ à laquelle il ap[>arlienl cependant beaucoup plus qu'il n'en a lair. Ce qui le caractérise du premier abords c'est son pelage d'un vert foncé qu'il aime à ebamarrer de broderies et de rubans; mais je t'ai déjà dit que c'était un pur artifice, et il n'y a communément là-dessous qu'une espèce d'Animal comme le premier Homme venu. Il en diffère plus essentiellement par son langage, qui est la chose la plus extraordinaire du monde. 11 n'y a aucun égard à cette fiction de l'idée qui occa- sionne tant de tribulations au reste de l'espèce, mais seu- lement au mot qui la représente bien ou mal pour les autres, et qu'il se ferait scrupule d'employer, si on pou- vait lui reprocher d'avoir égard à l'autorité de l'usage. L'état de Savant consiste à se servir de mots si rarement prononcés, qu'il vaudrait autant qu'ils ne l'eussent pas été du tout, et le principal mérite du Savant est de faire tous les jours des mots nouveaux que personne ne puisse en- tendre, pour exprimer des faits vulgaires que tout le monde peut connaître Aussi le Savant ne se fait-il pas faute de ces inventions barbares dont il a seul le secret; mais il le faut bienl un Savant intelligible ne serait plus un Savant, et c'est en vain qu'il aspirerait au pelage vert; car le Savant se produit par piétamorphose comme le Pa- pillon. Tout Homme qui baragouine intrépidement un langage inconnu est la Chenille d'un Savant; il n'a plus qu'à filer son cocon et à s'enterrer dans un livre qui lui sert de Chrysalide. La plupart y meurent tout de bon.

328 TABLETTES

Une autre espèce beaucoup plus intéressante^ c'est la Femme, pauvre Animal doux, élégant, délicat, timide, que THomme a conquis je ne sais où, je ne sais quand, et qu'il s'est soumis comme le Cheval, par la ruse ou par la force. Je te déclare ici, et je n'y mets pas de fausse modestie, que c'est la Bête la plus gracieuse de la nature. Cependant l'Homme déteint un peu sur elle, il lui fait tort; elle gagnerait à être vue à part. On sent trop qu'elle est tourmentée par la douloureuse conscience de sa des- tinée faussée, de son avenir trahi. Comme le besoin d'ai- mer est à peu près le seul de ses sentiments; comme il faut absolument qu'elle aime quelque chose ou quelqu'un, elle se persuade quelquefois qu'elle aime un Homme et qu*elle va retrouver en lui le type de cet amant d'autre- fois dont son indigne ravisseur l'a séparée; mais Fillusion ne dure pas longtemps. A peine s'est -elle donné un maître, que le type s'efface et va se loger dans un autre. Ne crois pas que l'expérience d'une seconde, d'une troi- sième, d'une dixième erreur la désabuse enfin de ce fan- tôme qui l'appelle partout et la fuit toujours. Elle n'existe que pour aspirer à l'ôtre inconnu qui compléterait sa vie, et je n'ai pas besoin de te dire qu'elle ne le trouvera ja- mais. L'inconstance est donc un de ses défauts ou plutôt un de ses malheurs, car on ne jouit pas du bonheur d'ai* mer quand on conçoit la possibilité future de ne plus aimer ce qu'on aime. Les Hommes lui reprochent aussi un peu de vanité; mais, suivant leur usage, les Hommes

LA GIIIAFE. 329

lie saveut ce qu'ils disent. La vanité coiisisle dans un juge* nient exagéré qu'on porte de soi^ et la Femme s* estime tout au plus ce qu'elle vaut. Si elle savait mieux se con- naître^ elle se soumettrait avec moins de déférence aux pratiques ridicules que ses tyrans lui imposent et qui lui répugnent visiblement. Le pelage artificiel, par exemple, convient peut-être à FHomme qui est épouvantablement laid ; mais à la Femme, c'est un hors-d'œuvre de mauvais goût. Il est vrai de dire qu'elle le rend aussi exigu, aussi léger, aussi transparent que possible, et qu'elle s'arrange de manière à laisser deviner tout ce qu'elle n'ose pas laisser voir.

Si le bruit des étranges manies qui tourmentent le monde je vis est parvenu jusqu'au désert, tu t'étonneras que je te donne tant de détails sur le pays Ton m'a fâcheuse- ment naturalisée, en dépit de mes inclinations, et que je ne t'aie rien dit encore de la politique de ces gens-ci ou de leur manière de se gouverner. C'est que, de toutes les choses dont on parle en France sans les entendre, la po- litique est la chose sur laquelle on s'entend le moins. Si tu écoutes une personne à ce sujet, c'est grand embarras; situ en écoutes deux, c'est confusion; si tu en écoutes trois, c'est chaos. Quand ils sont quatre ou cinq, ils s dé- gorgent. A en juger par les honneurs unanimes qu'ils m'ont rendus, au milieu des sentiments de haine réci- proque, et certainement bien fondée, qui les animent les uns contre les autres, j'ai pensé quelquefois qu'ils s'étaient

11. 42

:iaO TABLETTES

arrêtés à l'idée de me reconnaître pour souveraine^ et je suis réellement^ à ma connaissance^ le seul être un peu haut placé pour lequel ils témoignent quelques égards. Il ne serait pas surprenant, d'ailleurs^ que les plus habiles d'entre eux, justement effrayés des inconvénients et des malheurs d'une lutte étemelle sur l'origine et le caractère des pouvoirs sociaux (tu ne sais pas ce que c'est)^ se fussent réunis à l'amiable dans le sage projet de choisir leurs maî- tres à la taille^ ce qui réduirait toutes les difficultés du système électoral et du système monarchique à une opé- ration de toisé. Rien ne parait plus raisonnable.

Il y a quelques jours que je me crus sur le point de pé- nétrer tout à fait dans ces mystères. J'avais entendu dire que les Hommes d'élection^ entre les mains desquels re- posent toutes les destinées du pays, s'assemblaient publi- quement dans un lieu plus rapproché des rives du fleuve que celui qui m'est désigné pour séjour^ et j'y dirigeai ma promenade. J'arrivai^ en effets à un vaste palais, dont un peuple innombrable occupait toutes les avenues, et qui me parut habité par une multitude de personnages affai- rés, tumultueux, bruyants, qui ne diffèrent, au premier abord, du reste des Hommes que par une laideur plus caractéristique, plus maussade et plus rechignée, ce que j'attribuai sans peine à l'habitude des méditations graves et des affaires sérieuses. Ce qui me surprit davantage, c'est leur extrême pétulance qui ne leur permet pas de rester un seul instant en place, car j'assistais par hasard à une

I)K LA GIRAFE. 331

des séances orageuses de la session « Ils s'élançaient^ bon- dissaient^ se mêlaient en cent groupes confus^ apostro- phaient leurs adversaires de cris et de gestes menaçants^ ou leur montraient les dents avec d'effrayantes grimaces. 1^ plupart semblaient avoir pour objet de s'élever le plus possible au-dessus des autres^ et certains ne dédaignaient pas^ pour y parvenir^ de se jucher habilement sur les épaules de leurs voisins. Malheureusement, quoique pla- cée d'une manière fort commode par le bénéfice de ûia haute stature, pour ne pas perdre un des mouvements de rassemblée, il me fut impossible de saisir une parole dans cet immense brouhaha, et je me retirai de guerre lasse, horriblement assourdie de vociférations, de grincements, de sifflements, de huées, sans pouvoir établir Tapparence d'une conjecture sur l'objet et les résultats de sa délibéra- tion. Il y a des gens qui assurent que toutes les séances ressemblent plus ou moins à celle-là, ce qui me dispense d'assister à une autre * .

Je me proposais de te donner quelques échantillons du langage dont on se sert maintenant à Paris, avant de livrer cette lettre à mon interprète, mais il prétend que cela lui gâterait la main ; et puis, pour dire vrai, j'ai trop

* Il est évident que la Girafe tombe ici dans une méprise qui serait peu respec- tueuse, si elle n'était parfaitement innocente. Confinée dans le Jardin du Roi, elle n'a pu visiter la Chambre des Dépulés qu'elle croit dëcrii-e. Ce qu'elle a vu, c'est le Palais des Singes.

NOTE f>K l/ÉniTElIli.

33l> tablettes

de peine à fixer ce jargon dans ma mémoire. Tu en ju- geras suffisamment par deux périodes que viennent d'é- changer, sur mes gazons fleuris, un grand jeune Homme à barbe de Bison et une charmante Femme aux yeux de Gazelle, envers laquelle il cherchait à se justifier d'une absence prolongée.

« J'étais préoccupé, belle Isoline, lui disait*il, de « puissantes idées dont le cœur qui bat dans votre poi- « trine de Femme a la noble intuition. Placé, par les ca- « pacités qu'on veut bien m'accorder, au plus haut degré « des adeptes de la perfectibilisation, et absorbé depuis « longtemps dans les spéculations philanthropiques de la « philosophie humanitaire, je traçais le plan d'un ency- » clisme politique viendront se moraliser tous les peu- » pies, s'harmoniser toutes les institutions, s'utiliser toutes « les facultés et progresser toutes les sciences; mais je « n'en étais pas moins entraîné vers vous par Tattraction <( la plus passionnelle, et je...

« N'achevez pas! interrompait Isoline avec solen- « nité ; ne me croyez pas étrangère a ces hautes médi- « tations et ne soupçonnez pas mon âme de se laisser » séduire aux appâts d'un naturalisme grossier. Fière de « votre destinée, cher Adhémar, je ne vois dans le « sentiment qui nous unit qu'un dualisme d'affinités que (' l'instinct respectif de cohésion a fini par confondre « dans un individualisme sympathique, ou, pour m'ex- « primer plus clairement, que la fusion de deux idio-

!z pn mon ime de te Wmer téâain tiii tp\<Us •1 un iiiiliiraliiinc (iruititr.

de: la girafe. 33:t

« syncrasies isogènes qui sentent le besoin de se simul- er tanéiser. »

Là-dessus la conversation s'est continuée à basse voix, et je crois pouvoir supposer qu'elle est devenue plus in- telligible, car le jeune philosophe rayonnait d'orgueil et de joie quand il a quitté Isoline pour ne pas être surpris par le cornac de sa maîtresse. Te serais-tu jamais imaginé que cet abominable galimatias pût signifier je vous aime dans une langue quelconque? Si ce n'est là, cependant, la manière la plus commode de parler^ c'est assurément la plus distinguée, et il y a même des beaux esprits très- vanlésqui font profession de ne pas s'exprimer autrement. Oh! qu'il me tarde, mon ami, d'entendre parler girafe!

P. S. Quoique renseignement élémentaire ne soit pas établi en Girafe, et peut-être même parce qu'on n'y peu- sera jamais dans nos solitudes, les caractères de cette let- tre s'xpliqueront d'eux-mêmes à tes yeux et à ta pensée. Ils sont tracés sous mon inspiration par un bonhomme de mes amis qui entend la langue des Animaux beaucoup mieux que la sienne propre, ce qui n'est réellement pas trop dire, et que je recommanderai un jour à ta douce indulgence. F^e pauvre diable m'est assez connu pour que ose affirmer qu'il s'est laissé faire Homme parce qu'il n'a pu faire autrement, et qu'il aurait abdiqué volontiers, si

TI4 TAllLETTES DE LA GlHArE.

cela eût dépendu de lui^ les privilèges de sa sotte espèce, pour prendre la peau de tout autre Animal^ grand ou petit, pourvu qu'il fût honnête.

La Girafe.

Pour traduction conforme,

Ck Nodier.

HlSTOrKE

MERLE BLANC.

(Ju'il est glorieux, mais qu'il est pénible d'être en ce -monde un Merle excep- tionnel! Je ne suis point un Oiseau fabuleux , et M. de Buffon m'a décrit. Mais, hélas! je suis extrê- mement rare, et très-dif- ficile à trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible!

Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depiii'ï nombre d'années, au fond d'un vieux jar- din retiré ilu Marais. C'était un ménage exemplaire. Pen-

3)0 HISTOlKfe:

(lant que niu mcre^ assise dans im buisson fourré^ pondait régulièrement trois fois par an^ et couvait^ tout en som- meillant^ avec une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, malgré son grand âge, pico- rait autour d'elle toute la journée, lui apportant de beaux Insectes qu'il saisissait délicatement par le bout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d'une chanson qui réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre nuage n'avait troublé cette douce union.

A peine fus-je venu au monde, que, pour la première fois de sa vie, mon père commença à montrer de la mau- vaise humeur. Bien que je ne fusse encore que d'un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, ni la tournure de sa nombreuse postérité. Voilà un sale en- fant, disait-il quelquefois en me regardant de travers; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous les plâtras et tous les tas de boue qu'il rencontre, pour être toujours si laid et si crotté.

Eh! mon Dieu, mon ami, répondait ma mère, tou- jours roulée en boule sur une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas que c'est de son âge? Et vous-même, dans votre jeune temps, n'avez-vous pas été un charmant vaurien? Laissez grandir notre Merli- chou, et vous verrez comme il sera beau; il est des mieux que j'aie pondus.

D'UN MERLK BLANC. 3^7

Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s'y trom- pait pas; elle voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité ; mais elle faisait comme toutes les mères, qui s'attachent souvent à leurs enfants, par cela même qu'ils sont maltraités de la nature, comme si la faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d'avance l'injustice du sort qui doit les frapper.

Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me voyant gre- lotter presque nu dans un coin; mais dès que mes pauvres ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume blanche qu'il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je craignis qu'il ne me plumât pour le reste de mes jours. Hélas! je n'avais pas de miroir; j'igno- rais le sujet de cette fureur, et je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si barbare.

Un jour qu'un rayon de soleil et ma fourrure naissante m'avaient mis, malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me mis, pour mon malheur, à chanter. A la première note qu'il entendit, mon père sauta en l'air comme une fusée.

Qu'est-ce que j'entends là! s'écria-t-il ; est-ce ainsi qu'un Merle siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce siffler?

33H HISTOIRE

l]t s'aballdiit près de ma mère avec la eouteuance la plus terrible :

Malheureuse, liit-il^ qui est-ce qui a pondu dans ton nid?

A ces mots^ ma mère indignée s'élança de son écuelle^ non sans se faire du mal à une patte; elle voulut parler, mais ses sanglots la suffoquaient; elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d'expirer; épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.

0 mon père, lui dis-je, si je siffle de travei^s, et si je suis mal vêtu, que ma mère n'en soit point punie! Est-ce sa faute si la nature m'a refusé une voix comme la vôtre? Est-ce sa faute si je n'ai pas votre beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent l'air d'un marguillier en train d'avaler une omelette? Si le ciel a fait de moi un monstre, et si quelqu'un doit en porter la peine, que je sois du moins le seul malheureux!

Il ne s'agit pas -de cela, dit mon père; que signifie la manière absurde dont tu viens de te permettre de sif- fler? qui t'a appris à siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?

Hélas! Monsieur, répondis je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais, me sentant gai parce qu'il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de Mouches.

On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et lorsque je fais entendre ma voix la nuit,

Tii n M pu mon flli : lu n » pu un Mcrl*-.

D'LN MERLt: BLANC. 339

apprends qu'il y a ici, au premier étage^ un vieux mon- sieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres pour m'entendre. N'est-ce pas assez que j'aie devant les yeux l'affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l'air enfariné comme un paillasse de la foire? Si je n'étais le plus pacifique des Merles, je t'aurais déjà cent 'fois mis à nu, ni plus ni moins qu'un Poulet de basse- cour prêt à être embroché.

Eh bien! m'écriai-je, révolté de l'injustice de mon père, s'il en est ainsi. Monsieur, qu'à cela ne tienne 1 je me déroberai à votre présence, je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche par laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, Monsieur, je fuirai; assez d'autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère pond trois fois par an; j'irai loin de vous cacher ma misère, et peut-être, ajoutai je en sanglotant, peut-être trouverai-je dans le potager du voisin ou sur les gouttières quelques Vers de terre ou quelques Araignées pour soutenir ma triste existence.

Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s'at- tendrir à ce discours; que je ne te voie plusl Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un Merle.

Et que suis-je donc. Monsieur, s'il vous plaît?

Je n'en sais rien, mais tu n'es pas un Merle.

Après ces paroles foudroyantes, mon pèie s'éloigna à pas lents. Ma mère se releva tristement et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi, confus

HO iiistoikk;

et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et j'allai^ comme je l'avais annoncé, me percher sur la gouttière d'une maison voisine.

\l

Mon père eut l'inhumanité de me laisser pendant plu- sieurs jours dans cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon co^ur, et, aux regards détournés qu'il me lançait, je voyais bien qu'il aurait voulu me pardonner et me rappeler; ma mère, surtout, levait sans cesse vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à m'appeler d'un petit cri plaintif; mais mon horrible plumage blanc leur inspirait^ malgré eux, une répugnance et un elFroi auxquels je vis bien qu'il n*y avait point de remède.

Je ne suis point un Merle! me répétais-je; et, en effet, en m'épluchant le matin, et en me mirant dans l'eau de la gouttière, je ne reconnaissais que trop claire- ment combien je ressemblais peu à ma famille. 0 ciel ! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis!

Une certaine nuit qu'il pleuvait à verse, j'allais m'en- dormir exténué de faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus mouillé, plus pâle et plus maigie que je ne le croyais possible. 11 était à peu

D'UN MEllLK BLANC. 3M

près (le ma couleur^ autant que j'en pus juger à travers la pluie qui nous inondait; à peine avait-il sur le corps assez de plumes pour habiller un Moineau^ et il était plus gros que moi. 11 me sembla^ au premier abord^ un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux; mais il gardait^ en dépit de Torage qui maltraitait son front presque tondu^ un air do fierté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de la gouttière. Voyant que je me grattais Foreille et que je me retirais avec componction, sans essayer de lui répondre en sa langue :

Qui es-tu? me demanda- 1- il d'une voix aussi enrouée que sou crâne était chauve.

Hélas! Monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je n'en sais rien. Je croyais être un Merle, mais Ton m'a convaincu que je n'en suis pas un.

La singularité de ma réponse jointe à mon air de sincé- rité l'intéressèrent. 11 s'approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m'acquittai avec toute la tristesse et toute l'humilité qui convenaient à ma position et au temps affreux qu'il faisait.

Si tu étais un Ramier comme moi, me dit-il après ra'avoir écouté, les niaiseries dont tu t'affliges ne t'inquié- teraient pas un moment. Nous voyageons, c'est notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne sais qui est mon père; fendre l'air, traverser l'espace, voir à nos pieds les monts et les plaines, respirer Ta/ur même des cieux.

3\it IIISTOlIVi:

et non les exhalaisons de la terre^ courir comme la flèche à un but marqué qui ne nous échappe jamais^ voilà notre plaisir et notre vie. Je fais plus de chemin en un jour qu un homme n'en peut faire en six.

Sur ma parole, Monsieur, dis-je un peu enhardi , vous êtes un oiseau bohémien.

C'est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il; je n'ai point de pays; je ne connais que trois choses : les voyages, ma femme et mes petits. est ma femme, est ma patrie.

Mais qu'avez-vous qui vous pend au cou? C'est comme une vieille papillote chiffonnée.

Ce sont des papiers d'importance, répondit-il en se rengorgeant; je vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une nouvelle qui va faire baisser la rente d'un franc soixante-dix-huit centimes.

Juste Dieul m'écriai-je, c'est une bien belle existence que la vôtre, et Bruxelles, j'en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne pourriez-vous pas m'emmener avec vous? Puisque je ne suis pas un Merle, je suis peut- être un Pigeon Bamier.

Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m'aurais rendu le coup de bec que je t'ai donné tout à l'heure.

Eh bien! Monsieur, je vous le rendrai, ne nous brouillons pas pour si peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l'orage qui s'apaise. De grâce, laissez-moi vous

D'UN M¥A\LE HI.ANC. 343

suivre! Je suis perdu , je n'ai plus rien au monde; si vous me refusez, il ne me reste plus qu'à me noyer dans cette gouttière.

Eh bien 1 en route 1 suis-moi si tu peux.

Je jetai un dernier regard sur le jardin dormait ma mère; une larme coula de mes yeux, le vent et la pluie remportèrent; j'ouvris mes ailes et je partis.

III

Mes ailes, je l'ai dit, n'étaient pas encore bien robustes; tandis que mon conducteur allait comme le vent, je m'es- soufflais à ses côtés; je tins bon pendant quelque temps; mais bientôt il me prit un éblouissement si violent, que je me sentis près de défaillir.

Y en a-t-il encore pour longtemps? demandai-je d'une voix faible.

Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget, nous n'avons plus que soixante lieues à faire.

J'essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l'air d'une Poule mouillée, et je volai encore un quart d'heure, mais, pour le coup, j'étais rendu.

Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s'arrêter un instant? J'ai une soif horrible qui me tour- mente, et, en nous perchant sur un arbre...

3i4 IlIvSTOlKE

Va-l'en an diable! lu n'es qu'un Merle! me répondit le Ramier en colère; et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à moi, abasourdi et n'y voyant plus, je tombai dans un champ de blé.

J'ignore combien de temps dura mon évanouissement; lorsque je repris connaissance, ce qui me revint d'abord en mémoire fut la dernière parole du Ramier : Tu n'es qu'un Merle, m'avait-il dit. 0 mes chers parents ! pensai- je, vous vous êtes donc trompés ! Je vais retourner près de vous; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l'écuelle de ma mère.

Je fis un effort pour me lever; mais la fatigue du voyage et la douleur que je ressentais de ma chute me paraly- saient tous les membres. A peine me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je retombai sur le ilanc.

L'affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe du pied, deux charmantes personnes. L'une était une petite Pie fort bien mouchetée et extrêmement coquette, et l'autre une Tourterelle cou- leur de rose. La Tourterelle s'arrêta, à quelques pas de distance, avec un grand air de pudeur et de compassion pour mon infortune; mais la Pie s'approcha en sautillant do la manière la plus agréable du monde.

L'une euit une pelile pi« fc

eiirémeuicni coquïlle.

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fendinl qu elle paiiiil . t* m eUi> iouIctï ui

U'UiN MKKLK BLANC. 34;>

Eh! boa Dieu! pauvre eofant^ que faites-vous là? me deraanda-t-elle d'une voix folâtre et argentine.

Hélas! Madame h marquise, répondis-je (car c'en devait être une, pour le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a laisse» en route, et je suis en train de mourir de faim.

-^ Sainte Vier{ïe!.que me dites-vous? répondit- elle; et aussitôt elle se mita voltiger çà et sur les buissons ^i nous entouraient, allant et venant de côté et d'autre, m'apportant quantité de baies et de fruits, dont elle fit un petit las près de moi, tout en continuant ses questions :

Mais qui êtes-vous? mais d'où venez-vous? f/est une chose incroyable que votre aventure! Et alliez-vous? Voyager seul, si jeune, car vous sortez de votre première mue! Que font vos parents? d'où sont-ils? comment vous laissent-ils dans cet état-là? Mais c'est à faire dresser les plumes sur la tête !

Pendant qu'elle parlait, je m'étais soulevé un peu de côté et je mangeais de grand appétit. La Tourterelle restait immobile, me regardant toujours d'un œil de pitié. Cepen- dant elle remarqua que je retournais la léte d'un air lan- guissant, et elle comprit que j'avais soif. De la pluie tom- bée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron; elle recueillit timidement cette goutte dans son bec et me- l'apporta toute fraîche. Certainement, si je n'eusse pas été si malade, une personne si réservée ne se serait jamais l>ermis une pareille démarche.

Il 44

'M^ IIISTOIItK

Je no savais pas encore ce que e*esl que rambùiv, mais mon cœur battait violemment. Partajgé entre deux ému- lions diverses, j'étais pénétré d'un charme inexprimable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si pensif ^t si doux, que j'aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute l'éternité. Malheureusement tout a un terme, même l'ap- pétit d'un convalescent. Le repas fini, et mes forces reve- nues, je satisfis la curiosité de la petite Pie, et lut racontai mes malheurs avec autant de sincérité que je l'avais fait la veille devant le Pigeon. La Pie m'écouta avec plus d'atten- tion qu'il ne semblait devoir lui appartenir, et la Tour- terelle me donna des marques charmantes de sa profonde sensibilité. Mais lorsque j'en fus à toucher le point capital qui causait ma peine, c'est-à-dire l'ignorance j'étais de moi-même :

-r- Plaisantez-vous? s'écria la Pie, vous, un Merle! vous, un Pigeon! Fi donc! vous êtes une Pie, mon cher enfant, Pie s'il en fût, et très-gentille Pie, ajouta-t-elle en me don- nant un petit coup d'aile, comme qui dirait un coup d'éventail.

Mais, Madame la marquise, répondis-je, il me semble que pdiw une Pie, j^ suis d'une couleur, ne vous en dé- plaise

Une Pie russe, mon cher, vous étés une Pie russe! Vous ne savez pas qu'elles sont blanches? Pauvre garçon^

quelle innocence!

Mais, Madame, repris-je,' comment serais-je une Pie

D'UN MKKLf: BI.AiNr.. 3H

russe., étant m au fond du marais^ dans une vieille éeiielle cassée?

4

Ah! le bon enfant! Vous êtes de l'invasion, nupn cher; croyez-vous qu'il n'y ait que vous? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire; je veux vous emmener tout à Theure et vous montrer les plus belles choses de la terre.

cela, Madame, s il vous plaît?

Dans mon palais verl, mon mignon. Vous verrez quelle vie on y mène. Vous n'aurez pas plutôt été Pie un quart d'heure que vous ne voudrez plus entendre parler d'autre chose. Nous sommes une centaine, non pas de ces grosses Pies de village qui demandent Taumône sur les grands chemins, mais toutes nobles et de bonne coni- pa^ie, effilées, lestes et pas plus gi*osses que le poing. Pas une de nous n'a ni plus ni moins de sept marques noires et de cinq marques blanches; c'est une chose invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous manquent, il est vrai, mais votre qualité de llusse suffira pour vous faire admettre. Notre vie se cottiposc de deux choses, caqueter et nous attifer. Depuis le matin jusqu'à midi nous nouis attifons, et depuis midi jusqu'au soir nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la foret s élève un chêne immense, inhabité, hélas! C'était la der meure du feu roi Pie X, ou nous allons en pèlerinage, en poussant de bien gros soupii*s; mais à part ce léger cha- grin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes ne

3i8 HISTOIRE

sont pas pins bégueules que nos maris ne sont jaloux^ mais nos plaisirs sont purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que notre langage est libre et joyeux. Notre fierté n'a pas de bornes, et si un Geai ou toute autre ca- naille vient par hasard à s'introduire chez nous, nous le plumons impitoyablement. Mais nous n'en sommes pas moins les meilleures gens du monde, et les Passereaux, les Mésanges, les Chardonnerets qui vivent dans nos taillis nous trouvent toujours prêts à les aider, à les nourrir et à les défendre. Nulle part il n'y a plus de caquetagé que chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne man- quons pas de vieilles Pies dévotes, qui disent leurs pâte- nôtres toute la journée, mais la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d'Un coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un înôt, nous vivons de plaisir, d'honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.

Voilà qui est fort beau , Madame, répliquai*je, et je serais certainement mal appris de ne pcwnt obéir aux ordres d'une personne comme vous. Mais avant d'avoir l'honneur de vous suivre, peiinettez-moi, de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est ici. Made- moiselle, continuai-je en m' adressant à la Tourterelle, parlez-moi franchement/je vous en supplie; pensez-vous que je sois véritablement une Pie russe?

A cette question, la Tourterelle baissa la tête, <>t devint rouge-pâle comme les rubans de I^lotte.

Mais, Monsieur, dit-elle, je ne sais si je puisi . .

D'UN IIËRLE BLANC 3t9

Au nom du ciell parlez^ Mademoiselle; mon dessein n'a rien qui puisse vous offenser^ bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si charmantes^ que je fais ici le serment d'offrir mon cœur et ma patte à celle de vous qui en voudra, dès l'instant que je saurai si je suis Pie ou autre chose; car en vous regardant^ ajoutai-je parlant un peu plus bas à la jeune personne^ je me sens je ne sais quoi de Tourtereau qui me tourmente singulièrement.

Mais, en effet, dit la Tourterelle en rougissant encore davantage, je ne sais si c'est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte. . .

Elle n'osa en dire plus long.— 0 perplexité! m'écriai-jcj, comment savoir à quoi m'en tenir? comment donner mon cœur à Tune de vous, lorsqu'il est si cruellement déchiré? pSocrate! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as donné, quand tu as dit : Connais- toi toi- même !

Depuis le jour une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon père, je n'avais pas fait usage de ma voix. En ce moment il me vint à l'esprit de m'en servir comme d'un moyen pour discerner la vérité. Parbleu! pensais-je, puisque monsieur mon père m'a mis à la porte dès le premier couplet, c'est bien le moins que le second produise quelque effet sur ces dames. Ayant donc com- mencé par m'incliner poliment, comme pour réclamer l'indulgence, à cause do la pluie que j^avais reçue, je mo

:i'iO II 18 TOI KK

mis (labord à sifilei% puis à gazouiller, puis à faire des roulades, puis enfin a chanter a tue-téte^ comme un mu- letier espagnol, en plein vent.

A mesure que je chantais, la petite Pie s'éloignait do moi d'un air de surprise qui devint bientôt de la stupé- faction, puis qui passa à un sentiment d'effroi accompagna d'un profond ennui. Elle décrivait des cercles autour do moi, comme un Chat autour d'un morceau de lard trop chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pour- tant goûter encore. Voyant l'effet de mon épreuve, et vou- lant la pousser jusqu'au bout, plus la pauvre marquiso montrait d'impatience, plus je m'égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes mélo- dieux efforts; enfin, n'y pouvant plus tenir/ elle s'envola à grand bruit et regagna son palais de verdure. Quant à la Tourterelle, elle s'était, presque dès le commencement, profondément endormie.

Admirable effet de Tharmonie! pensai-je. O marais! t\ écuelle maternelle! plus que jamais je reviens à vous.

Au moment je m'élançai pour partir, la Tourterelle rouvrit les yeux : Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux! Mon nom est Gourouli, souviens-toi de moi.

Belle Gourouli, lui répondis^je de loin, vous êtes bonne, douce et charmante, je voudrais vivre et moiiri'* pour vous; mais vous êtes couleur de rose, tant de bonheur n'est pas fait pour moi.

hllN JkIKULK III ANC. :i->l

IV

Le Irisle effet produit par mon chant ne laissait pas que (le m'attrister. Hélas! musique, hélas! poésie, merépétais- je en regagnant Paris, qu'il y a peu de cœurs qui vous com- prenocnt!

- En faisant ces rédexions, je me cognai la tête contre celle d'un Oiseau qui volait dans le sens opposé au mien. 1^ choc fut si rude et si imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d'un arbre qui, par bonheur, se trouva là. Après que nous nous fumes un peu secoués, je regardai le nouveau venu, m'attendant à une querelle. Je vis avec sur- prise qu'il était blanc; à la vérité, il avait la tète un peu plus grosse que moi, et, sur le front, une espèce de pana- che qui lui donnait un air héroi-comique; de plus, il portait sa. queue fort en Tair, avec une grande magnani- mité. Du reste, il ne me parut nullement disposé a la bataille; nous nous abordâmes fort civilement et nous nous fîmes de mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.

Je suis étonné, me dit-il ^ que vous ne me reconliais- sie/ pas^. Est-ce que vous n'êtes pas des nôtres?

--" En vérité. Monsieur, i-épondis-je, je ne safis pas des-

m

quels je suis. Tout le monde me dernande et me dit' la

3ôi IIISTOIKK

iDomo chose; il faut que ee soit une {{apeuré qu'on ait faite.

Vous voulez rire, répUqua-t-il, votre costume vous sied trop bien pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à ce corps illustre et vénérable qu'on nomme, en latin, Cacuala, en langue savante Kaka- toès, et en jargon vulgaire Katakoua.

Ma foi. Monsieur, cela est possible, et ce serait bien de r honneur pour moi. Et que fait-on dans cette compagnie?

Rien, Monsieur, et on est payé pour cela.

Alors, je crois volontiers que j'en suis. Mais ne laissez pas de faire comme si je n'en étais pas, et daignez ni'ap- prendre à qui j'ai la gloire de parler.

Je suis, répondit l'inconnu, le grand poète Kacatogan. J'ai fait de puissants voyages. Monsieur, des traversées arides et de cruelles pérégrinations. Ce n'est pas d'hier que je rime, et ma muse a eu des malheurs J'ai fredonné sous Louis XVI, Monsieur, j'ai braillé pour la République, j'ai noblement chanté l'Empire, j'ai discrètement loué la Res- tauration, j'ai même fait un effort dans ces derniers temps et je me suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J'ai lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des romans cré- pus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un mot, je puis me flatter d'avoir ajouté »u temple des Muses quelques festons galants, quelques sombres cré-

Je luit, rfpomiii

niîN MKKLK PLANC. :\X\

neaiix^ et quelques inyùuieuses arabesques. Qui» voulez- vous? je me suis fait vieux, je me suis mis de T Académie. Mais je rime encore vertement. Monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à uu poëme en un chaut, qui n'aura pas moins de six pages, quand vous m'avez fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque chose, je suis tout à votre service.

Vraiment, Monsieur, vous le j>ouvey., répHquai-je ; car vous me voyez en ce moment dans uu grand embarras poétique. Je n'ose dire que je sois un poète, ni surtout un aussi grand poëte que vous, ajoutai-je en le saluant ; mais j'ai reçu de la nature ua gosier qui me déniauge quand je me sens bien aij»e> ou que j'ai du chagrin A vous dire la vérité, j'ignore absolument les règles.

Je les ai oubliées, dit Kacatogaa^ ne vous inquiétez pas de cela.

Mais il m'arrive, repri»-je, une chosa fâcheuse; c'est que ma voix produit sMir ceux qui TeotendeatÀ peu près le même effet que celle d'un certain Jean de.Niv^jile sur. . Vous savez ce que je veux dire.

-^ Je le ^ais, dit Kac^toglio, je connais par moi-même cet effet bizarre. i«a cau^ ne m'en est pas copmue, mm V effet est incontestable .

Eh bien. Monsieur, vous qui ma ^embleiz être le Nestor de la poésie, sauriez-vous, je vous prie, un re- mède à ce pénible inconvénient?

Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n'en ai jamais

II. s.'}

hb\ HISTOIKE

pu trouver. Je m'en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu'on me sifflait toujours ; mais à l'heure qu'il est, je n'y songe plus. Je crois que cette répugnance vient de ce que le public en lit d'autres que nous; cela le distrait.

Je le pense comme vous. Mais vous conviendrez, Monsieur, qu'il est dur pour une créature bien inten- tionnée de mettre les gens en fuite dès qu'il lui prend an bon mouvement. Voudriez- vous me rendre le service de m'écouter et de me dire sincèrement votre avis?

-— lYès- volontiers, dit Kacatogan ; je suis tout oreilles.

Je me mis à chanter aussitôt, et j'eus la satisfaction de voir que Kacatogan ne s'enfuyait ni ne s'endormait. Il me regardait fixement, et, de temps en temps, il inclinait la tête d'un air d'approbation, avec une espèce de murmure flatteur. Mais je m'aperçus bientôt qu'il ne m'écoutait pas, et qu'il rêvait à son poème. Profitant d'un moment je reprenais haleine, il m'interrompit tout à coup.

Je l'ai pourtant trouvée cette rime, dit-il en souriant et en branlant la tête ; c'est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort de cette cervelle-là 1 Et l'on ose dire que je vieillis 1 Je vais lire cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu'on en dira !

Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir de m' avoir rencontré.

D'UN MËULK BLANC. :i55

\

Resté seul et désappointé, je n'avais rien de mieux à faire que de profiter du reste du jour et de voler à tire- d'aile vers Paris. Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le Pigeon avait été trop rapide et trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact, en sorte qu'au lieu d'aller tout droit, je tournai à gauche, au Bourget, et, surpris par la nuit, je fus obligé de chercher .un gîte dans les bois de Mortfontaine.

Tout le monde se couchait lorsque j'arrivai. Les Pies et les Geais, qui, comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les Moineaux en piétinant les uns sur les autres ; au bord de l'eau marchaient grave- ment deux Hérons, perchés sur leurs longues échasses, dans l'attitude de la méditation, Georges-Dandins du lieu, attendant patiemment leurs femmes. D'énormes Corbeaux, à moitié endormis, se posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés et nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les Mésanges amoureuses se pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu'un Pic -Vert ébouriffé poussait son ménage par derrière pour le faire entrer dans le creux d'un arbre. Des phalanges de Friquets arrivaient des champs en dansant en l'air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un arbrisseau qu'elles cou-

.r»t) H I Si (H lu:

vraient tout entier; des Pinsuiis, des Fauvettes, des Rouges- (îorges se groupaient légèrement sur des branches décou- pées comme des cristaux sur une girandole. De toutes parts résonnaient des voix qui disaient bien distinctement : Allons, ma femme ! Allons, ma fille ! Venez, ma belle! Par ici, ma mie! Me voilà, mon cher! Bonsoir, ma maîtresse! Adieu, mes amis! Donne/ bien, mes enfants !

Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille auberge ! J'eus la tentation de me joindre à quelques Oiseaux de ma taille et de leur demander 1 hos- pitalité. La nuit, pensais-je, tous les Oiseaux sont gris, et d'ailleurs est-ce faire tort aux gens que de dormir poli- ment près d^eux?

Je me dirigeai d'abord vei's un fossé se rassem- blaient des Élourneaux ; ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je remarquai que la plu- part d'entre eux avaient les ailes dorées et les pattes vei^ nies ; c'étaient les dandys de la forêt. Ils étaient assez bons enfants et ne m'honorèrent d'aucune attention. Mais leurs propos étaient si creux, ils se racontaient a\^c tant de fatuité leurs tracasseries et leui's bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement l'un à l'autre, qu'il me fut im- possible d'y tenir.

J'allai ensuite me percher sur une branche s'ali- {{naient une demi-douzaine d'Oiseaux de différentes es- pèces. Je pris modestement la dernière place h l'extrémité

»' iDiiinp #UI< une iicillv Colombe . i

I) L;N MEULK BLA.NC. 3,S7

«le la branche, espérant qu on m'y suuITrirait, Par mal- heur, ma voisine était une vieille Colombe, aussi sèche qu'une girouette rouillée. Au moment je m'appro- chai d'elle, le peu de plumes qui couvraient ses os était l'objet de sa sollicitude ; elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d'en arracher une ; elle les pas- sait seulement en revue pour voir si elle avait son compte. A peine Teus-je touchée du bout de l'aile, qu'elle se re- dressa majestueusement :

Qu'est-ce que vous faites donc, Monsieur? inc dit- elle en pinçant le bec avec une pudeur britannique.

Et, m'allongeant un grand coup de coude, elle me jel« à bas avec une vigueur qui eût fait honneur à un porte- faix.

Je lombai dans une bruyère donnait une grosse Gelinotte. Ma mère elle-même dans son écuelle n'avait pas un tel air de béatitude. Elle était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, qu'on Teût prise pour un pété dont on avait mangé la croûte. Je me glissai fur- tivement près d'elle. Elle ne s'éveillera pas, me disais-Je ; et en tout cas, une si bonne grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger soupir :

Tu me gênes, mon petit, va-t en de là.

Au même instant, je m'entendis appeler. C'étaient des Grives qui, du haut d'im sorbier, me faisaient signe de venir à elles. Voilà enfin d(» bonnes âmes, j)ensai-je. Elles

3:>K HISTOIRE

me firent place en riant comme des folles^ et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu'un billet doux dans un manchon ; mais je ne tardai pas à juger que ces dames avaient mangé plus de raisin qu'il n'est raison- nable de le faire; elles se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me forcè- rent de m'éloigner.

Je commençais à désespérer, et j'allais m endormir dans un coin solitaire, lorsqu'un Kossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt fit silence. Hélas ! que sa voix était pure ! que sa mélancolie même paraissait douce ! I.oin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure ; son père ne le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite. Il n'y a donc que moi, m'écriai-je, à qui il soit défendu d'être heureux! Partons, fuyons ce monde cruel; mieux vaut chercher ma route dans les ténèbres, au risque d'être avalé par quelque Hibou, que de me laisser déchi- rer ainsi par le spectacle du bonheur des autres.

Sur cette pensée, je me remis en chemin et j'errai longtemps au hasard. Aux premières clartés du jour, j'aperçus les tours de Notre-Dame. En un clin d'oeil j'y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards sur la ville avant de reconnaître notre jardin. J'y volai plus vite que l'éclair... Hélas! il était vide. J'appelai en

j

D'UN MERLK BLANC. 3:>0

vain mes parents. Personne ne me répondit. L'arbre se tenait mon père, le buisson maternel, récuelle ebérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit : au lieu de l'allée verte j'étais né, il ne restait qu'un cent de fagots.

VI

Je cbercbai d'abord mes parents dans tous les jardins d'alentour; mais ce fut peine perdue; ils s'étaient sans doute réfugiés dans quelque quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.

Pénétré d'une tristesse affreuse, j'allai me percher sur la gouttière la colère de mon père m'avait d'abord exilé. J'y passai les jours et les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus; je mangeais à peine; j'étais près de mourir de douleur.

Un jour que je me lamentais comme à l'ordinaire : Ainsi donc, me disais-je tout baut, je ne suis ni un Merle, puisque mon père me plumait, ni un Pigeon, puis- que je suis tombé en route quand j'ai voulu aller en Bel- gique^ ni une Pie russe, puisque la petite marquise s'est bouché les oreilles dès que j'ai ouvert le bec, ni une Tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle- même ronflait comme un moine quand je chantais, ni

560 HISTOIRK

un PeiToquef, puisque kacatogan n'a pas daigné m'écou- 1er, ni un Oiseau quelconque, enfin, puisqu'à Mortfon- (aine on m'a laissé coucher tout seul ; et cependant j'ai des plumes sur le corps, voilà des pattes et voilà des ailes ; je ne suis point un monstre, témoin Gourouli et cette petite marquise elle-même qui me trouvaient assez à leur gré : par quel mystère inexplicable ces plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble auquel on puisse donner un nom? Ne serais-je pas, par hasard?...

J'allais poursuivre mes doléances^ lorsque je fus inter- rompu par deux portières qui se disputaient dans la rue.

Ah parbleu 1 dit l'une d'elles à l'autre, si tu en viens jamais à bout, je te fais cadeau d'un Merle blanc.

Dieu juste ! m'écriai-je, voilà mon affaire. 0 Provi- dence, je suis fils d'un Merle, et je suis blanc ; je suis un Merle blanc I

Cette découverte, il faut l'avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu de continuer à me plaindre, je com- mençai a me rengorger et à marcher fièrement le long de la gouttière en regardant l'espace d'un air victorieux. C'est quelque chose^ mie dis-je, 4|tte d'être un Merle blanc, cela ne se trouve pas dans le pas d'im Ane. lébèis bien bon de m'affiiger de ne pas rencontrer mon sembla- ble ; c'est le sort du génie, c'est le mien, ie voulais fioir le monde^ je veux l'étonner ! Puisque îe wis cet Oinea sans pareil dont le vulgaire nie l'iexiMence, je dois et pré-

.'. pirMfu; ilitruned>llii>

D'UN MERLE BLANC. 3(it

tends me comporter comme tel, ni plus ni moins que le Phénix, et mépriser le reste des volatiles. Il faut que j'a- chète les mémoires d'Alfieri et les poèmes de lord Byron ; cette nourriture substantielle m'inspirera un noble or- gueil, sans compter celui que Dieu m'a donné ; oui, je veux ajouter, s'il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m'a fait rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me voir. Et au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout bonnement pour de l'argent?

Fi donc! quelle indigne pensée! Je veux faire un poème comme Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt - quatre, comme tous les grands hommes; ce n'est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des notes et un appen- dice ! 11 faut que l'univers apprenne que j'existe. Je ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isole- ment, mais ce sera de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel m'a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les Rossignols n ont qu'à se bien tenir, je démontrerai, comme deux et deux font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur et que leur marchandise ne vaut rien. Il faut que j'aille trouver Charpentier. Je veux me créer tout d'abord une puissante position littéraire. J'entends avoir au- tour de moi une cour composée non pas seulement de jour- nalistes^ mais d'auteurs véritables et même de femmes de lettres. J'écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et si

II. 46

363 HISTOIUK

elle refuse de le jouer, je publierai a son de trompe que son talent est bien inférieur à celui d'une vieille actrice de province. J'irai à Venise, et je louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique, le beau pa- lais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là, je m'inspirerai de tous les souvenirs que l'auteur de Lara doit y avoir laissés. Du fond de ma solitude, j'inonde- rai le monde d'un déluge de rimes croisées, cadquées sur la strophe de Spencer, je soulagerai ma grande âme ; je ferai soupirer toutes les Mésanges, roucouler toutes les Tourterelles, fondre en larmes toutes les Bécasses, et hur- ler toutes les vieilles Chouettes. Mais pour ce qui regarde ma personne, je me montrerai inexorable et inaccessible à l'amour. En vain me pressera-t-on, me suppliera-t-on d'avoir pitié des infortunées qu'auront séduites mes chants sublimes, à tout cela, je répondrai : Foin I 0 excès de gloire ! mes manuscrits se vendront au poids de l'or, mes livres traverseront les mers ; la renommée, la fortune me suivront partout ; seul, je semblerai indifférent aux mur- mures de la foule qui m'environnera. En un mot, je serai un parfait Merle blanc, un véritable écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement grognon et insupportable.

D'UN MËKLË RLAiNG. 3«3

Vil

11 ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier ouvrage. C'était, comme je me l'étais promis, un poëme en quarante-huit chants ; il s'y trou- vait bien quelques négligences à cause de la prodigieuse fécondité avec laquelle je l'avais écrit ; mais je pensai que le public d'aujourd'hui, accoutumé à la belle littérature qui s'imprime au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.

J'eus un succès digne de moi, c'est-à-dire sans pareil. Le sujet de mon ouvrage n'était autre que moi-même ; je me conformai en cela à la grande mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une fatuité char- mante; je mettais le lecteur au fait de mille détails do- mestiques du plus piquant intérêt ; la description de Fé- cuelle de ma mère ne remplissait pas moins de quatorze chants : j'en avais compté les rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous, les taches, les teintes diverses, les reflets ; j'en montrais le dedans, le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans droits ; passant au contenu, j'avais étudié les brins d'herbe, les pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les graviers, les gouttes d'eau, les dé- bris de Mouches, les pattes de Hannetons cassées qui s'y trouvaient ; c'était une description ravissante. Mais ne pen-

361 IMSTOiiiE

sez pas que je l'eusse imprimée tout d'une venue, il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautée ; je l'avais habilement coupée par morceaux et entremêlée au récit, afin que rien n'en fût perdu ; en sorte qu'au moment le plus intéressant et le plus dramatique, arrivaient tout à coup quinze pages d'écuelle. Voilà, je crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point d'avarice, en pro- fitera qui voudra.

L'Europe entière fut émue à l'apparition de mon livre ; elle dévora les révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il été autrement? Non- seulement j'énumérais tous les faits qui se rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau complet de toutes les rêvasseries qui m'avaient passé par la tète depuis l'âge de deux mois ^j'avais même intercalé, au plus bel endroit, une ode composée dans mon œuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne négligeais pas de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de monde; à savoir, l'avenir de l'humanité. Ce problème m'avait paru intéressant; j'en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui passa généralement pour satis- faisante.

On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de félicitation et des déclarations d'amour ano- nymes. Quant aux visites, je suivais rigoureusement lo plan que je m'étais tracé; ma porte était fermée à tout Ir monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir

D'UN MEKLË BLANC. 36j

deux étranger qui s'étaient annoncés comme étant de mes parents. L'un était un Merle du Sénégal, et l'autre un Merle de la Chine.

Âhl Monsieur, me dirent-ils en m'embrassant à m'étouffer, que vous êtes un grand Merle 1 que vous avez bien peint, dans votre poëme immortel^ la profonde souf- france du génie méconnu I Si nous n'étions pas déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime mépris du vulgaire! Nous aussi. Monsieur, nous les connaissons par nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées! Voici deux son- nets que nous avons faits, l'un portant l'autre, et que nous vous prions d'agréer.

Voici en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a composée sur un passage de votre pi'é- facCé Elle rend merveilleusement l'intention de l'auteur.

Messieurs, leur dis-je, autant que j'en puis juger, vous me semblez doués d'un grand cœur et d'un esprit plein de lumières. Mais pardonnez-moi de vous faire une question. D'où vient votre mélancolie?

Eh ! Monsieur, répondit l'habitant du Sénégal, re- gardez comme je suis bâti ; mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu de cette belle couleur verte qu'on voit briller sur les Canards, mais mon bec est trop court et mon pied trop grand; et voyez de quelle queue je suis affublé, la longueur de mon corps n'en

3^ IIISTOIKE

fait pas les doux tiers. N'y a-t-il pas de quoi se donner au diable?

Et moi. Monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus pénible; la queue de mon confrère balaye les rues, mais les polissons me montrent au doigt à cause que je n'en ai point.

Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon àme; il est toujours .fâcheux d'avoir trop ou trop peu n'importe de quoi. Mais permettez-moi de vous dire qu'il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui vous ressemblent^ et qui demeurent depuis longtemps fort paisiblement empaillées. De même qu'il ne suffit pas à une femme de lettres d'être dévergondée pour faire un bon livre, ce n'est pas non plus assez pour un Merle d'être mé^content pour avoir du génie. Je suis seul de mon es- pèce et je m'en afflige ; j'ai peut-être tort, mais c'est mon droit. Je suis blanc, Messieui's; devenez-le, et nous ver- rons co que vous saurez dire.

VIII

Malgré la résolution que j'avais prise et le calme que j'affectais, je n'étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m'en semblait pas juoins pénible, et jo no pouvais songer sans effroi k la nécessité je mo

D'UN MERLE BLANC. 367

trouvais de passer ma vie entière dans ie célibat. Le re- tour du printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu'une circonstance imprévue décida de ma vie entière.

Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Man- che, et que les Anglais se les arrachaient. Les Anglais s'arrachent tout, hormis ce qu'ils comprennent. Je reçus un jour de Londres une lettre signée d'une jeune Mer- lette :

a J'ai lu votre poëme, me disait-elle, et l'admiration « que j'ai éprouvée m'a fait prendre la résolution de vous N offrir ma main et ma personne. Dieu nous a créés l'un « pour l'autre : je suis semblable à vous, je suis une « Merle tte blanche. »

On suppose aisément ma surprise et ma joie. Une Mer- lette blanche ! me dis-je, est-il bien possible ? Je ne suis donc plus seul sur la terre I Je me h&tai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d'une manière qui témoignait assez combien sa proposition m'agréait. Je la pressais de venir à Paris ou de me permettre de voler près d'elle. Elle me répondit qu'elle aimait mieux venir parce que ses parents l'ennuyaient, qu'elle mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.

Elle vint en effet quelques jours après. 0 bonheur! c'était la plus jolie Merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi. Ah 1 Mademoiselle, m'écriai-je, ou

ati8 IIISTOIIIE

plutôt Madame^ car je vous considère à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu'une créature si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m'apprit son existence? Bénis soient les malheurs que j'ai éprouvés et les coups de bec que m'a donnés mon père, puis- que le ciel me réservait une consolation si inespérée ! Jusqu'à ce jour, je me croyais condamné à une solitude étemelle, et, à vous parler franchement, c'était un rude fardeau à porter; mais je me sens, en vous regardant, toutes les qualités d'un père de famille. Acceptez ma main sans délai ; marions-nous à l'anglaise, sans cérémonie, et par- tons ensemble pour la Suisse.

Je ne l'entends pas ainsi, me répondit la jeune Mer- lette ; je veux que nos noces soient magnifiques et que tout ce qu'il y a en France de Merles un peu bien nés y soit solennellement rassemblé. Des gens comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des Chats de gouttière; j'ai apporté une provision de bank-notes. Faites vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les rafraîchissements.

Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche MerlettCi Nos noces furent d'un luxe écrasant ; on y man- gea dix mille Mouches. Nous reçûmes la bénédiction nuptiale d'un révérend père Cormoran, qui était archevê- que inpartiàus. Un bal superbe termina la journée ; enfin, rien ne manqua à mon bonheur.

Plus j'approfondissais le caractère de ma charmante

D'UN MERLE BLANC. SG9

femme, plus mon amour augmentait. Elle réunissait^ dans sa petite personne, tous les agréments de l'âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule ; mais j'attribuai cela à l'influence du brouillard anglais dans lequel elle avait vécu jusqu'alors, et je ne doutai pas que le climat de la France ne dissipât bientôt ce léger nuage.

Une chose qui m'inquiétait plus sérieusement, c'était une sorte de mystère dont elle s'entourait quelquefois avec une rigueur singulière, s'enfermant à clef avec ses camé- ristes, et passant ainsi des heures entières pour faire sa toilette, à ce qu'elle prétendait. Les maris n'aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. 11 m'était arrivé vingt fois de frapper à l'appartement de ma femme sans pouvoir obtenir qu'on m'ouvrît la porte. Cela m'impatien- tait cruellement. Un jour, entre autres, j'insistai avec tant de mauvaise humeur, qu'elle se vit obligée de céder et de m'ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de mon importunité- Je remarquai en entrant une grosse bou- teille pleine d'une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d'Espagne. Je demandai à ma femme ce qu'elle faisait de cette drogue; elle me répondit que c'était un opiat pour des engelures qu'elle avait.

Cet opiat me sembla tant soit peu louche ; mais quelle défiance pouvait m'inspirer une personne si douce et si sage, qui s'était donnée à moi avec tant d'enthousiasme et une sincérité si parfaite? J'ignorais d'abord que ma bien- aimée fut une femme de plume ; elle me l'avoua au bout

II. 47

370 HISTOIRE

de quelque temps^ et elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit d'un roman elle ayait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non-seulement je me voyais pos- sesseur d'une beauté incomparable^ mais j'acquérais en- core la certitude que Tintelligence de ma compagne était digne en tout point de mon génie. Dès cet instant^ nous travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poèmes^ elle barbouillait des rames de papier. Je lui réci- tais mes vers à baute yoix^ et cela ne la gênait nulle- ment pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans ayec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques^ des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant toujours soin, en passant^ d'attaquer le gouyernement et de prêcher l'émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit^ aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le type de la Merlette lettrée.

Un jour qu'elle se livrait au travail avec une ardeur in- accoutumée, je m'aperçus qu'elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné de voir en même temps qu'elle avait une grande tache noire dans le dos. Eh! bon Dieu, lui di&-je, qu'est-ce donc? est-ce que vous êtes malade? Elle parut d'abord un peu effrayée et même penaude; mais la grande habitude qu'elle avait du monde l'aida bientôt à reprendre

I) UN MERLE BLANC. 371

Tempire admirable qu'elle gardait toujours sur elle-même. Elle dit que c'était une tache d'encre, et qu'elle y était fort sujette, dans ses moments d'inspiration.

Est-ce que ma femme déteint? me dis-je tout bas. Cette pensée m'empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire. 0 ciel ! m'écriai-je, quel soupçon? Cette créature céleste ne serait-elle qu'une peinture, un léger badigeon ? se serait-elle vernie pour abuser de moi ? Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme, l'être privilégié créé pour moi seul, n'aurais-je donc épousé que de la farine?

Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m'en affranchir. Je fis l'achat d'un baromètre, et j'attendis avidement qu'il vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la campagne, choisir un dimanche douteux et tenter l'épreuve d'une lessive. Mais nous étions en plein juillet; il faisait un beau temps effiroyable.

L'apparence du bonheur et l'habitude d'écrire avaient fort excité ma sensibilité. Naïf comme j'étais, il m'arrivait parfois, en travaillant, que le sentiment fût plus fort que l'idée et de me mettre à pleurer en attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions. Toute faiblesse masculine enchante l'orgueil féminin. Une cer- taine nuit que je limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cœur de s'ouvrir.

0 toi ! dis-je à ma ch^ Merlette, toi, la seule et la plus aimée ! toi, sans qui ma vie est un songe! toi, dont un

S7-J HISTOlliE

regard, un sourire^ métamorphosent pour moi Tunivei-s, vie de mon cœur, sais-tu combien je t'aime? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d'autres poètes, un peu d'étude et d'attention me fait aisément trouver des pa- roles ; mais en prendrai-je jamais pour t'exprimer ce que ta beauté m'inspire? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir un mot pour te parler de mon bonheur présent? Avant que tu fusses venue à moi, mon isolement était celui d'un orphelin exilé, aujourd'hui c'est celui d'un roi. Dans ce faible corps, dont j'ai le simu- lacre jusqu'à ce que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, que rien ne peut être qui ne soit à toi? Écoute ce que mon cerveau peut dire, et sens combien mon amour est plus grand ! Oh I que mon génie fut une perle, et que tu fusses Cléopàtre!

En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme et elle détei- gnait visiblement. A chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu'elle avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes d'attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d'un Oiseau décollé et désenfariné, identiquement semblable aux Merles les plus plats et les plus ordinaires.

Que faire? que dire? quel parti prendre? Tout reproche était inutile. J'aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire et faire casser mon mariage. Mais comment oser publier ma honte? N'était-ce pas assez de

D UN MEKLfi BLANC. 373

mou malheur? Je pris mou courage à deux pattes^ je résolus de quitter le monde, d'abandonner la carrière des lettres, de fuir dans un désert, s'il était possible, d'éviter à jamais Taspect d'une créature vivante et de chercher, comme Alceste :

Un endroit écarté,

d*ôlreuii Merle hlancuii eût la liberté!

IX

Je m'envolai là-dessus, toujours pleurant ; et le vent, qui est le hasard des Oiseaux, me rapporta sur une bran- che de Mortfontaine. Pour cette fois, on était couché. Quel mariage ! me disais-je, quelle équipée ! C'est certai- nement à bonne intention que cette pauvre enfant s'est mis du blanc ; mais je n'en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse.

Le Rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et donnait librement sa pensée au silence qui l'entourait. Je ne pus résister à la tentation d'aller à lui et de lui parler.

Que vous êtes heureux! lui dis-je, non -seulement vous chantez tant que vous voulez, et très-bien, et tout le monde écoute ; mais vous avez une femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien

314 IIISTUIKE D'UN HEIILi: IILANC.

auprès de vous; vous valez l'un, et vous devinez l'autie. J'ai chanté aussi, Monsieur, et c'est pitoyable ; j'ai rangé des mots en bataille comme des soldats prussiens, et j'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les, bois. Votre secret peut-il s'apprendre?

Oui, me répondit le Rossignol, mais ce n'est pas ce que vous croyez. Ma femme m'ennuie, je ne l'aime point; Je suis amoureux de la Rose : Sadi, le Persan, en a parlé; je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Son calice est fermé à l'heure qu'il est, elle y berce un vieux Scarabée; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'épanouira pour qu'une Abeille lui mange le cœur.

Airrrd HtMMl.

El le coilrgi'w mil «n marché,

1 pM Icnli If «rnlicr qtil romlulHll (ui l

ORAISON FUNÈBRE

VER A SOIE.

\a: soleil, fatigué saas dou- te .lavoir brillé tout un long jour, s'était couché tout à coup; les 01- ^^^^b^seaux venaieut d'achever leur prière du soir, et la terre, tiède encore,

gse préparait dans le si- lence au repos de la nuit.

Le Sphinx à tête de '*$"'■■' mort donna alors le si- gnal du départ, et le petit cortège se mit en marche, sui- vantà pas lents le sentier qui conduisait aux bruyères roses.

37() ORAISON FUNÈBRE

Des Faucheurs, dont Temploi consistait à débarrasser le chemin^ précédaient le corps, qui était entouré, d'un côté, par les Bétes à bon Dieu, et, de l'autre, par les Mantes religieuses, que suivaient les Porte-Queues. Venaient en- suite les Fourmis communes, les Spectres, et enfin les Chenilles processionnaires.

Quand on fut à quelques pas du mûrier étaient res- tés les frères et les sœurs désolés du Ver à soie qui venait de mourir, la Pyrochre-Cardinale, jugeant qu'il n'y avait plus de danger d'être entendu par eux, et de renouveler ou de troubler leur douleur, l'hymne des morts fut, sur son ordre, entonné par le chœur des Scarabées nasicornes, et chanté ensuite alternativement parles Grillons et par les Bourdons.

De temps en temps les chants cessaient, et Ton enten- dait distinctement des soupirs, et même des sanglots, qui témoignaient des regrets universels qu'inspirait la perte de l'humble Insecte que l'on conduisait à sa der- nière demeure.

Arrivé au champ des bruyères, on aperçut, non loin de quelques tombeaux qui s'étaient refermés depuis peu, ainsi que l'indiquait la terre fraîchement remuée qui les cou- vrait, et parmi quelques fosses qui semblaient avoir été creusées en prévision peut-être des besoins futurs de quelques-uns même des assistants, une petite fosse sur

DUN VER A SOIE. 377

laquelle étaient penchés encore les Fossoyeui^s ou Nécro- phores.

Ce fut vers cette fosse que le convoi se dirigea. Los chants avaient cessé, les sanglots aussi, et même les sou- pirs; car, dans toutes les grandes douleurs, il y a un mo- ment de profond abattement qui les rend absolument muettes.

Mais quand les Insectes qui portaient le corps Peuren' déposé dans la tombe, et quand on put voir que rien ne le séparait plus de la terre avide et nue, les cris et les sanglots éclatèrent de nouveau, et la douleur ne connut plus de bornes.

Alors s'approcha de la tombe encore ouverte un Insecte entièrement vêtu de noir :

Pourquoi pleurez-vous? s'écria-t-il. Et jusquesà quand ceux sur qui pèse le fardeau de la vie pleureront-ils ceux que la mort a délivrés? Mais pleurez, ajouta-t-il, car celui qui est n a rien à craindre de votre douleur ; vos larmes ne le ressusciteront point. Après la mort, qui donc voudrait reculer vers la vie?

Mais les sanglots se faisaient encore entendre, car per- sonne n'était consolé.

Frères, dit un autre orateur en ^'avançant à son tour,

II. 48

378 OUAISON bUNËBRt:

c'est à leur naissance et non à leur mort qu'il faut pleurer les Vers à soie. Notre frère est mort, réjouissez- vous, car il n'a eu de la vie que les fleurs et les feuilles ; en quittant la terre, il a quitté toutes les douleurs, et n'a perdu que les misères. Je vous dis la vérité ; vous êtes de pauvres Vers comme moi, pourquoi vous flatterais-je ? Ce n'est pas nous autres, malheureux, que la vue de la mort doit trou- bler.

Mais ils pleuraient toujours.

Et un de ceux qui pleuraient, prenant la parole à son tour :

Nous savons, dit-il, que tout ce qui commence a une fin, et qu'il faut donc mourir; nous savons ce qu'il faut de courage pour gagner sa vie feuille par feuille, et sa feuille bouchée par bouchée; nous savons ce qu'il faut de patience et d'abnégation pour qu'une feuille de mûrier devienne une robe de soie; nous savons combien sont durs les travaux de la cabane et ceux de l'atelier, et qu'une fois enfermés dans notre triste cellule, nous pleurerions en vain les songes de notre courte jeunesse avant que no- tre tâche soit achevée ; nous savons enfin qu'à tout pren- dre, mourir, c'est cesser de filer, la mort n'étant que l'autre bout de ce fil qui commence à la vie ; nous nous disons aussi que de quelque côté qu'on se tourne, on voit mou- rir, et que, quand on regarde en soi-même, on voit mou-

tr qu'il fiul de p)

f D'UN VER A SOIE. 379

rir encore, et que notre frère qui est mort n'a donc cédé qu'au destin ; mais nous aimions notre frère, et rien ne nous consolera de l'avoir perdu.

Et tous dirent avec lui : Nous aimions notre frère^ et rien ne nous consolera de Tavoir perdu.

La Mante religieuse s'approcha alors.

J'ai pleuré comme vous notre frère qui est mort, dit- elle, et pourtant, toutes les fois que je vois un Ver à soie sur le point de mourir, je ne puis empêcher mon cœur de s'épanouir. Va dans l'autre monde, lui dis- je; tu y seras mieux que dans celui-ci, Ton est mal. Là, s'ou- vriront pour toi les portes qui s'ouvrent pour les petits comme pour les grands; là, tu retrouveras ceux que tu as perdus, et tu les retrouveras au milieu des fleurs qui ne meurent pas et des mûriers toujours verts, sur le bord des neuf fontaines qui ne tarissent jamais ; et quand tu les auras retrouvés, tu leur diras de nous attendre, nous que la vie retient encore, car mourir, c'est renaître à une vie meilleure.

Et quand le bon Insecte eut ainsi parlé, les pleurs ces- sèrent tout à coup.

Et maintenant, ajouta-l-elle, allez et volez sans bruit, notre frère n'a plus besoin de vous.

380 OItAISO.N FU.NKintI': I) IN VKIt A SUIt.

Et cliacuii ayant déposé sur la tonihe une lleiirellc de bruyère rose, les uns disparurent dans un pâle rayon do h lune qui venait de se lever, et les autres regagnèrent à travers les herbes leurs petites demeures.

Et tuus étaient consolés, car ils disaient avec la Mante religieuse et Shakspeare : « Mourir, c'est renaître à une \ie meilleure. »

r.-j. siam.

3*^i^'^

DERNIER CHAPITRE.

n voit i|ue chei )es B£le$ comme vbei le» Hommus, I«h réTuluUiiiis st suivent et se resserahlenl.

Les Animaux sëtaienl une fois encore rassemblé», el le bruit était tel, qu'on aurait voulu être sourd. "

- Mais eiilin àv quoi vous plaignez- vous? disait \e Iteiiard à la Touk-.

Si je le savais, répondait la foule, me plaindmis-je?

iNous nen savons rien, dil une voix ; mais si nous clierclùoits bien, nous Irouverioiis.

Cherchez, dit le Renard.

Pourquoi diable avoir Tait wn livre? reprit alors la voix. ICI quel livi'e! trop, et trop peu. Ne valair-Jl pas mieux faiiv tout de Nuite une l'évolution y

Cela est Wn à dire, regiartit l'orateur; mais un livre se fjiit

liSl DERNIER CHAPITRE.

plus facilement qu'une révolution. Souvent, en voulant faii*e une révolution, on ne fait rien du tout. Cela s est vu.

Messieurs, dit la Fouine, venant au secours du Renard son compère, c'est à force de se tromper qu'on devient habile. Recom- mençons.

Je Taurdis parié ! s'écria TOiseau moqueur. De Tencre, tou- jours de Tencre ! Un troisième volume, sans doute? et après un troi- sième, un quatrième, et ainsi de suite, jusqu'à huit, jusqu'à cent, jusqu'à ce que chacun en ait par-dessus la tète. La belle idée! Mais, ma chère, on se lasse de tout, et surtout des bonnes choses. Une ligne de plus, et vous n'aurez d'abonnés que ceux auxquels vous en- verrez votre livre gratis; encore ceux-là en viendront-ils à vous le refuser, peut-être.

Bravo! s'écria-t-on de tous les côtés. Plus de papier! plus de paroles! A bas les bavards!

11 n'y avait qu'un encrier dans la salle^ cet encrier fui brisé.

Il fait ici mauvais pour nous, dit la Fouine au Reuaixl. Les peuples ont toujours lapidé leurs prophètes; prenons garde à nous, mon compère.

Et d'un autre côté : «

—^ Tout a été de mal en pis, disait le Bœuf.

J'ai arrosé la terre de mes larmes, bramait le CcrI.

Et la terre ne s'en est pas émue, répondait la Biche.

Les larmes lui sont dues, ajoutait l'Oiseau triste.

Les aveugles eux-mùmes ont des yeux jwur plcurei*, s'écnait la Taupe en sanglotant.

DERNIRR CHAPITRE 383

Et uu peu plus loin, le Rossi({nol ehantdil : «

' Ce qui manque à notre monde, c/est riiarmonio.

C'est le courage, dit le Lion.

C'est la colère, dit le Tigre.

C'est la haine, dit le Loup.

C'est l'appétit, dit le Goinfre.

C'est la résignation, bêla le Mouton.

Ce n'est rien de tout cela, dit la Colombe : c'est l'amour. Si l'on s'aimait!

Vous avez peut-être raison, répondit le Rossignol à la Colombe ; mais on ne vous donnera pas raison, car on ne s'aime pas.

Laissez parler le Renard, dit-on a la fin.

Messieurs, dit celui-ci d'une voix émue, pourquoi récriminer? Si nous n'avons rien fait qui vaille, est-ce notre faute? N'est-ce donc rien d'ailleurs que d^avoir appris à lire au peuple?

C'est du foin et non des livres qu'il nous faut, dit l'Ane en serrant sa ceinture.

Et quoi ! vous aussi, ô Âne ! vous renoncez à la science ! dit le Renard découragé.

Fi donc! dit à l'Ane, que l'exclamation du Renard avait fait rougir jusqu*aux oreilles, un Étourneau qui avait eu le malheur d'être considéré et encagé comme un Oiseau rare. Fi donc ! du foin, c'est bon pour vous! Quant a moi, quanta nous, nous ne demandons rien, que la clef des champs !

Liberté! liberté! s'écria l'assemblée tout entière.

La liberté consiste à n'avoir jamais ni faim ni soif, dit le Porc.

Taisez-vous, dit l'Aigle de Varsovie, en laissant tomber un re-

38i DERNIER CilAPITRK.

ganl de mépris sur celui qui venait de parler. Il n'y a que ceux qui sont prêts à mourir pour elle qui savent ce que c'est que la liberté.

Mais, de grâce, attendez ! dit le Renard. Tout progrès est lent ; on Ta dit, un fétu est le gain d'un siècle... L'arbre delà liberté est peut-être semé...

Mais il n'est pas encore en fleur, repartit l'Ours, qui apparut tout à coup à l'extrémité de son bâton. Et encore bien moins en Truits, ajouta-t-il en montrant sa face et ses flancs décharnés. J'ai faim, et je n'ai rien mangé d'aujourd'hui. Mon gardien me vole!

Horreur! s'ecria-t-on .

Ah ! je te vole! dit alors une voix que chacun reconnut aus- sitôt avec effroi pour une voix humaine, celle-là même du gardien de l'Ours. Ah! je te vole, et lu t'en vantes!

Mais il est bon de suspendre pour un instant le rëcit^ et d'entrer dans quelques explications. Depuis quelque temps déjà ( il y a des traîtres partout^ et, nous le disons avec dou- leur, il s'en était trouvé, sans doute, parmi les rédac- teurs et les abonnés des Animaux) ; depuis quelque temps, disons-nous, l'autorité supérieure avait été avertie de ce qui se passait, et savait jour par jour en était la conspira- tion.

Tant qu'on se borna à écrire, à dessiner et à bavarder, on laissa faire aux Animaux, non pourtant sans mettre de temps en temps dans leurs roues quelques-uns des bâtons de la censure; mais quand on sut qu'une nouvelle assem-

DERNIKK CHAPITRE. 3^5

blée allait se constituer^ comme on pensait bien qu'elle pourrait donner lieu à des discussions très-vives, et peut- êlre même à des résolutions violentes, on avait aposté au- tour du lieu devait se tenir l'assemblée une force armée redoutable, plus de la moitié de la garnison de Paris, dit-on !

Ceci explique, sans doute, suffisamment l'interruption que nous venons de signaler.

Parbleu ! dit le gai'dien en entrant soudainement dans la salle, comme jadis les rois entraient au parlement, le fouet à la main; |)arbleu ! mes amis, je vous trouve plaisants. Quoi ! vous êtes, pen- dant votre vie, logés, chauffés et nourris aux frais du gouverne- ment ; et puis après, empaillés ! conservés ! étiquetés ! numérotés ! toujours sans bourse délier ; et vous vous plaignez ! et vous complotez !.. Mais, brutes que vous êtes, vous ne savez donc pas que je donnerais ce que Ton me donne, en y ajoutant même ce que je prends, pour être à la place du moindre d'entre vous.

Et tout en parlant, lui et sa troupe usant, ceux-ci de leurs fouets, ceux-là de leurs armes, ils vinrent à bout de s'emparer des conjurés pris au dépourvu. L'affaire, hélas ! fut bientôt faite ; la plupart des Animaux ayant eu l'imprudence de se rogner les^ ongles, afin de pouvoir écrire, étaient hors d'état d'opposer la moindre résistance. Au bout d'une heure, de tous les futurs libérateurs de la nation animale, il ne resta pas un seul qui ne fût prison-

II.

.IDR l>RRNIF.It CHAPITRE.

nier ; et quand le dernier verrou fut poussé sur le dernier d'entre eux, le (gardien prenant une fois encore la parole :

VoMs VOUS êtes agitôs, dit-il, vous avez parlé, vous avei écrit, voue avez été imprimés, vous avez été lus... et cela n'a servie rien. Tout s'est donc passé dans les règles. Vous devez être satisrnits, on je ne m'y connais pas.

Et c'est ainsi que fut enterrée cette fameuse révolution. qui n'eut pas et qui ne méritait peut-être pas d'avoir d'au- tre oraison funèbre que le mot brutal que nous Tenons de citer.

Il se présenta bien encore, dit-on, pendant quelques jours, à la porte de l'ex-eabinet de rédaction, quelques Bétes étranges, de l'espèce de celles qui arrirent toujours

Ë£fVMfD-P^ ET

Ellci «rriiaifnt loul au moini do iDlipoik)... on lu renioj*.

DERNIER CHAPITRE. 387

trop tard; mais elles en furent pour leurs frais de route, qui pouvaient être considérables; car, à en juger sur leur mine, elles arrivaient tout au moins des antipodes., on les renvoya.

Si nous avions été là, disaient ces Bêtes modestes, on n'aurait pas eu raison de nous aussi facilement !

Et on les laissait dire. Les héros du lendemain ne sont guère à craindre.

SllTE ET FIN D(j DEKMER CUAPlTRl!:.

Mais ce n'est pas tout !

Monsieur le préfet de police ayant appris que quelques Hommes u*avaient pas eu honte de tremper dans cette sotte affaire, et de mettre leur plume au service des Ani- maux^ envoya chez chacun d'eux une demi-douzaine au moins des honnêtes gens dont il dispose.

Les infortunés furent tous pris au saut du lit, dit-on, aucun d'eux n'étant matinal; puis conduits à la pré- fecture de police !

Là, ayant tiré de sa poche une simple feuille de papier timbré, et s'étaut armé de son écharpe, Tofficier public qui les avait arrêtés lut ce qui suit :

<( Nous, préfet de |)olice, etc., etc.,

« Attendu qu'il a été démontré que le^ sieurs. . . ( suivent les noms

388 DERNIER CHAPITRE.

» au nomhre de onze) n*ont pas rougi de faire cause comiimne avec '< les Bêles, d'emprunter leurs idées, leur langage el parfois leur esprit ;

» Attendu qû*il n*a pas tenu à eux, par conséquent, que la société " humaine ne fût bouleversée jusque dans ses fondements ;

H Ordonnons que les susnommés seront, dès demain, punis par " ils ont péché, c'est-à-dire traités en Bêtes (tant pis pour eux), « transportés au Jardin des Plantes, et incarcérés, chacun dans une « des cages de la ménagerie, aux lieux et places des Animaux dont <• ils se sont faits les interprètes et les avocats.

« N. B. Les susdits ayant, de l'aveu de tous, abusé du droit « d'écrire, il est spécialement défendu, et ce sous les peines les plus « sévères, de leur faire passer des plumes, de l'encre et du papier.

» De plus, le gouvernement devant pourvoir abondamment à leur « subsistance... (ici quelques-uns des prisonniers essuient leurs lar- « mes), il sera défendu également de leur jeter aucune espèce d'ali- » ment ; les morceaux de sucre, les brioches, et même les pains de i< seigle, sont donc totalement interdits.

•f Pourtant, et par faveur spéciale, il sera permis à ceux de leurs a anciens amis, qui n'auront pas peur d'être mordus, de leur offrir » de temps en temps un cigare de la régie.

u AVIS.

u Les cages seront ouvertes de midi à deux heures, quand la tem- " pérature le permettra.

« On recommande aussi aux curieux de ne point trop agacer les A nouveaux hôtes du Jardin des Plantes, ceci pouvant, malgré les n précautions qu'on a prises, n'être pas sans danger. »

Quand cet arrêt barbare fut exécuté, on s'aperçut que deux cafies étaient restées vides.

nindc luul lu» cuncui at ne jn^, ^cw •"

Mui Mlu du lardin'det-FUnwi. rc poinl lani dincrr !. .

DERNIER CHAPITRE. 389

Comme toujours, les plus coupables avaient échappé à la rigueur des lois. M. Grandville n'était pas là. M. Stahl n'y était pas non plus. Quant au premier, on n'avait pas même osé l'inquiéter; on respecte qui l'on craint. Et quant au second, les recherches qu'on fit pour s'assurer de sa personne ayant été vaines, l'opinion générale fut que M. Stahl n'avait sans doute jamais demeuré nulle part ; qu'il n'était personne, ou que, s'il était quelqu'un, ce ne pouvait être que quelque véritable Animal auquel il avait paru plaisant de se faire passer pour un Homme et d'en prendre momentanément les allures.

« Ma foi. Monsieur, dit à l'éditeur du livre incriminé le commissaire de police à bout d'expédients : qui dit éditeur, dit responsable. Ou livrez-moi celui que je cher- che, ou souffrez que je vous arrête. » Et, sans autre forme de procès, l'on s'empara de vive force de M. Hetzel. <' Rappelez-vous, lui dit le commissaire de police en re- fermant sur lui les portes de la cage qui avait été destinée à M. Stahl, que tant que le vrai coupable ne sera pas en- tre nos mains, nous ferons de vous ce que nous aurions fait de lui, comme si vous étiez lui-même. »

Huit jours après, on lisait dans presque tous les jour- naux de la capitale la note suivante :

« Onze nouveaux Animaux* dont l'espèce n'a encore été décrite ff IMir aucun naturaliste, mais auxquels on s'accorde assez géoérale- « ment à donner le nom de Littérateurs, ont été substitués, dans les

380

DEKNIER CHAPITRE.

1 cages ul cabaues du Jardin des Plantes, aux lâuns, aux Ours, aux

Tigres, aux Panthères et aux Anes, lesquels, ayant cessé d'exciter <• la curiosité publique, ont été admis à faire valoir leurs droits à " la retraite. Le Jardin des Plantes présente un aspect inacc4(u-

tumé. Les vétérans ont peine à contenir la foule. Parmi les curieux, « on a remarqué les anciens pensionnaires du Jardin, et ceux des

Animaux de la province et de l'étranger qui ont pu se soustraire à « leurs travaux quotidiens. La vue des nouveaux bâtes du Jardin semble piquer au plus haut point leur curiosité.

TABLE DES MATrÈRES

CLASSEMENT nRS RESSIINS.

■■oeaa mn KÉvoLvnew; p.-j. srin.

El l'inirhige loi conlt i Pfnine, ci-mpinyt de Bfnnnl. qnl pmnil t II nMicIle

rMicHon iti rollM »nrnre plan tnrlet. (R«l<rrf, tnJf .] En mtrUa I

Vugi tto Men (nM. nonKlgnenr. pour (onipinr. (^nAm'. Bitl tt LtMr, ttnip.] Polnl lie tritt poor c«* initm. qui poor une miMnblp laliTnitkni en pnoimn

•eriM. fit. (Caf*^, wsïp.] M s'afll [u d'iborcr ict. nuii ic mnrdrc. {Thièbaidl, actif.) yow le Jnroitt... l'^rlTreni lou 1m ronjnr^, (Brufiur, Ktlf.) On imne un ronra ronplfl de polllhi» sur [m mimllleii. [Ciàtnil. iculp.) On ne wit d'oh il« tiennrnl, ni tf p'ils i'rii>iit, niil< un \fv, nnil; Mime rnnilinrr:

[AilH*; Btil n LtMr. ênif.) Ckirnn M doil » u ftUit.lTaminfr, tnilf.] En rfi'OiDpenK de h belle rondDile. le rironl '** i fi* buiiii* wnmit. (Aiilrtii;

ttnl tl Ltlmr. tnlf.) Vn Elérhini le btlan^ii. [r.<iikauli. mlf.) One poinleDI faire le» iroain l^m da prlnre Boirdun rnnire relie inpenflnblr

inFailerle. [Bnftai, mlpi.) l-e bnrein des rérlaiulliins tit déMDiplil r». [TtmiBer.ttilf.) Iloe bonne plilc [wimtl enmre imrer le irlmnpbe dr« bon piinripet. [Hnitl, «■.) O* meMiein en Mateni II qund la pane d'rn bi« lola en feiat*. (Jtnf»r, tiUf.) I le dtpaljlkin des nolables Animant du Jardin, [Atirar, Bal a

LtiBir, lailf.)

[CntUtr, unir.)

Au wie qBl eabelHl I

ri LiliHT. irttp.

% piM tain>«>.

re flaHeor irrBflllti «

Druide (arllt. vie |^ié« CI pnblk]» de* Anlnuai. [TtmMer. tftlr-)

mAFAUSI. -

U ddjro it» Grapladi. (TitwM<r. uidf.) H^riuon, luitYlll caiirlMiir >1 Jnuli tl en ftii. (Ci(M, tn(^.) Ln€iiMrdi l'onl hlfn (usM, Urdin^ lirr. lire... [Àtirtm, Bal tl U ABMi In Mjmolln mnaikunK-HIci \t jm de rel idigr. ru. {*

UUàr, ttmlr.) On j rnrill TortoM ^lllbrlitci. (Brvfiuf, m/^.) ïl«, l'tfmiïBt-ïlle». lej»nlinde»Tdlerie»:... IBraUre, Kaif.) Allsni, en roole, niiiTilse tron|ie! leiull de crier le hralil, el U naien d'égaler Pionj EInler. {Bnnfrt, inlf.] NiDin KiDiuuras. [Tamltitr, mdf.) Oull le (ombal I nnlnure de deni Hannelons inDéi jaiqa'iui dénis. (Àndrtw, I

el Lthir, tnlf.l La fonrri^re. iHrufiul. Kalf.^ Frlleiue, demolwlle Leiretle. ITtmiiitr, iful/.l Je mit bien (onlente de TOD^ inul Jllei-mu* itolr des iirllnes. {AmlrtiF, But

UlBh. tnlp.) Le ■«Min-Phhenr. {Braitrt, mlf.)

. 'Brfnùl, Kaif.'

PiuL Di Hraiir.

Il T 1 dex Gi»|irt I Une Ullle qal... lAndrew, Bal «f LtUHr, tnif.) Un HtDBelon fort répandu dini ■■Htde. (TaHwwr, inlf.\ Le moru» déhnli par imbi arrords Toiidroranti. {Heagtl, icnlf.) Une loile qui repréieniaii ane ktuuie de tes lanes qne le mlcracciipe »lalK iè- «Mtre. (Ànirew, Bal tl Ultir, •etlf.)

les écoles. {André», Bal el L Prtcieiue lnufc. L'Onniie ta U ponnii s'ichm en dépll de leurs n Le TouuB se imiall le nei Irop gros, l'Autruche, U Ulc tt

fiuf. $eMlf,i Il pr^pin sfs JiDlramrNIs. m rlisuiTer drogws. Bngmi. nr

i-u nmnt dk cisra n-mis ovatvb («avçaisb. p.-t. stiui..

Elle Umii perdu, eicepit ses six dalgts qni !■ font vivre el a jolie Agure qnl ne

glle rien. lAtdreu, Bal a Uloir, icilp.) Il Faltul le voir filra te gros dos qaioa NuDifl, toimin, filles donc

dira, Ktif.) Lève-toi el snis-ool, diiùl 11 peniKre luli, celle de moD midi

{Breritri, ic*lp.) J'Mib piresMaM. {Bngiui, tc*tf.) J'eus le nunchoo. iA*irae, Bai et Ltlair, talf.) Le basird me donnl mie sinfullère rivalei c'élill une Cklnul

Pecbjlj. {TûmiMer, MCalp.) Tus l'tlnaleiil éperdnnenl ei passileni les nnlts ei les jours a

tari, m/f ,1

r.p.

vxMT wu onsAax. motan ». uimssi» nodiu.

Je ronOe DU Mire 1 aa 0]aeta it jnage. iHanfel. mlp.)

1*7

Ce BUlin, J'jl déjeuné itec Je plus itmablc (tinlrar qoc j'aie eDlemla. {Br%rul, te.)

IM

Un ïtfUï Pemiqiel. (Bni#«i(. #r«(^.)

HH

Aimable ailcnr. qii henc d'OM nain el qii écril de l'anlre. (7in«in>r, mlf.)

3M

LaUUaUmi tUliaDreuM. no dea pcllla élall lombè par cem. {BnpM. $e1f.)

XN

Un bnmnoier. (r<uu>i«r, mfp.l

3(9

La belle^nère al d'une aiilMlt ridicile el Ueni aea miea dans an ndaTige «n-

Irfet. iBn,gmri. ^,.^

MS

Apres elle, ine je«ie Bécaaae fort UmMc a chanlt nr in air de >a conimllii».

(TtmtHer.inlp.i

î«

A

1

El en cei inMmi, la dernière garnie de aaiig iiui avali inimt mon uirps t'arrtia dt»

i

mn reine». (ih-.,«/. «./,.,,

Î2I

To« jeune. Il a'ttaJl iroBv* orphelin. {Btnurd. x.lp.

tss

El en la royail dant loa prlll ménage, tharoii disait d'elle -, u ttegardei donc ronae elle eal heorense. » (Anniuf. tnlt,)

SS7

U. mil et JiHir il rtiall. .Bninol

tJ» AKOVal ■■ HUX ÛTBI Dl BlIJkC

Le pnri'rMenr Cranarlns. iRnifrr. •ril^,!

Rtle leali ckiRte 1 ta pierre tu- laqielle elle s'tlali iniR. IBru/mi, talf.)

Arrière. baj*d»re« inpire):... Snri&t a yerlmi, icalf.)

Le Voliore. totme le choléra en IS3S. passait en se nourtsaanl de nxinde. (Brt- Titre. KHI,.,

le bal de ee «leeple-cluie éuii... iBriguel, iftlp]

De nunhreui soldai! habilla de ginnrv. absolument codune des aoldatirnnçau, pr- iaient les aborda. Rtfgtl. if'ljr,i

Le Niaocanipe. {Brufiul, utlf.)

Jarpeado Bi aweolr sa cbérc bien-ainée aur un coumId de ponrpre el traversa le lac.

Madeuolsi'lle Pigiiiieati. {Tamîùi

VB KT vmtmtomM ■■iiowmnM vos ravona. •'■-J- srii

Ti tcui Jouer, }oMilonr. nw dll-elk. {Bmtmn, tnlp.)

L'll« In Plnfiiiliii. (André», Btm el Uleir. naïf.)

Ha Mil des Légimn. ntaùler. teulf.)

Ut koDBCi mèn« tOBtHCM tuienl de viellln QmleiTrei. iRau^tl, tcmlp.)

Cm qui ne domuteul pu bUllilcDi w lUdeil UUtar. IBngnai, ttlf.)

An soilier de llris, Nirtclul llb, cordainter poar bonmn cl tau renimes.

Le roi ta PingODlu. (RohI. >^r- Ce bon roL Mail xmli ur une pteire q Ne 11 IroiJiei-ToaipMjalieT (!

S Hi lA «imAva. cuilu Nonn.

m peu pr««, on e>l bien Aère StM Girafe. (AMftf, (c.)

Td D'à pas mon Ali. m n'es pu on Herte. [Caw

L'one tUil une pcllle Pie fan bien nouteU^ el rilrèDevenl roquelle. (Atireir,

Bal el Utair. fctip.] Pendinl qu'elle p«rl*il, je m'tuls Hnleié an peu de cOie. {Àmlrir, But el Ltleir. ir.) le toii, rCpondll l'incanuii. le pind pDtlt KKiLapn. {Àvlrew. Bal tl Lelalr. «-.) Tool le nKinde se ranthiil. eu. (f)gii;er, tnip.) Ma lOMne ^liil uiie vlHlIr Colombe iumi sMit qu'ntie Himorltr raolUïe. [Roaiit. w.)

"I 1

I Tina jtniis 1 Inmi, jt le fib nduu

Ceulnl des Grives. (KgiifiV, u-nlii | Ab! pirUen, 4fi l'uni d'cU» 1 riiin. i

d'nii Mcric bliiï. {0i<(('toi, ifi'r.) Nhi re(ilm« J) bénédltUan nipUnle d'un réTércnd pèr« Carmonn. (Qmirtt*, ictlp.) Je murquil, en cDlnnL im croate bumeillc umtc pleine d'an» n[*t* de mile ftlti

itft de U firlne, etc. (Àvlnir. Km el Leitir, tenif )

74751T5Z

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